DONALD TRUMP ET LES DIVERSES TRADITIONS DE LA POLITIQUE ETRANGERE AMERICAINE
Les actions de Donald Trump sur la scène internationale sont souvent jugées imprévisibles, voire irrationnelles. Mais en réalité, ces décisions s’inscrivent dans diverses traditions politiques américaines qui ne datent pas d’hier

Les actions de Donald Trump sur la scène internationale – qu’il s’agisse des rebondissements de sa guerre tarifaire, de son comportement sur le dossier russo-ukrainien ou, tout récemment, de son implication dans la guerre Israël-Iran – sont souvent jugées imprévisibles, voire irrationnelles. Mais en réalité, ces décisions s’inscrivent dans diverses traditions politiques américaines qui ne datent pas d’hier.
I l faut au moins un an pourjuger la politique étrangère d’une nouvelle administration américaine, et c’est d’ailleurs le temps minimum que celle-ci se donne pourrédiger sa traditionnelle « stratégie de sécurité nationale » qui indique le cap et les priorités. Ainsi, la première administration Trump avait publié la sienne fin 2017, et l’administration Biden n’avaitrendu son texte public qu’en octobre 2022, soit presque deux ans après son arrivée à la Maison Blanche.
Entre les craintes de « tsunami » et le choc suscité par le discours de J. D. Vance à Munich, il est néanmoins possible dès aujourd’hui de baser l’analyse sur des faits et pas seulement sur des présupposés. Trois points de repère doivent entrer ici en considération : le facteur personnel ; les traditions de la politique étrangère américaine ; et le poids du contexte géopolitique.
Le facteur Trump : chaos ou pragmatisme ?
Du premier mandat de Donald Trump, on avait retenu une présidence mal préparée, chaotique et freinée par «l’État profond» américain (l’administration, les diplomates, l’armée, les services de renseignement), par exemple dans ses velléités de se rapprocher de la Russie ou de trouver un accord avec la Corée du Nord.
Le second mandat a commencé avec une volonté beaucoup plus affirmée de s’emparer de l’ensemble des rênes du pouvoir. En mars dernier, l’épisode de la fuite de la « boucle Signal » – le rédacteur en chef de The Atlantic aurait accidentellement été ajouté à une conversation confidentielle du gouvernement américain durant laquelle était discutée une opération de frappes aériennes contre les Houthis au Yémen – révélait déjà les contours et les débats du nouveau cercle décisionnel américain.
Se borner à fustiger l’imprévisibilité ou la vanité du président américain, et tout ramener à la question de savoir « où sont les adultes dans la pièce », ne permet ni de comprendre ni de rendre compte de la logique de ses décisions. Il est certain que les va-et-vient des menaces de droits de douane, par exemple, ou que les polémiques à répétition dans les relations avec les dirigeants étrangers, comme avec les présidents Zelensky et Macron, continuent de dérouter les observateurs et les usagers des pratiques diplomatiques.
Pour autant, ily a toujours, dans les actions et les déclarations du président américain, une finalité interne, populiste et électoraliste qui doit être prise en compte par ses interlocuteurs étrangers, même si c’est un facteur évident de complication. Mais l’analyse doit porter le regard au-delà de ces péripéties de forme.
Le trumpisme dans les traditions de politique étrangère américaine : populisme et réalisme
Walter Russel Mead a élaboré en 2001 une classification célèbre des traditions de la politique étrangère américaine : l’isolationnisme de Jefferson (président de 1801 à 1809), l’économisme de Hamilton (secrétaire au Trésor de 1789 à 1795), le populisme d’Andrew Jackson (président de 1829 à 1837), ou encore le libéralisme internationaliste de Woodrow Wilson (président de 1913 à 1921). Plus simplement, Henry Kissinger avait opposé en 1994 la posture du « phare » de la liberté (dans une logique jeffersonienne, donc isolationniste) à celle du « croisé » (dans une logique wilsonienne, donc interventionniste), plaidant pour sa part pour une autre voie intermédiaire, qu’il qualifiait de réaliste, inspirée de la diplomatie bismarckienne.
La politique étrangère de Donald Trump s’inscrit parfaitement dans la tradition jacksonienne, avec son populisme nationaliste avide de puissance et de force (« America First », « Make America Great Again », la « paix par la force »), illustré par des visées expansionnistes sur le Canada, le Groenland ou encore le canal de Panama. Mais on peut aussi voir chez lui certaines tendances isolationnistes au repli (qui remontent aux origines, dès le premier président américain George Washington), ainsi qu’une priorité affichée pourl’économie (qui peut rappelerla vision d’Hamilton, favorable au libre-échange mais n’écartant pas le protectionnisme).
Sur le plan des faits, Trump n’est pas un belliciste, mais ce n’est pas non plus un pacifiste ni un isolationniste, comme l’avaient déjà montré ses frappes en Syrie en 2017 et en 2018. Ses frappes sur le Yémen et sur l’Iran en 2025 l’ont confirmé : il n’entend pas mettre fin au leadership militaire américain dans le monde.
Au niveau économique, Trump renoue avec une tradition protectionniste américaine d’avant la Seconde Guerre mondiale (quirappelle les tarifs McKinley en 1890 et la loi sur les droits de douane Hawley-Smoot en 1930), mais sans renoncer à conclure des accords commerciaux, qui restent la finalité ultime de ses guerres commerciales, dans une logique de rééquilibrage.
