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20 juillet 2025
par Mamadou Ndiaye
TOUTES VOILES DEHORS !
Comment comprendre que de la bouche d’une enfant sortent ces propos : « Mon foulard est mon identité. Je mènerai le combat jusqu’au bout ! » Quel combat entend mener cette adolescente à la voix chevrotante ?
Autour de l’Ecole rode la morale de Gribouille : frapper fort en sonnant du clairon pour ameuter et susciter la louange, la flatterie ou la menace ! Certes une hirondelle ne fait pas le printemps mais l’interdiction frappant le port du voile au sein de l’Institution Sainte-Jeanne d’Arc risque de déborder son lit. Au nom de la cohésion nationale, l’Etat offre des faveurs à toutes les confessions, donc aux religions.
En revanche, il se tient à équidistance des chapelles pour légitimer son statut de puissance publique mais aussi et surtout pour sanctifier son caractère laïc. Oui, notre République, s’appuyant sur un pouvoir issu d’élections, prône la laïcité qui à son tour, s’appuie sur le principe de la séparation de la société civile et de la société religieuse. Les libertés de culte et de conscience structurent cette laïcité complétée par l’égalité de tous devant la loi (toutes croyances et convictions confondues).
Or, qui dit liberté dit choix. Lequel est consubstantiel à la citoyenneté dont le lieu d’élaboration demeure justement l’école, fille de cette laïcité d’inspiration Jules Ferry. Homme d’Etat français et figure de proue de nombreuses réformes de l‘enseignement, il s’est ainsi attribué la plus emblématique d’entre elles, celle de l’obligation scolaire plus précisément.
Comment débusquer la vérité dans ce qu’il est convenu d’appeler le feuilleton de rentrée ? Qui a intérêt à dramatiser une actualité somme toute banale ? Pourquoi divertir les opinions quand la vie ressemble à une tragédie ? La manifestation de vendredi dernier visait-elle à maintenir le suspense ou allait-elle être le reflet de la réalité ? A force d’agiter la stigmatisation, ces demoiselles en foulard font-elles fuir le public ou élargissent-elles la plateforme de sympathie à leur égard ?
En clair, il s’agit d’un mauvais procès fait à un établissement dont le seul tort est d’organiser son modèle d’enseignement en l’assujettissant à une discipline, à une rigueur, en un mot à une gestion préventive des excès. Céder à l’émotion équivaudrait à laisser apparaître la fragilité de notre système éducatif, sa vulnérabilité et peut-être même le précaire équilibre qui le caractérise. Seules 22 élèves sur un effectif total de 1 740 lycéens protestent contre le règlement intérieur de l’Institution après l’avoir signé préalablement ! De ces vingt-deux, dix-neuf sont de nationalité libanaise.
Si l’Etat assure la transparence (qui est un des ses attributs régaliens), la fièvre pourrait retomber aussi vite qu’elle était montée. A son tour, l’Institution, à travers ses ordres d’enseignement ainsi que son personnel d’encadrement s’emploierait à exercer avec beaucoup de compétence. Ce qui, au finish, exigerait beaucoup plus de lucidité de la part des citoyens. Naturellement, de part et d’autre, la vigilance s’impose. Elle est même requise pour tenir l’école à l’écart des crispations identitaires. Surtout lorsque celles-ci prennent racine dans un univers plus complexe avec des ramifications emberlificotées risquant de plomber notre projet de vie en commun dans l’acception de nos différences. Le Sénégal claironne partout que sa société est riche de sa diversité. Doit-on dès lors permettre, au nom du droit à l’expression, l’éclosion de divisions au sein des couches sociales en quête d’intégration ?
« Dans ton école il y a des musulmans, des juifs, des chrétiens ? », demande un bourricot. « Non, dans mon école il n’y a que des enfants », répond l‘autre avec un admirable sens de la répartie. Cet échange, fictif ou factice, donne la pleine mesure de l’imbroglio dans lequel les adultes, pour des motivations inavouées, filent aux enfants des messages qui ne sont ni les leurs, ni de leur âge encore moins de leur imagination juvénile. Sinon comment comprendre que de la bouche d’une enfant sortent ces propos : « Mon foulard est mon identité. Je mènerai le combat jusqu’au bout ! » Quel combat entend mener cette adolescente à la voix chevrotante ? Dans le contexte académique, le seul combat valable est la réussite scolaire. Il est fort à remarquer l’élève en question ne soulève pas une question d’intégration dans la société sénégalaise. Autrement dit, la confrontation revêt une signification qui exclut toute implication du Sénégal.
Ces filles, d’extraction étrangère, affichent leur voile non sans fierté alors que pour d’aucuns, elles subissent l’arbitraire dicté dans leur pays d’origine. Porter par substitution une lutte d’une autre dimension expose les enfants et dévoile les projets cachés de ceux qui avancent masqués. Veulent-ils se servir de l’école comme « d’un nouveau périmètre d’affrontement idéologique » ? Il est temps de se regarder. Un peu. Car, faute d’extension du champ d’action de cette vigilance, l’école cessera d’être le creuset de la citoyenneté républicaine pour n’apparaître finalement que comme l’enclos de rivalités d’une autre époque.
L’école sort-elle indemne de ces bras de fer ? Elle sait se défendre, laissée à elle-même. D’autant que les outils à sa disposition (lois et règlement, projet, dessein, mission, ambition et objectifs confondus) la protègent des incursions fréquentes de ceux-là qui veulent imposer les signes religieux dans l’espace public. En France, la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, en 1905, avait, dans la foulée, interdit le port de la soutane chrétienne non sans une véhémente protestation du clergé français. Le Conseil d’Etat avait annulé la plupart des arrêtés d’interdiction des vêtements religieux chrétiens pris par certains maires anticléricaux.
Aux termes de longues péripéties, il est établi que la « République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. » Toutefois, les pouvoirs publics tergiversent sur la nécessité d’une loi quand bien même ils agitent fréquemment l’interdiction législative de signes religieux « ostensibles » à l’école, au collège ou au lycée.
Un guide religieux bien en cours donne la sentence : « les filles voilées de l’Institution Sainte Jeanne d’Arc ont tort et leur obstination est déraisonnable. » Sans appel !
par Amadou Lamine Sall
QU'AVONS-NOUS À APPORTER APRÈS CHEIKH ANTA DIOP ?
Bachir c’est Bachir : d’abord l’humilité, un puissant et somptueux esprit, ensuite. Boris c’est Boris : d’abord un militant, ensuite un militant, enfin un bel esprit qui aime déconstruire
Le hurlement soulevé par Boris contre Bachir n’a pas lieu d’être ! Nous n’allons pas retourner à ce qui est un acquis pour le grand Cheikh Anta et l’Afrique ! La pensée critique est fondamentale et Bachir en use avec bonheur, doigté et un sincère respect pour le lumineux gardien du Laboratoire Carbone 14 ! Je viens de lire ici sa haute et appétissante réponse à Boris. S’il n’est pas dans la vérité, sa confession et son argumentation sont éclatants ! Bachir c’est Bachir : d’abord l’humilité, un puissant et somptueux esprit, ensuite. Boris c’est Boris : d’abord un militant, ensuite un militant, enfin un bel esprit qui aime déconstruire. Entre Boris et Bachir, c’est le même champ, mais la semence n’est pas la même encore moins le mode de labour. Je salue en eux, deux fils estimés du Sénégal.
Le plus important finalement, c’est qu’avons-nous apporter après C.Anta Diop ? Quelle est notre part dans la mise en orbite de nouveaux concepts opératoires pour l’Afrique ? Là est le vrai débat. Je salue l’esprit tranquille, la pensée considérable et élégante de Souleymane Bachir Diagne. Je salue la fidélité politique et militante intraitable de Boubacar Boris Diop à chaque fois que le nom de Cheikh Anta Diop surgit d’un texte. J’en sais quelque chose, puisque je réponds à Boris dans mon livre : « Senghor : ma part d’homme » sur une surprenante, inutile attaque contre Senghor, disant avec beaucoup d’imprudence que Sédar était périssable et Cheikh Anta éternel. Notre soeur Penda Mbow m’avait même interpellé, avec beaucoup de sagesse et de bonté, sur ma réponse à Boris. Mais, nous avons besoin de cet esprit rebelle et libre.
Que Dieu garde Boris et qu’Il garde Bachir. Nous sommes fiers et heureux de compter dans notre pays deux enfants de l’oxygène avec de si belles plumes.
QU'AUGURE LE DÉPART DE JOHN BOLTON DE LA MAISON BLANCHE ?
POINT DE MIRE SENEPLUS - René Lake évoque sur la chaîne de télévision américaine VOA, le limogeage ce mardi du conseiller à la défense du président américain et ses implications sur les questions iraniennes et nord-coréennes, entre autres
Le président américain Donald Trump a annoncé mardi, d'un tweet, le limogeage de son conseiller à la sécurité nationale John Bolton avec lequel il était en désaccord sur nombre de dossiers, de l'Iran à la Corée du Nord.
"J'ai informé John Bolton hier soir que nous n'avions plus besoin de ses services à la Maison Blanche", a tweeté M. Trump, à peine une heure après l'annonce par l'exécutif d'un point de presse auquel devait participer M. Bolton en compagnie du secrétaire d'Etat Mike Pompeo.
"J'étais en désaccord avec nombre de ses suggestions, comme d'autres au sein de cette administration", a ajouté le président, en évoquant cet avocat de formation connu en particulier pour sa moustache.
"J'ai demandé à John sa démission, elle m'a été remise ce matin", a-t-il poursuivi, assurant qu'il nommerait son successeur la semaine prochaine.
D'un tweet laconique et énigmatique, M. Bolton a simplement indiqué qu'il avait proposé de présenter sa démission lundi soir et que le président lui avait répondu: "Parlons-en demain".
Ce limogeage spectaculaire intervient dans un climat particulièrement tendu entre les Etats-Unis et l'Iran, dossier sur lequel Donald Trump a envoyé des signaux contradictoires ces dernières semaines, entre extrême fermeté et volonté de négocier.
EXEMPLAIRE RWANDA
Alors que la xénophobie bat en brèche l'idée d'une certaine hospitalité sur le Continent, le pays présidé par Paul Kagame envoie un signal diamètralement opposé en accueillant 500 migrants bloqués en Libye
Le Point |
Viviane Forson |
Publication 10/09/2019
Le président rwandais avait proposé dès novembre 2017 d'accueillir des migrants africains bloqués en Libye, dans la foulée d'un reportage de CNN montrant ce qui ressemblait à un marché d'esclaves. Deux ans plus tard, son pays est passé aux actes ce mardi 10 septembre. En effet, le Rwanda vient de signer à Addis-Abiba en Éthiopie, un accord avec l'Union africaine (UA) et le Haut-Commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR) en vue d'accueillir en urgence des réfugiés et des demandeurs d'asile bloqués en Libye. Un accord que l'UA espère bien pouvoir répliquer avec d'autres pays du continent en solidarité et surtout au vu de l'urgence de la situation des réfugiés alors que le conflit s'aggrave en Libye.
L'évacuation des migrants hors de Libye, une épine dans le pied de l'UE
Il faut dire que, après l'attaque aérienne à Tajoura, le 3 juillet dernier par des forces opposées au gouvernement international reconnu à Tripoli qui a tué plus de quarante personnes dans un centre de détention de la capitale, la pression s'est accrue sur la communauté internationale, notamment sur l'Union européenne. En effet, les gardes-côtes libyens formés par l'UE ont joué un rôle déterminant pour empêcher les migrants de traverser la Méditerranée, mais ceux qui sont empêchés de faire le voyage sont ensuite envoyés dans des centres de détention. Des groupes de défense des droits humains ont documenté de nombreux cas de viol, de torture et autres crimes dans ces locaux, dont certains sont gérés par des milices.
Ce mardi encore, le Haut-Commissariat pour les réfugiés de l'ONU a déploré le surpeuplement de son centre d'accueil dans la capitale libyenne, réclamant plus de places dans les pays d'accueil pour y réinstaller les réfugiés vulnérables. L'organisation affirme que son centre de rassemblement et de départ à Tripoli est aujourd'hui « surpeuplé ». Mille personnes y sont hébergées pour une capacité d'accueil de 700, selon la même source. Créé en décembre 2018, le Centre de rassemblement et de départ du HCR sert de point de transit pour les migrants et réfugiés, détenus arbitrairement et identifiés comme « les plus vulnérables », pour lesquels une solution a été trouvée en dehors de Libye.
La proposition d'évacuer volontairement des migrants vers le Rwanda aiderait à faire face à la « politique de détention généreusement inhumaine à laquelle sont confrontées les personnes débarquées en Libye », selon une lettre envoyée le mois dernier par l'Organisation internationale pour les migrations et le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés. Cette lettre était adressée à Federica Mogherini, la plus haute diplomate de l'UE, et à Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l'Union africaine.
Ce que propose le Rwanda
L'offre de Kigali apparaît donc comme une réponse inespérée pour l'UE. « Nous recevrons un nombre initial de 500 [personnes] dans quelques semaines », a déclaré Hope Tumukunde Gasatura, représentante permanente du Rwanda à l'UA, lors d'une conférence de presse au siège de l'institution panafricaine. Plus précisément, le premier groupe qui doit rejoindre le Rwanda d'ici quelques semaines est « composé principalement de personnes originaires de la Corne de l'Afrique », ont précisé l'UA et l'ONU dans un communiqué. Elles seront accueillies dans le centre d'accueil de Gashora, dans le district de Bugesera, l'une des sept provinces de l'est du pays. Le centre sera géré par le ministère chargé de la gestion des situations d'urgence, en coordination avec le HCR, qui financera intégralement les opérations d'assistance au Rwanda, avant qu'ils ne soient relocalisés dans d'autres pays ou, s'ils le veulent, dans leur propre pays. Germaine Kamayirese, la ministre chargée des mesures d'urgence, a déclaré à la presse à Kigali que certains réfugiés « pourraient recevoir l'autorisation de rester au Rwanda ». Les migrants choisis pour cette relocalisation sont un mélange de demandeurs d'asile, de mineurs non accompagnés, de réfugiés, d'immigrés économiques et d'apatrides. La plupart des Éthiopiens et des Somaliens préfèrent aller au Rwanda. Pays enclavé de 12 millions d'habitants, classé parmi les plus peuplés d'Afrique, le Rwanda accueille déjà environ 150 000 réfugiés de la République démocratique du Congo et du Burundi voisins.
Accueillir jusqu'à 30 000 réfugiés
L'ONU estime que 42 000 réfugiés africains se trouvent actuellement en Libye, a affirmé Cosmas Chanda, représentant du HCR auprès de l'UA. « Nous avons désespérément cherché des solutions pour ces gens. [...] de moins en moins de pays à travers le monde sont prêts à accueillir des réfugiés », a-t-il dit. La plupart sont des réfugiés et des demandeurs d'asile. Le voisin de la Libye, le Niger, accueille depuis 2017 plus de 2 600 immigrants évacués de Tripoli dans le cadre d'un accord conclu avec l'UE pour enrayer le flux. Le pays a reçu plus de 350 000 dollars du Fonds fiduciaire d'urgence de l'UE pour l'Afrique afin de l'aider à renforcer la gestion de ses frontières et à éliminer les réseaux de passeurs clandestins.
Les vols d'évacuation vers le Rwanda devraient commencer dans les prochaines semaines et seront effectués en coopération avec les autorités rwandaises et libyennes. Le gouvernement rwandais se dit prêt à accueillir dans son centre de transit jusqu'à 30 000 Africains bloqués en Libye, mais uniquement par groupes de 500, afin d'éviter que le pays ne soit débordé. « C'est un moment historique, parce que des Africains tendent la main à d'autres Africains », s'est réjouie Amira Elfadil, commissaire de l'UA aux Affaires sociales. « Je suis convaincue que cela fait partie des solutions durables ». Depuis l'année dernière, le Rwanda a commencé à délivrer aux réfugiés des documents de voyage internationaux afin de faciliter leur circulation à travers les frontières, à l'exception de leurs pays d'origine. Le pays a également commencé à délivrer aux réfugiés des cartes d'identité remplaçant les documents de « preuve d'enregistrement ». Les identifiants leur permettent de se déplacer librement dans le pays et d'accéder aux services sociaux et aux emplois.
Le président Paul Kagame a pris l'engagement d'accueillir ces réfugiés, à la suite de révélations accablantes de la chaîne américaine CNNattestant que des dizaines de milliers de personnes de toute l'Afrique étaient non seulement bloquées en Libye après leur tentative infructueuse d'atteindre l'Europe, mais qu'un grand nombre d'entre elles étaient soumises à l'esclavage.
FORCES ET FAIBLESSES DE QUELQUES POTENTIELS PRÉTENDANTS À LA SUCCESSION DE MACKY
La succession du chef alimente de plus en plus les débats, malgré l'interdiction d'évoquer la question. Zoom sur les noms qui aimantent le plus les passions apéristes
C’est à la mode. Des groupes WhatsApp, il s’en crée toutes les secondes. La sphère politique n’échappe pas à la règle. Interdits d’épiloguer, en public, sur la succession de leur leader, en tout cas, avant la fin de son mandat, les camarades du Président qui entame son second et – théoriquement – dernier mandat, se retranchent dans ces espaces fermés pour discuter, en privé et en relative sécurité, de ce que sera le futur de leur parti quand le Président Sall aura épuisé ses cartouches. D’ores et déjà, des noms y circulent. Focus sur les atouts et limites de ces prétendants à l’héritage dont les identités circulent sous le manteau.
Abdoulaye Daouda Diallo
Il est ce que l’on pourrait appeler le pionnier. Un des rares membres de l’actuel attelage gouvernemental à avoir compagnonné avec Macky Sall quand ce dernier était devenu infréquentable, le maire de Bocké Dialloubé (nord du pays) avait tout lâché – ou sacrifié – pour tenter l’aventure de l’opposition. Secrétaire général de l’Ipres quand Macky se faisait débarquer du perchoir de l’Assemblée nationale, Diallo n’a pas hésité un seul instant à prendre la carte de l’Apr et contribuer à l’implantation de ses bases dans le nord. Naturellement, le bâton de Wade ne tarde pas à s’abattre sur sa tête. Réduit au rang de simple agent des Impôts et domaines, il est confiné dans un réduit sous une cage d’escalier où il subit, de la part de ses supérieurs dont un certain Amadou Bâ, Directeur général des Impôts et domaines, misères, brimades et humiliations. Elu à la magistrature suprême, c’est tout naturellement que Macky Sall fait appel à lui pour occuper le poste de ministre délégué au Budget. Son ascension dans le gouvernement ne surprend guère les connaisseurs de cette relation tissée dans l’épreuve.
Recevant des apéristes de Podor, alors que la guerre des tendances fait rage dans la formation marron-beige au niveau du département, le Président de l’Apr lui tresse des lauriers qui font pâlir de jalousie ses adversaires au sein du parti. «Ablaye (Abdoulaye Daouda Diallo, Ndlr), c’est mon Ablaye. Qu’il pleuve, vente ou neige, je sais que je peux compter sur sa fidélité», déclare- t-il à la Salle des banquets. Mais, cela suffit-il à en faire un successeur dans un parti où ses camarades ne vont pas lui faciliter la tâche ? Non.
D’une discrétion qui frise la timidité, il est décrit par beaucoup de ses camarades de parti comme quelqu’un qui «manque d’ambition », distant et lent à l’allumage, notamment dans la prise de décision. Son leadership a été fortement bousculé par un venu de la 25ème heure, Cheikh Oumar Anne. Il a fallu toute l’autorité de Macky Sall pour que l’actuel ministre de l’Enseignement supérieur accepte de fumer le calumet de la paix avec lui. Qu’en sera-t-il quand le chef sera fragilisé par l’approche de la fin du mandat où son autorité va, inexorablement, s’étioler ? De l’autre côté, il lui est reproché un manque de volonté dans la promotion des cadres de son patelin. Hormis quelques modestes postes de sous-préfets ou d’adjoints au sous-préfet, résultat de son passage au ministère de l’Intérieur, c’est le grand désert. Ce qui fait de lui un géant aux pieds d’argile qui, au moment d’évaluer ses forces, ne pourra pas compter sur grand monde.
Aly Ngouille Ndiaye
Maire de Linguère depuis 2014, ville où il a détrôné un baron du régime défait, le ministre d’Etat Habib Sy, l’actuel ministre de l’Intérieur est crédité d’une base fidèle qui lui obéit au doigt et à l’oeil et avec laquelle il entretient une relation fusionnelle. Son passage à la banque lui a permis de se constituer un solide budget de guerre avec lequel il a conçu un réseau de mutuelles de crédit et d’épargne, une radio communautaire et d’autres instruments de promotion qui l’ont rapproché du bas peuple. S’y ajoute un franc-parler qui détonne et une proximité avec les médias qui fait qu’il ne rechigne pas les interviews, contrairement à une vieille habitude des ministres de l’Intérieur. Ce qui lui a, d’ailleurs, valu quelques ennuis quand, sur la 2s, il a fait part de sa volonté de faire en sorte que ses militants s’inscrivent massivement pour réélire son candidat. Toute vérité n’étant pas bonne à dire, sa sortie donna des munitions à une opposition foncièrement convaincue qu’une élection propre ne peut se tenir avec un ministre de l’Intérieur politique et, de surcroit, responsable du parti au pouvoir. Cette franchise faillit lui ôter des plumes et fut perçue comme un défaut dans le monde feutré et hypocrite de la politique où il vaut mieux avancer masqué, dire le contraire de ce que l’on pense si on est habité par une ambition de carrière.