C’est évidemment avec l’internationalisme libéral américain que la rupture est la plus flagrante, et le contraste est net avec l’administration Biden qui avait ressoudé les alliances de Washington avec ses alliés traditionnels (UE, Japon, Australie…) face aux régimes autoritaires russe et chinois. Il reste que Trump n’a pas remis en question la présence de son pays au sein de l’OTAN, cherchant plus à faire payer ses alliés qu’à supprimer la garantie de sécurité américaine.
Le changement de posture sur la Russie n’est pas, en soi, un changement d’alliance. En effet, Washington n’est pas allé jusqu’à forcer Volodymyr Zelensky à se plier aux conditions maximalistes de Poutine. Trump est sans doute freiné en cela par l’hostilité profonde de l’opinion américaine à l’égard de la Russie. Surla Chine, sa position dure est en revanche dans la continuité de la position des administrations précédentes
Par ailleurs, il fautrappeler que les républicains sont marqués par une tradition réaliste (Eisenhower, Nixon, Bush père) par opposition à la tradition plus idéologique des démocrates – à l’exception très particulière de la présidence de George W. Bush, dominée par les « néoconservateurs », que Pierre Hassner caractérisait comme un « wilsonisme botté »
Dans la lignée de Kissinger, Trump n’est ni dans l’isolement du « phare », ni dans la « croisade » démocratique, mais dans une logique transactionnelle qui dépend des rapports de puissance. C’est en effet à cette logique qu’il faut raccrocher ses efforts plus ou moins fructueux de régler les conflits (Gaza, Inde/Pakistan, RDC/ Rwanda, Ukraine).
Les États-Unis entre leadership et retrait
Donald Trump est confronté, au-delà de ses orientations populistes, nationalistes et idéologiquement réactionnaires, à des changements structurels de la géopolitique mondiale qui mettent au défi le leadership américain depuis longtemps. Et là encore sa politique paraît afficher des continuités dont on peut donner plusieurs exemples.
L’unilatéralisme qu’ont manifesté par exemple les frappes au Yémen ou en Iran est une tradition très ancienne de la puissance américaine. « Multilateral when we can, unilateral when we must », disait un slogan de l’époque Clinton/Albright. Trump accentue certes le mépris des institutions multilatérales et des alliés, mais ce n’est pas de lui que date le mépris américain pour le droit international.
La tentation du retrait stratégique remonte à la présidence de Barack Obama et découle du fardeau militaire, politique, financier, humain, moral, qu’a été l’enlisement en Afghanistan et en Irak. Trump a essayé d’accélérer ce retrait durant son premier mandat, mais c’est Obama qui avait retiré les troupes américaines d’Irak en 2011, et c’est Biden qui a quitté l’Afghanistan en 2021. Trump a aussi manifesté la même réticence à engager des opérations autres qu’aériennes. En cela, il s’inscrit dans les pas d’Obama qui privilégiait une « guerre furtive » contre le terrorisme, dont les récentes frappes de Trump au Yémen et en Iran apparaissent comme un prolongement.
Le durcissement de la relation avec la Chine est également une évolution qui enjambe les mandats de Obama, Trump et Biden. C’est devenu la priorité de la politique étrangère américaine. Entre les années 2000 et 2020, un Dialogue quadrilatéral pourla sécurité (« Quad ») avait été lancé entre les ÉtatsUnis, l’Australie, l’Inde et la Chine. Ce format, destiné à contenirl’expansion chinoise, a été relancé parl’administration Trump en 2017. Il a donné lieu à plusieurs sommets sous l’administration Biden, et il a été l’objet de la première rencontre multilatérale à laquelle a participé le Secrétaire d’État Marco Rubio en janvier 2025.
Découlant de la volonté de réduire la dépendance à la Chine, les politiques d’autonomie stratégique de l’administration Biden (comme la loi sur la réduction de l’inflation « IRA » de 2022 et le « Chips Act » de 2023) ont été poursuivies sous une autre forme : le soutien aux énergies fossiles plutôt qu’aux renouvelables, ou encore les investissements venus de l’étranger plutôt que les subventions. Mais leur objectif, de même que celui des « tariffs », reste le même : relocaliser la production aux États-Unis, dans une optique mercantiliste, pour accroître la puissance économique américaine, réduire les vulnérabilités, diminuerles déficits et créer des emplois.
Enfin, la proximité avec Israël, plus que jamais revendiquée par l’administration Trump, est consubstantielle à la politique étrangère américaine depuis la création de l’État juif. Les démocrates avaient pris certaines distances avec la politique de Benyamin Nétanyahou, mais pas au point de s’en désolidariser totalement. Il est probable qu’Israël n’a pu attaquer l’Iran sans un soutien américain. En revanche, Trump a manifesté à plusieurs reprises son impatience vis-à-vis de son allié israélien, sans que tout cela n’ait encore débouché sur une politique complètement cohérente.
Trump déchaîné ou Trump enchaîné ?
Les premiers mois du deuxième mandat Trump montrent qu’il n’y a pas de plan établi et méthodique pour mettre en œuvre une politique étrangère radicalement nouvelle.
Trump n’est peut-être plus freiné par « l’État profond » comme il l’avait été durant son premier mandat, mais il est confronté à des pesanteurs géopolitiques qui ne peuvent qu’entraver sa volonté et ses actions quand il veut s’affranchir des réalités. Ce qui, pour les partenaires historiques de l’Amérique, est une évolution plutôt réconfortante.