Autre défaut qui pourrait s’inscrire à son passif, le fait que, quoique membre de Macky2012, Ndiaye n’en demeure pas moins qu’un rallié dont le mouvement de soutien ne s’est fondu dans l’Apr qu’à la faveur de l’élection de son chef.
Amadou Ba
Haut-fonctionnaire du cadre des Impôts et domaines, Amadou Bâ a blanchi sous le harnais des régies financières. Une carrière qui lui a permis de tisser un solide réseau de relations dans le monde de la finance, de l’associatif, du sport, du business et une bonne entrée dans les familles maraboutiques. Il est crédité d’une fortune colossale et de solides relais dans la sphère médiatique et dans le spectre économique où beaucoup de patrons rouleraient pour lui. Mais, également, une certaine proximité avec la Première Dame avec laquelle, il a mené, tambour battant et au pas de charge, campagne à Dakar pour la réélection de son époux. Tache noire pour l’ex-argentier de l’Etat, ils ne sont pas nombreux, hors de Dakar, à pouvoir mettre un nom sur son visage.
Mahammed Boun Abdallah Dionne
Entre lui et le président de la République, les relations dépassent le simple cadre professionnel pour déborder sur le terrain familial. Pour paraphraser Idrissa Seck, il n’y a pas place pour du papier à cigarette. Informaticien, ancien cadre de la Bceao, Dionne est un fidèle parmi les fidèles de Macky Sall dont il fut directeur de cabinet à la Primature et à l’Assemblée nationale, exécute, à la lettre, les ordres. Ce, sans reproche ni murmure. Bouclier utile, il a eu à jouer le rôle de paratonnerre pour le président de la République dans nombre de crises. Fidèle, discret et prêt aller au casse-pipe pour protéger son ami, l’ancien Premier ministre n’en traine pas moins certaines faiblesses dont le manque de charisme et une santé réputée fragile. Il revient d’ailleurs de Paris où il a séjourné, pour des raisons médicales, depuis le lendemain de la Présidentielle.
Mohamadou Makhtar Cissé
Il jouit d’une respectable carte de visite. Ancien pensionnaire du Prytanée militaire, il a fait ses classes à l’Ena d’où il est sorti comme inspecteur des douanes. Inspecteur général d’Etat et membre du cercle des intimes du président de la République avec qui il lui arrive de partager les repas, il a été, depuis l’élection de ce dernier, tour à tour, directeur général des douanes, ministre du Budget, Directeur de cabinet du président de la République avant d’être promu Directeur général de la Senelec où son passage est toujours chanté. Inspecteur général d’Etat, il a régulièrement démenti être intéressé par une ambition présidentielle. Sauf qu’il ne manque pas de Sénégalais pour douter de ce serment. Au cas où il changerait d’avis, il lui faudra se départir de ce vernis techno, sortir des frontières de la capitale et de son Dagana natal pour se forger une popularité hors des zones urbaines.
Aminata Touré
C’est la seule femme du bataillon des successeurs potentiels. Mimi est une historique de l’Apr qui a plafonné dans l’exécutif avec sa nomination comme Premier ministre. Pour avoir été à l’avant-garde du combat pour la récupération des biens mal acquis, elle s’est forgée une réputation de dure à cuire. Nommée cheffe du gouvernement, elle se fixe pour objectif d’«accélérer la cadence ». Un slogan qui lui vaut une danse dédiée par l’humoriste Samba Sine alias Kouthia. Au 9ème étage du Building, elle affronte les dures réalités de la politique. Ses contempteurs lui reprochent d’avoir un agenda caché et de nourrir l’ambition de ravir le fauteuil du chef. Sa défaite aux locales sera du pain béni pour se défaire de cette forte tête qui, malgré tout, a purgé sa «peine» avec sa nomination comme Envoyée spéciale auprès du président de la République puis Présidente du Cese.
Un obstacle sociologique se dresse sur son chemin : les Sénégalais ne sont pas encore prêts à élire une femme.
Alioune Badara Cissé
Lui, c’est le rebelle du groupe. Membre fondateur de l’Apr, il partage, avec Abdoulaye Daouda Diallo, une inoxydable légitimité dans ce parti. Numéro deux, de facto, ses relations avec Macky Sall se détériorent au lendemain de sa défénestration du ministère des Affaires étrangères. Il pousse la distance jusqu’à porter la robe pour défendre Karim Wade dans son procès devant la Crei. Les médiateurs de l’ombre réussissent à rabibocher les positions. Nommé Médiateur de la République, certainement pour le dompter, ABC n’en garde pas pour autant la langue dans la bouche. Une attitude anti-conformiste dans l’histoire des médiateurs. Même s’il ne le dit pas, pour des raisons statutaires, c’est avec un intérêt certain qu’il observe la guerre larvée de succession. Si l’envie le démange, il pourra s’appuyer sur un réseau fortement implanté dans la diaspora : les «Abécédaires».
Limites à l’ascension du Maître : son statut de Médiateur qui le met, pour un temps encore, hors du champ de la politique. Nommé en 2015, pour un mandat non renouvelable de six ans, il retrouvera la plénitude de ses «droits» civiques en 2021. Aura-t-il suffisamment de temps pour tisser sa toile ?
OÙ SONT LES LEADERS EN AFRIQUE DE L'OUEST ?
L'universitaire béninois John Igué, estime qu’il n’y a "plus de tête en Afrique de l’Ouest depuis le passage de la génération des Diouf au Sénégal, Alpha Oumar Konaré au Mali et Obasanjo au Nigeria. Les dirigeants actuels ne font pas le poids"
Le Monde Diplomatique |
Sabine Cessou |
Publication 10/09/2019
C’est la question que se pose avec inquiétude John Igué, 74 ans, universitaire béninois de renom, respecté pour son franc-parler. Professeur de géographie à l’université nationale du Bénin aujourd’hui université d’Abomey-Calavi, spécialiste des frontières et du secteur informel, ancien ministre de l’industrie et des PME (1998-2001), il dirige le Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale (Lares) à Cotonou, où Le Monde diplomatique l’a rencontré.
Auteur de nombreux ouvrages, dont L’État entrepôt au Bénin (Khartala, 1992), il n’y va pas par quatre chemins : il estime qu’il n’y a « plus de tête en Afrique de l’Ouest depuis le passage de la génération des Abdou Diouf au Sénégal, Alpha Oumar Konaré au Mali et Olusegun Obasanjo au Nigeria. Les dirigeants actuels ne font pas le poids, ni en Afrique de l’Ouest francophone, ni au Nigeria, ni au Ghana. La preuve ? Sur l’échiquier régional, on ne connaît pas le point de vue du Ghana, dépourvu de position alternative alors qu’il est entouré de pays à problèmes. »
Au Bénin, la fin de la démocratie
Sur son propre pays, dirigé depuis 2016 par l’homme d’affaires Patrice Talon, John Igué pose un diagnostic similaire. « Au Bénin, pays frondeur, nous sommes à la fin de notre expérience démocratique. L’actuel président est centré sur ses intérêts personnels et non ceux de la nation. Il construit son empire commercial et a complètement muselé le dialogue politique. Or, sans dialogue, le processus démocratique ne peut pas progresser. » Les dernières législatives, le 28 avril, se sont déroulées sans opposition et ont été marquées par une abstention record de plus de 77 %, outre la coupure du réseau Internet le jour du vote, une première. En cause : la réforme du code électoral, drastique, qui a fait exploser les prix d’entrée dans l’arène politique. Les partis doivent débourser la somme faramineuse de 380 000 euros pour faire valider un candidat à la présidentielle ou une liste aux législatives, au lieu de 22 900 et 12 700 euros auparavant.
« Les Béninois sont rusés et très accrochés à leurs intérêts, poursuit John Igué. Ils font comme si la situation actuelle ne les préoccupait pas, alors que c’est le cas. La plupart des journaux ne font plus leur travail d’information libre puisque leurs dirigeants sont achetés aujourd’hui. J’ai fait une émission à la RTB et j’ai été censuré, ce qui ne m’était jamais arrivé, même sous le régime révolutionnaire des années 1972. »
Un risque d’embrasement général
Ancien conseiller du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, qui lui avait demandé d’établir un club de veille autour de la paix en 2002, lors de la crise ivoirienne, John Igué ne cache pas son pessimisme. Trop de tendances lourdes s’entrechoquent en Afrique de l’Ouest : un essor démographique continu sur fond de croissance non inclusive, sans création d’emplois pour la jeunesse, créent les conditions d’une situation explosive. Le tout dans le cadre d’une géopolitique globale qui n’a pas intérêt à voir des États forts émerger. Alors que le putsch reste une menace sérieuse dans la région, les élections de 2020 en Côte d’Ivoire risquent de voir se rejouer une partie conflictuelle entre les mêmes acteurs qui s’écharpent depuis la mort de Félix Houphouët-Boigny en 1995 : Alassane Ouattara, l’actuel président et deux de ses prédécesseurs, Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié.
« Les mouvements djihadistes actuels ne sont que les préludes d’une Afrique qui va s’enflammer. L’espoir de paix durable n’existe plus en Afrique de l’Ouest, même dans les pays à forte proportion de Chrétiens comme le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. Les révoltes de Boko Haram et des mouvements djihadistes dans le Sahel ne sont que le début d’une situation qui va se généraliser d’ici 2050. Le Burkina se trouve déjà à terre, dans une situation pire que celle du Mali. Les mouvements djihadistes sont aux frontières du Bénin avec le Burkina et le Niger, et le phénomène risque de progresser vers la côte. Au Burkina, les jeunes se sont mobilisés pour faire partir Blaise Compaoré en 2014, mais leur déception alimente le mouvement djihadiste aujourd’hui.
L’avenir, c’est l’embrasement général, dans lequel vont émerger de jeunes militaires qui vont restructurer la société. Nos leaders d’aujourd’hui travaillent à cela sans en être conscients. Le cas le plus sérieux est celui de la Côte d’Ivoire. Si ce poumon économique de l’Afrique de l’Ouest francophone est atteint, que restera-t-il ? Alassane Ouattara ne fait que préparer cette mayonnaise, qui va prendre. Il n’a pas su faire la bonne lecture politique de la situation qui prévaut chez lui. Il n’a pas œuvré à la réconciliation et gère le pays avec une bande d’amis, tandis que Henri Konan Bédié et Guillaume Soro, ses alliés d’hier, sont devenus ses meilleurs ennemis aujourd’hui ».
Boko Haram, un foyer de conflit entretenu ?
L’Afrique de l’Ouest, terreau instable, reste par ailleurs une zone ouverte à tous les vents de la géopolitique globale. D’où la persistance de la secte islamiste Boko Haram au Nigeria, qui continue de sévir malgré la puissance de feu de l’armée nigériane.
« L’Afrique de l’Ouest est une maison sans porte, poursuit John Igué. Tout le monde peut entrer à tout moment, prendre ce qui l’intéresse sans qu’on ne lui pose aucune question. Nos chefs d’État ne contrôlent pas leurs territoires. Tous les jours, des gens sont tués au Mali, au Burkina, au Niger, au Nigeria — malgré la puissance de l’armée nigériane. Il y a des ambiguïtés derrière cette situation : l’armée ne peut-elle vraiment pas entrer dans la forêt de Sambisa (fief de la secte Boko Haram au nord du Nigeria, NDLR) et déloger les djihadistes ? Il suffirait d’une semaine pour régler le problème. Hélas Boko Haram est soutenu par un pan des élites riches du Nigeria du nord pour affaiblir le pouvoir fédéral. Beaucoup d’entre eux sont de l’armée. Boko Haram est mis en place à la fois par une partie des Nigérians et par des puissances étrangères pour empêcher le Nigeria d’atteindre ses objectifs en termes de développement et de puissance moyenne, ce qui fait peur à tout le monde. Il ne faut pas donner à ce pays très nationaliste la main libre de faire ce qu’il veut. »
Boko Haram, également financé par les pays du Golfe, souligne l’universitaire, jouit d’une certaine force d’attraction auprès des populations. « La mosquée est une zone d’influence qui n’est pas contrariée par les églises évangéliques qui essaiment partout, à la mode américaine. Les discours évangélistes sont fondés sur la recherche de la paix, tandis que les prêches dans les mosquées reposent sur la révolte contre l’injustice. L’agenda des mouvements djihadistes, qui sont aussi des mafieux, est d’empêcher l’Occident d’accéder aux ressources naturelles de l’Afrique, donc détruire les intermédiaires que sont les chefs d’État à la solde des grandes puissances. La jeunesse a intérêt à s’organiser autrement et aller à l’assaut des mauvais dirigeants, qui croient être à l’abri mais seront les premières victimes, les premiers à être tués. Ce qu’ils font maintenant ne les avantage en rien, ils sont dans le collimateur. »
Désir d’homme fort et géopolitique post-coloniale
Alors que Paul Kagamé, le président du Rwanda, jouit d’une certaine popularité en Afrique, en raison de son caractère « d’homme fort », capable de tenir tête aux puissances occidentales et de mener le développement à la baguette, John Igué réfute son statut de modèle. Il insiste sur le caractère unique de l’histoire du Rwanda. « Paul Kagamé est issu de deux situations qu’aucun État n’a connu : les pogroms et la guerre. Le comportement de Kagamé, un maquisard qui a été victime de pogrom, consiste à s’assurer que celui-ci n’arrive plus. On ne peut pas dire que ce soit un bon modèle. Il n’y a pas de démocratie du tout au Rwanda et beaucoup de montages ne représentent pas la réalité. Je parle d’un montage voulu : on a le fantasme d’un pays extraordinairement bien géré, mais ce n’est qu’un fantasme. Le bonheur du peuple passe par sa liberté et son libre choix. Sans liberté, pas de bonheur, même sans sacs en plastiques ou ordures par terre. D’ailleurs, le pouvoir d’achat des ménages rwandais n’est pas supérieur à celui des béninois ! »
Le désir d’homme fort qui peut prévaloir reste le symptôme d’un manque cruel de leadership, analyse enfin John Igué, revenant sur le défaut de dirigeants solides dans la sous-région. « Les puissances étrangères s’accommodent bien des dirigeants faibles : Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) au Mali est le sous-produit de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Il est incapable de résister à leurs desideratas. Or, la France est toujours préoccupée par son idéal colonial de faire du Sahara un territoire d’expérience militaire et de positionnement stratégique en Afrique de l’Ouest. Elle fait tout pour que le Mali ne se structure pas en État fort et bien géré. Le système de l’opération militaire française Barkhane (déployée depuis 2014 dans le Sahel pour lutter contre les islamistes armés, NDLR), et le G5 Sahel (un cadre institutionnel de coopération en matière de sécurité lancé entre cinq pays en 2014) sont des sous-produits de la France qui relèvent de son hégémonie en Afrique de l’Ouest. La France n’ayant jamais renoncé à ses ambitions géopolitiques dans la région, elle est très heureuse de voir des fantoches en poste. Les dirigeants avec de la hauteur existent, mais on ne leur permettra pas d’accéder au pouvoir. Les Occidentaux restent obnubilés par l’esprit colonial, parce qu’ils ont tiré profit de la colonisation. Leur espoir est de voir le prélèvement continuer. Notre espoir était de voir l’Afrique se structurer autour d’au moins trois grands pôles : Afrique du Sud, Nigeria, Afrique du Nord, mais aucun ne fonctionne vraiment. Le cas de la République démocratique du Congo (RDC) est tragique à cet égard. »
par Hady BA
LE PHILOSOPHE BACHIR ET L’ANTI-ALCHIMISTE BORIS
EXCLUSIF SENEPLUS - Il est dommage que Boris soit non pas un alchimiste comme son maître, mais un anti-alchimiste. L’alchimiste en effet, transforme le vil métal en or. L’anti-alchimiste Boris voit dans un hommage philosophique, une calomnie
L’une des preuves que Souleymane Bachir Diagne n’est pas le penseur anodin et concordiste que l’on aime dépeindre, c’est que, périodiquement, il reçoit de violentes attaques qui finissent par s’avérer infondées. Il n’y a pas très longtemps, Jean-Loup Amselle l’accusait d’être un afrocentriste à tendance islamiste. Cela s’est terminé par un livre à deux voix sur la signification de l’universel dans un monde dont l’Occident a définitivement cessé d’être le centre.
Même pour qui n’avait lu que le livre de Amselle, son attaque contre Bachir semblait gratuite. Amselle en effet, avait fait une si honnête recension du travail de Bachir dans L’Occident décroché, que sa conclusion semblait tomber comme un cheveu sur la soupe. On ne peut malheureusement pas en dire autant de la critique que Boubacar Boris Diop fait d’un vieux texte et d’une interview récente de Bachir.
D’abord, le travail de Bachir se trouve dans ses livres qui permettent de comprendre ce qui est elliptique dans des interviews et courts textes donnés de-ci de-là. Ensuite, même en ne lisant que les textes pris en compte par Boubacar Boris Diop, on est surpris qu’ils suffisent à justifier une attaque aussi violente.
Selon lui, Bachir frôlerait par moment, “le dénigrement pur et simple”. De plus, toujours selon Boubacar Boris Diop, Bachir rappellerait “surtout la mention ‘’honorable’’ – disqualifiante – ayant sanctionné la thèse de Diop en Sorbonne, sans un mot sur le contexte idéologique et politique de cette soutenance très particulière.”
Soyons clair, ces trois accusations sont tout simplement sans fondement. Elles relèvent d’une lecture soit maladroite, soit particulièrement malveillante, voire de mauvaise foi du texte en question.
Boubacar Boris Diop a par ailleurs une critique plus substantielle, potentiellement justifiée et sérieuse de Bachir. C’est celle qui porte sur la position de Bachir concernant l’usage à faire des langues nationales. C’est un débat important. Pourquoi l’emmêler alors de considérations à la limite de la malhonnêteté intellectuelle ? Nous allons revenir sur cette critique sérieuse mais avant cela reprenons le texte initial de Bachir pour voir en quoi la critique de Boubacar Boris Diop est injustifiée.
D’abord, pourquoi Bachir utilise-t-il l’expression “l’antre de l’alchimiste” pour désigner un lieu qui est véritablement un laboratoire ? Est-ce une manoeuvre de disqualification de la personne même de Cheikh Anta Diop ? Le texte de Bachir, qui à la base est une réflexion sur la notion de laboratoire prenant pour exemple celui de Cheikh Anta Diop, y répond. Bachir écrit :
To the society at large, the laboratory seems much like the medieval den of an alchemist !
So, there is the laboratory and there is its social significance.
Pour la société en général, le laboratoire ressemble beaucoup à l’antre médiéval d’un alchimiste.
Il y a le laboratoire et il y a sa signification sociale.
Et si Bachir montre en effet que Cheikh Anta Diop, contrairement à la plupart des scientifiques de son époque, a effectué ses recherches dans la plus complète solitude, ce n’est en aucun cas pour le moquer. D’abord c’est un fait que Bachir souligne en s’appuyant sur les travaux du philosophe des sciences togolais Yaovi Akakpo. Ensuite, le paragraphe qui parle de cette solitude est précédé d’une phrase montrant l’admiration de Bachir pour la capacité prométhéenne de Cheikh Anta Diop à transformer une solitude imposée en ressource féconde. Bachir écrit en effet :
But there is an unmistakable sign that distinguishes great people: the capacity to turn exile into a kingdom.
Diop showed such capacity.
Mais il y a un signe indéniable qui distingue les grands hommes : la capacité à transformer l’exil en royaume.
Diop exhiba cette capacité.
L’on voit donc que Boubacar Boris Diop a dû choisir d’ignorer ces phrases là pour pouvoir affirmer que Bachir décrit Cheikh Anta en génie solitaire et « halluciné » se demandant comment il se faisait que la réalité ne se plie pas à ses injonctions.
De la même manière, Boubacar Boris Diop choisit de voir du “dénigrement pur et simple”. Dans l’affirmation de Bachir selon laquelle le laboratoire de Carbone 14 avait été conçu par Théodore Monod et concrètement mis en oeuvre par Vincent Monteil. Comparons avec ce qu’écrit Bachir sur ce point là :
Diop turned a quite common laboratory for radiocarbon dating, created by Theodore Monod and completely realised by Vincent Monteil, into a legendary place, into the cave of an alchemist.
Diop transforma un laboratoire plutôt ordinaire de datation au carbone 14, créé par Théodore Monod et complètement réalisé par Vincent Monteil, en un lieu de légende, en la cave d’un alchimiste.
En quoi est-ce un dénigrement que de rappeler qu’avant l’arrivée de Cheikh Anta, ce laboratoire existait mais que c’est lui qui en a usé d’une manière qui a transformé un laboratoire ordinaire en un lieu de promotion d’une théorie prouvant indéniablement la fausseté des thèses racistes qui l’ont précédé ?
Boubacar Boris Diop suggérerait-il que Bachir a dit une contrevérité et que le laboratoire de datation Carbone 14 a été conçu, mis en oeuvre et inauguré par Cheikh Anta Diop et Cheikh Anta Diop uniquement ? Si tel est le cas, qu’il le dise clairement. Il suffit d’aller lire les textes qui ont mis en place ce laboratoire pour vérifier l’historique de la création de ce laboratoire.
Autre point monté en épingle par Boubacar Boris Diop, Bachir aurait parlé de la mention infâmante de Cheikh Anta Diop sans en donner le contexte. C’est tout simplement faux. Bachir écrit :
The legend of the laboratory is heightened by what is commonly perceived as the persecution of Diop the philosopher at the hands of his various detractors.
These included the board of examiners at Sorbonne University in Paris, where Diop read for his doctorate. His dissertation obtained a damningly poor rating, the kind that would make it impossible for him to teach in a university, even, ironically, the university that today carries his name.
Le caractère légendaire du laboratoire est encore intensifié par ce qui est communément perçu comme la persécution de Diop, le philosophe, aux mains de ses différents détracteurs.
Ceux-ci incluaient le jury de la Sorbonne à Paris où Diop a soutenu son doctorat. Sa thèse obtint une mention extrêmement mauvaise, le genre de mentions qui l’auraient empêché d’enseigner dans une université, même, ironiquement, à l’université qui, aujourd’hui, porte son nom.
Ici Bachir rappelle le fait que le jury ayant jugé Diop est généralement perçu comme hostile sans prendre la peine de dire ce qu’il en pense lui-même. Il rappelle le caractère ironique de la situation. On donne à quelqu’un une mention destinée à l’empêcher d’enseigner à l’Université. Une université, l’une des premières d’Afrique noire, finit par porter son nom. Et Boubacar Boris Diop trouve le moyen de classer Bachir parmi les contempteurs de Cheikh Anta Diop ! Que lui faut-il ? Que nous affirmions à chaque ligne notre révérence au Pharaon Noir ? Que nous établissions un culte de la personnalité centré autour de Cheikh Anta et dénigrions vigoureusement le jury qui a osé rejeter sa thèse ?
On peut certes penser que le jury ayant jugé la thèse de Cheikh Anta Diop était composé de suprémacistes blancs. Il est cependant possible que ce ne soit rien d’autre qu’un groupe de scientifiques ordinaires dépassés par les travaux de Diop et estimant qu’un travail d’une telle amplitude ne relevait pas de l’histoire telle qu’ils la connaissaient mais de l’anthropologie, de la philosophie ou d’un autre domaine. Le génie étant rare, il n’est guère surprenant que ses contemporains se trompent en le jugeant. Un autre génie a eu des débuts universitaires aussi médiocres que ceux de Cheikh Anta : Albert Einstein. Et même quand il a eu le prix Nobel, ce n’était pas sur ses travaux les plus importants. Ces derniers semblaient trop aventureux au comité Nobel.
Ne pas invectiver le jury de thèse de Cheikh Anta Diop n’est pas pour Bachir un choix de facilité. C’est un choix honnête d’un connaisseur de l’histoire des sciences qui sait à quel point la science normale est éloignée des recherches porteuses de révolutions paradigmatiques comme celles de Cheikh Anta. C’est un phénomène habituel : les génies comme Cheikh Anta Diop sont longtemps incompris avant que leurs travaux ne s’imposent à la communauté.
On le voit donc, les critiques précédentes de Boubacar Boris Diop à Souleymane Bachir Diagne sont, au mieux, légères. Comment un aussi fin écrivain que Boubacar Boris Diop peut-il avoir une aussi malveillante lecture d’un philosophe qui non seulement a enseigné son oeuvre à Columbia et à Northwestern mais l’a également défendu dans son dernier livre ? Est-ce de l’incompréhension ou de la malveillance ? L’explication me paraît simple. Si Boubacar Boris Diop est sans doute le plus grand écrivain sénégalais vivant, il n’en est malheureusement pas moins un très mauvais philosophe et théoricien politique qui se laisse guider par ses obsessions et ses opinions politiques au point d’être incapable d’avoir un jugement objectif sur ceux qui ne partagent pas ses avis. Il l’a démontré lors de la crise ivoirienne lorsqu’il a jugé bon de soutenir Gbagbo contre vents et marées juste parce que les français voulaient le faire chuter. Il le montre encore ici. Son seul désaccord pertinent et substantiel avec Bachir porte sur l’approche qu’il faut avoir dans la promotion des langues nationales.
Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, Bachir peut passer pour un tiède, voire un francophile. Boubacar Boris Diop, à l’instar de Cheikh Anta Diop, voudrait que l’on soit plus agressif sur la question. Il est facile pour la bourgeoisie sénégalaise de prôner un recours immédiat aux langues nationales. Mais ce que refusent de voir des gens comme Boubacar Boris Diop, c’est que ce serait encore plus condamner les enfants de ceux qui ne comptent que sur l’école pour s’élever à un ghetto dont ils ne pourront se libérer. L’on voit actuellement des enfants de la banlieue faire de brillantes études à Seydina Limamoulaye et obtenir des bourses pour aller étudier à l’étranger ou dans nos universités. Si nous introduisions les langues nationales sans préparation, nous couperions tous ceux qui ne sont pas dans des écoles où les langues internationales sont maintenues et correctement enseignées du reste du monde. C’est ce qui s’est passé dans la majorité des pays où l’arabe ou une autre langue locale a été promue pour remplacer la langue de la puissance impériale. Les élites perpétuent leur domination en inscrivant leurs enfants dans des écoles internationales qui les préparent à des études universitaires de qualité. Les meilleurs élèves des classes populaires se retrouvent à devoir apprendre sur le tard une langue internationale qu’ils auraient maitrisée dès l’enfance sans le nationalisme de polichinelle érigé en politique linguistique. Sur la question, Bachir a toujours été extrêmement circonspect. Ce qui ne veut pas dire qu’il prône l’abandon des langues nationales. Il a déjà écrit de la philosophie en wolof et a mis en place une équipe dont j’ai l’honneur de faire partie et qui est en train de travailler à produire de la philosophie dans cette même langue. Son approche est donc pragmatique : produisons d’abord du savoir en langue nationale et nous passerons naturellement d’une langue à l’autre selon les besoins. Il n’est pas dans la posture mais dans l’élaboration. Il critique au passage Cheikh Anta Diop et sa vision globalisante et quelque peu utopique.
Sur cette question, il a un désaccord avec Cheikh Anta Diop. C’est de facto un désaccord avec Boubacar Boris Diop qui reprend le projet Diopien. Ce devrait être un désaccord scientifique et philosophique s’exprimant dans le respect et se résolvant grâce à des arguments logiques, historiques et politiques. Les choix qui seront faits engageront l’avenir de notre continent et il n’est pas inconcevable que sur cette question là, Diop se trompe. Tout comme il se pourrait que ce soit Bachir qui se fourvoie. Malheureusement, Boubacar Boris Diop choisit de traiter ce désaccord en confrontation quasi-religieuse semblant reprocher à Bachir de ne pas traiter Cheikh Anta avec le respect qui lui est dû. Le problème, c’est qu’un philosophe n’exprime pas son respect en révérant le maître. Il le fait en le critiquant. Il est dommage que Boubacar Boris Diop ne soit pas assez philosophe pour le voir. Il est encore plus dommageable pour le débat intellectuel sénégalais qu’il soit non pas un alchimiste comme son maître mais un anti-alchimiste. L’alchimiste, en effet, transforme le vil métal en or. L’anti-alchimiste Boris voit dans un hommage philosophique une calomnie.
Hady Ba est formateur au Département de Philosophie, Faculté des Sciences et Technologies de l'Éducation et de la Formation (FASTEF)
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"JE NE VEUX PAS ÊTRE L'ALIBI D'UN CERTAIN COLONIALISME QUI SE POURSUIT À TRAVERS LA FRANCOPHONIE"
L'écrivain franco-congolais Alain Mabanckou publie prochainement "Le coq solitaire" et son "Dictionnaire enjoué des cultures africaines". Enjouée comme l'est sa plume, l'une des plus belles de la langue française - ENTRETIEN
L'écrivain franco-congolais Alain Mabanckou publie dans les semaines à venir "Le coq solitaire" (éd. Seuil jeunesse) et son "Dictionnaire enjoué des cultures africaines" (éd. Fayard). Enjouée comme l'est sa plume, l'une des plus belles de la langue française. RD Congo, francophonie, exil, il en parle sur le plateau de "Paris Direct".
par Souleymane Bachir Diagne
L’OR ET LA BOUE
EXCLUSIF SENEPLUS - On peut avoir sur tout penseur des différences - Les argumenter, c’est le mode de fonctionnement qui est le mien. La condition en est de ne pas prêter à quelqu’un des propos qui ne sont pas les siens
Il y a près de vingt-cinq ans, les responsables d’une exposition consacrée au “laboratoire” sous toutes ses formes me demandaient d’écrire une contribution pour le catalogue qui allait accompagner l’événement. Je saisis l’occasion et la liberté qui m’était laissée par les commanditaires d’écrire sur ce que je voulais pour proposer un hommage au travail du professeur Cheikh Anta Diop dans le laboratoire de carbone 14 qu’il a rendu célèbre. Ce texte, que j’ai écrit en anglais, s’intitule « A Laboratory to transmute lead into gold. The legend of the center of low nuclear energies of the Institut Fondamental d’Afrique Noire ». Ce qui se traduit ainsi : « Un laboratoire pour transmuer le plomb en or. La légende du centre des basses énergies de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire. »
Le texte jouait d’une comparaison avec l’ancêtre des laboratoires scientifiques que sont les cabinets des alchimistes qui cherchaient le moyen de transformer le métal le plus vil en or pur. Cette comparaison exprimait le propos suivant : d’un laboratoire fondé sous l’autorité de deux directeurs de l’IFAN, le professeur C.A.Diop avait su faire un trésor. Alors qu’on l’avait empêché d’accéder à l’université en utilisant tous les moyens en commençant par la mention qui avait sanctionné sa thèse, et alors qu’on l’avait exilé dans ce laboratoire, il avait transformé ce bannissement en triomphe et fait de son laboratoire de l’or. On me permettra de me citer en me traduisant en français : « il y a un signe qui ne trompe pas et qui distingue les grands hommes, c’est la capacité de transformer l’exil en royaume. Diop a montré cette capacité. » C’est cette phrase qui est le cœur du texte que j’ai donné pour le catalogue et elle explique le titre d’une contribution qui est un hommage à un homme qui m’a accueilli de manière touchante lorsque mon oncle Pathé Diagne m’a amené le saluer quand je suis rentré au Sénégal. Ce texte, écrit donc il y a plus de vingt ans, je l’avais perdu de vue et n’en avais plus copie lorsqu’il y a quelques mois des collègues de Cape Town en Afrique du Sud m’ont dit vouloir le republier. J’ai donné mon autorisation et leur revue Chimurenga a publié mon vieil hommage. Mon titre originel était long, la revue a opté pour un nouveau titre : « In the den of the Alchemist ». Traduction : « Dans le cabinet de l’alchimiste ».
C’est dans ce texte que Boubacar Boris Diop a découpé de ci de là de quoi fabriquer une attaque qu’il m’attribue contre Cheikh Anta Diop. Ce texte qu’il cite, prenant la pose du défenseur de la statue du commandeur contre une attaque venue de « Bachir Diagne» à qui il est demandé de « permettre », est en fait un éloge et un hommage du même « Bachir Diagne » à celui qui a fait du laboratoire de carbone 14 le symbole qu’il est devenu, et ce texte date de plus de vingt ans ! Le propos que l’auteur présente comme une interview récente n’est pas une interview et n’est pas récent : c’est la reprise, des décennies plus tard, d’un article dont seul le titre a été changé.
Comment effectue-t-on un tel retournement et transmute-t-on donc, pour rester dans le vocabulaire de la chimie, un texte d’éloge et d’hommage à une personnalité en une attaque contre cette même personnalité ? Vous prenez une phrase qui dit exactement ceci en anglais : « Diop a transformé un laboratoire tout à fait ordinaire pour datation de carbone 14 tel qu’il avait créé par Théodore Monod avant d’être complètement terminé par Vincent Monteil en un lieu de légende, un véritable cabinet d’alchimiste », et vous la transformez en ceci : Bachir Diagne dit que ce n’est pas Cheikh Anta Diop qui a créé le laboratoire de carbone 14, mais Monod et Monteil ! Etrange manipulation alchimique qui ne cherche plus l’or mais à faire boue de tout.
La question est : pourquoi ? Pourquoi faire passer un vieil article de plus de vingt ans pour une récente interview ? Transformer un hommage en attaque ? Trafiquer une phrase qui dit que le vrai créateur du laboratoire ce ne sont pas les directeurs qui ont présidé à sa naissance mais l’homme qui en a fait un « lieu de légende » pour lui faire dire le contraire ? Le seul manque de familiarité avec l’anglais n’explique pas la démarche méthodique, préméditée et ultimement sinistre de fabrication de « citations » en oubliant qu’il suffira simplement aux lecteurs de se référer eux-mêmes au texte du journal Chimurenga pour vérifier la vraie nature du propos qui a été tenu. Mes amis qui n’ont jamais pensé un seul instant que les affirmations qui m’étaient prêtées dans « l’interview » qui n’en est pas une pouvaient être miennes m’ont proposé de traduire mon texte en français. Mais à quoi bon ?
Restent deux points qui ne sont pas dans la publication de Chimurenga mais dans mes propos consacrés à la traduction et aux langues africaines. Des points sur lesquels je reviens souvent. Avant de les aborder, une remarque. Quand quelqu’un dit qu’il se permet « deux coups de griffe » pour annoncer un désaccord, c’est parce que son respect pour l’œuvre dans sa totalité, et pour la personne lui commandent ce langage. C’est un langage de précaution pour dire qu’on se permet respectueusement une critique et voilà que cela est encore transformé alchimiquement en une ironie désinvolte et irrespectueuse. Sur ce chapitre on peut me faire toutes sortes de critiques mais je ne crois pas avoir la réputation d’être irrespectueux.
Le premier point est donc qu’alors qu’ils partagent tous les deux la même ferveur panafricaniste d’un nécessaire remembrement de l’Afrique, Ngugi Wa Thiong’o insiste pour dire que ce remembrement se fera dans le pluralisme linguistique, l’unité se réalisant par la traduction, quand Cheikh Anta Diop insiste sur la nécessité du choix d’une langue d’unification. Les deux positions se défendent dans une discussion honnête et celle qui considère une langue comme instrument d’unification est en effet la définition du jacobinisme. Je penche pour ma part pour le remembrement sur la base du pluralisme linguistique et d’une philosophie de la traduction. Penser ainsi est commettre un blasphème? Avons-nous donc affaire à une religion ?
Le deuxième point concerne la traduction justement. Pourquoi dire que la traduction de la théorie de la relativité dans toute langue, en wolof en particulier n’est pas aussi compliquée que la complexité et le caractère abstrait de la théorie le laisserait supposer ? Autrement dit pourquoi est-il plus compliqué de traduire de la poésie que des sciences logico-mathématiques ? La raison pour laquelle la difficulté de traduire est fonction directe du contenu empirique de ce qu’on traduit est qu’un formalisme logique est sa propre langue et se traduit tout seul. Quand vous traduisez une démonstration vous ne traduisez pas le langage des signes dans lequel cette démonstration se conduit mais le métalangage, autrement dit le commentaire en langue naturelle qui accompagne la procédure. Vous traduirez « on en déduit que », « si je pose… », « alors il vient… » et non pas le déroulement de l’argument qui se passe dans un système de signes universels. Une démonstration formelle conduite en langue ourdoue au tableau sera comprise par tous ceux qui assistent à celle-ci sans connaître cette langue pourvu qu’ils comprennent les procédures formelles écrites au tableau. Pourquoi donc dire que plus la théorie est abstraite et réalisée dans la langue formulaire, moins il est compliqué de la traduire ? Parce que c’est vrai. Faut-il donc s’interdire de conclure à ce que l’on tient pour vrai sur la traduction des systèmes formels ? Derechef, avons-nous affaire à une religion ?
On peut avoir sur tout sujet et sur tout penseur des différences. Les exprimer comme telles, argumenter et contre argumenter, c’est le mode de fonctionnement du monde académique qui est le mien. L’honnêteté en est la condition, qui est d’abord de ne pas prêter à quelqu’un des propos qui ne sont pas les siens. « Bachir tu permets ? », m’a-t-il été demandé. Ma réponse est : « je vous en prie » !
Qu’est-ce que c’est que ce peuple à genoux, en extase devant ses bourreaux, qui n’est chez lui ni dans le monde (puisqu’il lui est demande de retourner chez lui), ni chez lui (vu la manière dont il y est traité) ?
De partout ne cesse de monter la même clameur : « Retournez chez vous ! », tandis que prolifèrent les meurtres racistes comme celui de Mamoudou Barry, tué il y a quelques semaines. Peu importe qu’en son article 13, la Déclaration universelle des « droits de l’Homme » affirme que tout habitant de la Terre « a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État », car le capitalisme a encore besoin de la violence organisée, qu’il s’agisse de la violence d’État ou d’autres formes de violence plus ou moins privées. Mais surtout, il a besoin de l’oubli, l’oubli de ses crimes, des fers aux mains et des corps saccagés. À ma mère (†)
Au cours des dernières semaines, je me suis donc remis à lire de vieux textes des années 1920-1930, à l’instar de Retour du Tchad d’André Gide (1928), L’Afrique fantôme de Michel Leiris (1934), Prière aux masques de Léopold Sédar Senghor (1935), Retour de Guyane de Léon-Gontran Damas (1938), et Cahiers d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (1939). Il en a été de même de Légitime défense, un manifeste publié par des étudiants martiniquais en juin 1932 et aussitôt frappé d’interdiction par les autorités françaises de l’époque. Enjambant le temps, j’ai clos ce bref parcours avec Minerai noir de René Depestre (1956), Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem (1968) et L’État honteux de Sony Labou Tansi (1981).
Je suis revenu à ces textes, mû intuitivement par toutes sortes d’événements qui nous assaillent, des situations difficiles et déshonorables qui nous interpellent, une actualité qui ne cesse de nous bousculer, de nous choquer (du moins certains d’entre nous), ou de nous laisser perplexe.
Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur ce qu’ils appellent « la possibilité du fascisme » alors que la démocratie libérale ne cesse de se déliter. Peu importe qu’en son article 13, la Déclaration universelle des « droits de l’Homme » affirme que tout habitant de la Terre « a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État »! Il n’existe plus de droits durables. De partout ne cesse de monter la même clameur : « Retournez chez vous ! » À l’échelle planétaire, l’idée selon laquelle il y a des limites au-delà desquelles la vie n’est plus possible s’impose petit à petit. Simultanément, les technologies computationnelles et les grandes firmes tentaculaires ne cessent de nous encercler et d’exercer sur nos désirs et comportements une insondable emprise.
L’époque n’est donc pas seulement étrange. Elle est, a proprement parler, toxique, propice à toutes sortes de débordements sans finalité apparente.
Toutes choses égales par ailleurs, n’était-ce pas le cas dans les années 1920-1930, dominées qu’elles furent par le vocabulaire du sang et de la terre et par le thème de « la crise de l’humanité européenne » (Husserl) ? Pendant longtemps, l’Europe s’était en effet bercée, presque sans retenue, d’illusions – elle était le lieu unique de dévoilement de la vérité de l’homme. Le monde, dans sa totalité, était à sa disposition. Avec l’avènement des Temps modernes, elle s’était persuadée que sa vie et sa culture, contrairement à d’autres civilisations, étaient animées par l’idéal d’une raison libre et autonome. C’est ce qui, pensait-elle, lui avait permis de devenir le continent central dans l’histoire de l’humanité, entité à la fois à part et partout, l’étant universel et la manifestation en dernière instance de l’Esprit. Pour reprendre les termes d’un célèbre critique, elle savait tout, elle avait tout, elle pouvait tout et elle était tout.
« Les Lumières », tel était le mythe, en vérité théologie à double corps, l’un solaire (le règne de la raison) et l’autre nocturne (la production indéfinie, la captation et le déchaînement de la « force »). Comment rendre autrement compte de ce déferlement d’énergies destructrices et de la persistance, sur plusieurs siècles, de ces laminoirs de l’histoire que furent le commerce des esclaves, l’impérialisme, l’expansionnisme colonial et autres appareillages de capture ? Porté par une pensée de la démesure et de la suprématie, le mythe ne tarda pas à exploser. Le XXe siècle européen s’ouvrit en effet sur une gigantesque boucherie (la guerre de 1914-1918) tout de suite relayée par la prise du pouvoir par les nazis en 1933, maintes atrocités, la tentative d’effacement des Juifs d’Europe, et deux bombes atomiques. C’est alors que, happé par la faille, l’on se mit à penser que l’histoire, un morcellement incohérent de faits bruts, n’avait peut-être plus de sens. Pour le plus grand malheur de l’humanité, la raison elle-même, défaillante, avait peut-être laissé la place à la force propulsive du vide, voire à l’absurde.
De fait, le songe s’était transformé en cauchemar. Perchée sur ses fausses certitudes, l’Europe, toute nue, se dévoilait désormais au monde non sous le signe de la liberté, de la vérité et de l’universel, mais comme l’archaïque scène sur laquelle se déroulait, comme en préfiguration, un scabreux spectacle, celui de la liquidation programmée de l’espèce humaine. Fatiguée d’être et de vivre, elle était désormais tiraillée entre deux volontés contradictoires – d’une part la volonté de se soigner du malaise induit par l’interminable production du monde et de soi comme néant, et de l’autre la tentation de céder à la compulsion d’autodestruction et à un désir quasi-irrésistible de suicide.
Le soleil avait en effet vieilli, ainsi que le rappelle Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme. Dans le but de conjurer le désir de suicide et la volonté de liquidation, l’on se remit à parcourir les contrées lointaines. D’où l’apparition dans le champ de l’écriture et de la narration des thèmes du « voyage » (aller vers) et des problématiques du « retour », que ce soit aux « origines » et à la « tradition » ou « au pays natal ».
Au cours du XVIIIe siècle en particulier, le voyage au loin avait été l’apanage des marchands, des conquérants, des missionnaires, des explorateurs et de quelques écrivains. Les raisons pour lesquelles la thématique du départ, du détour et du retour fit autant florès au cours du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle sont nombreuses. De formidables distances avaient été franchies. Des pans entiers de territoires avaient été dépecés. La Terre avait pris une nouvelle face. Pour reconfigurer le champ du pensable en général et renouveler la critique de l’humain, il fallait absolument « quitter » l’Europe, tourner le dos à sa métaphysique (le rêve de puissance), se réclamer de nouveau du monde dans sa totalité, renouer au besoin avec l’immensité de l’univers et ses flux d’énergies. Il fallait « quitter » l’Europe pour mieux ouvrir du recul dans la pensée, pour mieux dévisager l’Europe, pour mieux placer devant ses yeux ce qu’elle s’était avérée incapable de percevoir d’elle-même, enlisée qu’elle était dans ses infécondités.
Saillies
L’interrogation, à l’époque, était de savoir comment reformer le regard et sortir de la crise d’une manière qui ne débouche point sur le néant. Quand plus tard, en 1943, Jean-Paul Sartre publie L’Être et le Néant, puis Léopold Sédar Senghor Chants d’ombre (1945) et Hosties noires (1948), la lutte contre ce que Nietzsche appelait « la bête brute » est loin d’être terminée. Or depuis l’avènement des Temps modernes, l’on avait toujours supposé que ce néant et cette « bête brute », le Nègre en était l’aveuglante manifestation, à la fois larvaire et crépusculaire. En réalité, dans un formidable acte de projection fantasmatique, l’Europe rabattait sur ce sujet inexistant sa propre part de ténèbres. C’est la raison pour laquelle le débat sur la sortie de « la crise de l’humanité européenne » devint inséparable de la question nègre.
La question nègre avait, de toutes les façons, toujours été profondément européenne dans la mesure ou l’Europe se l’était toujours posée. Si, comme l’affirme Heidegger, la métaphysique n’entretient pas seulement un rapport essentiel à l’histoire occidentale, mais en est véritablement le sol et si par métaphysique l’on entend le discours de vérité à propos de l’étant dans son ensemble, alors il est possible que toute l’histoire souterraine de la métaphysique occidentale soit sous-tendue par la figure du Nègre ou hantée par elle. Celle-ci ne surgit pas du dehors, à la lisière ou aux confins. Le Nègre, impensé de la métaphysique occidentale, en est le sous-bassement et l’une des saillies les plus significatives.
Toujours il le fut, et d’abord en termes de ce que recelait son absence supposée de visage et de nom, en termes de ce que traduisaient ses formes informes et, chose plus accablante encore, en termes des multiples usages auxquels il pouvait être soumis. Hier en effet, « quand la frénésie de l’or draina au marché la dernière goutte de sang indien », se lamente René Depestre, « on se tourna vers le fleuve musculaire de l’Afrique pour assurer la relève du désespoir. Alors commença la ruée vers l’inépuisable Trésorerie de la chair noire » (Minerai noir). Corps-chair, corps-minerai, corps-métal, corps-ébène, peuple défriché et dévalisé, s’écrie-t-il, comme pour souligner le drame de l’humain enfermé dans la nuit corporelle.
En le Nègre, l’Europe avait par ailleurs perçu une grave menace à l’humanité de l’homme. Au seul homme actuellement pris pour étalon de l’humain, le Nègre rappelait non seulement ce qu’il avait été et ce à quoi il avait échappé (le primitif), mais aussi ce qu’il risquait de redevenir – la menace de réversion à un état ou une condition que l’on supposait irréversiblement dépassé. Le Nègre ne représentait-il pas, par définition, l’extinction du sujet, ce qui désemparait l’esprit ? Il était fondamentalement consacré à la perte. La « perte de Nègre » était supposée ne laisser aucune trace, aucune marque dans le sillon du temps et la mémoire de l’humanité. Aussi bien sa présence que sa perte étaient ininscriptibles.
Lorsque les nôtres se saisirent de cette figure hallucinatoire dans l’entre-deux-guerres, ce fut pour en faire le contrepoint radical du mythe selon lequel l’Europe serait le lieu d’accomplissement final de l’humanité. Pour eux, la « question nègre » ne servait pas seulement à poser en termes neufs le problème complexe des rapports entre la culture et la race, ou encore l’histoire et l’esthétique. Elle était aussi une manière de s’interroger sur les possibilités d’affranchissement de l’ensemble de « la race humaine », condition préalable, du moins le pensaient-ils, pour dépasser la contradiction entre la force et la justice et pour réinventer la Terre.
Le début du XXIe siècle n’est pas exactement semblable aux premières décennies du XXe. Néanmoins, certains signes ne trompent guère. À peu près toutes les inhibitions sont désormais levées. La promesse d’un monde fictif reste un des ressorts décisifs de la planétarisation du capital et de sa conquête non seulement de la biosphère, mais aussi de nos désirs et de notre inconscient. Pour s’imposer en tant que religion, le capitalisme a encore besoin de la violence organisée, qu’il s’agisse de la violence d’État ou d’autres formes de violence plus ou moins privées. Mais surtout, il a besoin de l’oubli, l’oubli de ses crimes.
La guerre, quant à elle, demeure l’une des formes d’actualisation de la force destructive nécessaire à la consolidation des marchés et des circuits de la finance. Adossée sur les technologies du silicium et sur la raison algorithmique, la nouvelle économie-monde reste structurée à partir des vieilles divisions raciales qui constituent le ressort incontournable de la nouvelle guerre menée contre les races et classes de populations jugées superflues. Menée à l’échelle de l’espèce, cette guerre physiologique et sexuelle, politique et économique, s’appuie sur la mobilisation de toutes sortes de pulsions sans débouchés et d’énergies infâmes : le racisme, le virilisme, la xénophobie d’État.
Retourner à la Terre
Ainsi en est-il de la croisade contre les minorités ou contre les migrants. « Rentrez chez vous ! », leur intime-t-on. Ainsi, également, des meurtres racistes, à la petite semaine, comme celui de Mamoudou Barry, tué il y a quelques semaines par un assassin qui voulait « niquer » des « Noirs », geste des plus profanes pour la masse d’hommes dégénérés qui, enfermés dans la boîte à merde qu’est le racisme, peuplent désormais notre présent. Avant lui, plusieurs autres ont été mis à mort, l’anus déchiré, électrocutés ou soumis à un plaquage ventral, victimes de tirs sans sommation, souvent aux mains de la police, le rosaire des morts à contretemps.
L’injonction aujourd’hui est de retourner « chez soi », d’où l’on est supposé venir. Le « chez soi » est imaginé comme un territoire fait de lignes qui dessinent un intérieur auquel s’oppose un extérieur, un ailleurs. Il n’y a que « chez soi » où l’on pourrait se prévaloir de droits durables, y compris le droit de protection contre tout extérieur. Pour le reste, l’heure serait au filtrage et à la sélection.
On dira que tout cela se passe à l’étranger. Mais qu’en est-il de chez nous, ici même en Afrique ? Car il y a d’autres événements qui conspirent à nous ramener à ces lieux qui ne nous quittent point malgré notre ardent désir de nous en éloigner. C’est le cas des pays qui nous ont vus naître, qui n’ont fait semblant de sortir de la nuit coloniale que pour mieux s’engouffrer dans l’interminable cycle de la tyrannie autochtone – ce que nous avons appelé la postcolonie (2000).
Lignes de fuite
Il s’agit de pays sous la coupe de bonzes gâteux dont l’essentiel du travail consiste à faire avorter la vie. Puisque la seule chose qui, ici, semble mouvoir la foule est le besoin organo-biologique, la menace de sombrer dans le brutalisme n’est jamais loin. La personne sociale vit constamment en suspens. Tous, maîtres et esclaves, bourreaux et victimes, chefs et sujets se prennent à longueur de journée pour ce qu’ils ne sont pas ou ne pourraient être. Tâtonnant et titubant sans cesse, ils sont menacés d’enfermement dans un cachot essentiellement sensoriel. La tyrannie ne cherche-t-elle pas d’abord à éteindre les sens?
L’immobile ne cessant de se répéter dans le mouvement apparent, très peu cherchent à rester. Vivre au pays a, depuis longtemps, fait place au désir de fuite. Certains partent en avion. D’autres dans des camions ou, s’il le faut, à pied. D’autres encore quittent leur pays de naissance avec ou sans documents de voyage. Agglutinés membre à membre dans des embarcations de fortune, des milliers d’Africain.e.s ne jurent plus que par la volonté de défection, comme si tout était désormais perdu, comme s’il n’y avait plus rien à sauver dans ce désert irradiant. Jetés sur les routes de l’exode, ils feront l’expérience de l’attente, du contrôle, de l’arrestation, de la rétention et de l’expulsion. Ils feront bientôt face à des gardes-chiourmes lybiens. Chiens hurlants et tueurs à gage financés par l’Europe, ces derniers en organiseront sans en avoir l’air la noyade dans les eaux de la Méditerranée, ne se saisissant du reliquat (les survivants) que pour en faire des captifs que l’on vend à l’encan, sur les nouveaux marchés d’esclaves de la Tripolitaine.
Quel nom faut-il donner à ceux qui cherchant ainsi à s’éloigner, se retrouvent piégés, du bétail entassé dans des camps et centres de détention où l’on est contraint d’uriner dans des seaux, de dormir au milieu des excréments qui jonchent le sol, à la merci d’une frappe aérienne? Partent-ils véritablement de leur plein gré, décidés à refaire leur vie ? Sont-ils, à proprement parler, des « migrants » ? Ne sont-ils pas, avant tout, des aventuriers ou, plus précisément, des fugitifs dans un monde où il n’y a plus ni refuge ni, à proprement parler, de chez soi ? Quel acte répréhensible ont-ils donc commis, qui les contraint à quitter leur foyer et à endosser le statut de réprouvé dans ces pays où nul ne les attend ou, pis, ne veut d’eux ?
Car, dans les conditions contemporaines, d’innombrables segmentations divisent les espaces. Une nouvelle partition du monde est en cours. Désormais, les frontières sont orientées à la fois vers l’intérieur et vers l’extérieur. Elles sont devenues des lieux où l’État n’a guère besoin de refouler sa violence originelle. Les lignes frontières ne distinguent pas seulement l’intérieur de l’extérieur. Elles filtrent des surfaces et, surtout, des peaux et en dévoilent l’intrinsèque vulnérabilité.
Prendre la fuite ne garantit donc strictement rien. Souvent, fuir, c’est se propulser en pure perte. C’est être happé dans un mouvement brownien. C’est n’être jamais sûr de pouvoir revenir, y compris pour vivre là où on est né. La fuite est devenue l’autre nom de l’aspiration à vivre ailleurs que chez soi. En cela, elle est une forme de reddition et de capitulation. La perte s’étant insinuée dans chacun des moments de son existence, le fugitif ne comprend pas qu’un peuple ne peut se libérer que de lui-même, que tant de passivité parfois subie et parfois calculée, sur fond de lutte pour la survie, ne conduit qu’à des blocages impossibles à surmonter, des verrous impossibles à briser, ou que pour reconquérir son sort et faire voler en éclat la bestialité dans laquelle plus d’un siècle de tyrannie nous aura enfermé, il n’y a plus d’autre choix : il faut se lever et se défendre pied à pied.
De la postcolonie
Puisque c’est d’elle dont nous esquissons ici le procès, la tyrannie aura causé chez nous d’incalculables dégâts, à commencer par la prolifération des maladies et blessures du cerveau. Couplée au racisme, elle aura multiplié des corps boursouflés, bourrés de cicatrices, des esprits affaiblis et en quête permanente d’échappatoires. Appelons-cela la lobotomisation des esprits, par quoi il faut entendre l’émoussement de la raison et du sens commun, l’anesthésie des sens, la confusion entre le désir, le besoin et le manque, l’annihilation de tout désir autre que le désir sado-masochiste, la compulsion sadique, faut-il préciser, et sa charge de répétition, d’obéissance spontanée et d’imitation servile.
Comment expliquer autrement l’existence de tant de sujets scotomisés, la prolifération des cabinets de torture, la foule de Nègres pieds et poings menottés, le corps que l’on déchire et saccage, la chair en lambeaux de ceux que l’on électrocute, les mutilations subies au cours de manifestations pacifiques, les gaz lacrymogènes que l’on déverse à forte dose dans les poumons, les camions à eau, les tirs à balles réelles, un œil fauché, une jambe amputée, les détentions préventives dans des prisons qui puent, et pour couronner le tout, la comparution devant de faux tribunaux présidés par de faux juges programmés à haïr la vie ?
Dans quelle langue décrire ces carnages à répétition, les vies de ces individus que l’on broie au quotidien, les rites d’obéissance aveugle, l’accoutumance à l’humiliation et à l’obséquiosité, la répression des singularités, les masques portés à longueur de journée, l’absence de compassion, le règne de l’indifférence, l’extraordinaire fascination pour les sacrifices sanglants, la mort violente infligée aux opposants, la sorte de régression infantile qui accompagne tout processus d’ensauvagement, l’avachissement de tout un peuple transformé en objet que l’on ballotte en tous sens, ces grandes et petites scènes de la capitulation et de la reddition, comme si, seule aventure possible, la fuite permettait d’échapper à cette farce aussi grotesque que tragique ?
C’est peut-être, précisément, ce à quoi les fugitifs veulent tourner le dos – à ces salons psychiatriques que sont devenues les ex-colonies françaises d’Afrique. Ils en ont marre de se faire intoxiquer par la gamme de poisons qui servent désormais de breuvage à tous. Les fuyards veulent oublier la guerre tribale, les mains coupées, les rackets à tous les coins de rue, le policier qui se mue en plein jour en bandit et ponctionne la population, la prédation et la corruption, la botte sur la nuque, ces hyènes qui ricanent en pleine séance de torture, ces phallus gigantesques et hauts comme des pylônes et pour lesquels rien n’est inviolable, ces prisons infectes et remplies d’asticots où l’on dépouille les innocents et d’où l’on fait gémir toutes sortes de trompes, le carnaval des instincts.
C’est que dans les tyrannies francophones d’Afrique, la prison est devenue notre condition, la réfraction hallucinatoire du nihilisme postcolonial. C’est en prison que la tyrannie se dévisage, l’homme couple a sa bête, corps-masse et corps-viande soumis à la torture et qui fuit ses organes, la fatigue de vivre et le désir de suicide. La prison est la première attestation empirique du fourvoiement que cause la tyrannie. On amasse les Nègres, on les empile et on les y entasse. Les fuyards ne veulent plus hurler devant cet odieux spectacle fait de crimes sanglants et impunis, de turpitudes et de cruauté, le vacarme assourdissant de la bêtise, celle-là que déchaîne le vibrion. Ils ne veulent plus crever de-ci de-là, le cuir brûle, enfermés dans les cellules nécrotiques de régimes paillards et vésaniques. L’on aura compris qu’il s’agit, en particulier, du Cameroun, lequel tient parfaitement lieu de Gabon, de Congo, de Tchad, de Guinée, de Togo et ainsi de suite.
Au demeurant, qui n’a entendu parler de son tyran, soudard serti d’or et de pierres précieuses et double d’un truqueur sous la figure d’une momie ? Qui n’est au courant du sort réservé à ses opposants ? Qui n’a entendu parler de la barbarie et des atrocités en zone anglophone ? Des milliers de prisonniers entassés comme des morpions dans les geôles du pays, à la manière des esclaves dans les cales des bateaux négriers ? Au fond, quelle est la différence entre Kondengui, l’infâme pénitencier du régime, et Abu Ghraib, Guantanamo ou, plus près de nous, Robben Island ? Ou encore entre l’« occupation étrangère ou coloniale » et la sorte d’« occupation ou colonialisme interne » qui a succédé à l’emprise étrangère?
Qui n’a vu, ces derniers jours, l’image de Mamadou Mota, gibier d’un tyran émasculé mais qui n’arrête pas de débonder, sourd qu’il est à la clameur qui monte de cette violente poubelle que sicaires et griots patentés continuent de qualifier de « république », comme pour masquer la pourriture environnante ? Car effectivement, sous le ciel des ex-colonies françaises d’Afrique, puanteur, tyrannie et déjections vont de pair. La tyrannie, chez nous, est l’équivalent d’une gigantesque bouche d’égout, le dépotoir ou viennent s’abreuver la foule des esclaves et leurs bourreaux.
C’est qu’au terme de près de quarante ans de vols, de meurtres restés impunis et de gabegie, le Cameroun est devenu un gouffre tenu à bout de bras par une armée de petits cyclopes au service d’une idole rapace. Démon d’en bas animé par un esprit-porc, le satrape est la figure entrecroisée de la bête féroce, du serpent et du boucher, du convoyeur, du charretier, du distributeur de biens volés et pillés qui vend son pays à l’encan, du sacrificateur armé d’un couteau trempé à l’acide et au formol et qui, dans ses rêves mégalomaniaques, prétend concasser des morceaux de soleil.
Encore faut-il se garder de ne voir en la tyrannie qu’une forme africaine du pouvoir archaïque. En réalité, le brutalisme contemporain – dont la postcolonie n’est que l’une des nombreuses expressions – est l’autre nom de ce que l’on a appelé « le devenir-nègre du monde ». L’émergence de la computation en tant qu’infrastructure planétaire coïncide avec un moment décisif de l’histoire des guerres menées contre les populations jugées superflues. Ces dernières sont de plus en plus détachées des amarres qu’étaient les États-nations, au moment où, conséquence du néolibéralisme, l’État lui-même se transforme en conglomérat d’espaces étranges et d’enclaves de plus en plus fragmentées. La crise écologique ne fera qu’accentuer ce fractionnement. Une nouvelle économie des partitions se met en place sur la surface de la Terre. L’immobilisation des masses jugées superflues se poursuivra de plus belle. Les techniques de traque, de capture et d’éloignement s’intensifieront.
Passer à l’acte
Quant aux Nègres, ils sont certes des gens dont il ne faut pas sous-estimer les capacités de révolte. Contrairement à la fantasmagorie raciste, ils ne cultivent pas tous l’amour des danses lubriques. Ils ne sont pas tous parés de costumes alambiqués ou dotés d’une imagination sensuelle et colorée. Bref, ils ne sont pas tous de bons Nègres hilares, prompts à se prosterner aux pieds du bon Maître. Mais bon sang, quand vont-ils enfin se soucier de se défendre, de passer à l’acte et d’apprendre de nouveau à gagner ? Quand est-ce que les Nègres des ex-colonies françaises d’Afrique vont arrêter de s’aveugler eux-mêmes aux vérités de leur drame devant le miroir ?
Passer à l’acte n’exige-t-il pas de cracher sur tout ce qu’aime le tyran, de profaner tout ce qu’il vénère, de saccager tout ce à quoi il touche et tout ce dont il tire subsistances et jouissances ? Car, qu’est-ce que c’est que ce peuple à genoux, en extase devant ses bourreaux, qui n’est chez lui ni dans le monde (puisqu’il lui est demande de retourner chez lui), ni chez lui (vu la manière dont il y est traité) ?
Quand se mettra-t-il debout sur ses propres jambes et exigera que lui soit restituée non point l’Afrique en tant que telle, mais le monde dont il est l’un des légataires ?