DAOUDA GUEYE CONTRE LE CHARBON À BARGNY
Depuis dix ans, la population se mobilise sans relâche contre la centrale à charbon installée sur son territoire. Issu d’une famille de pêcheurs, Daouda Gueye est l’un de ces résistants, engagé depuis la première heure

Depuis dix ans, la population de Bargny, à 35 km de Dakar, se mobilise sans relâche contre la centrale à charbon installée sur son territoire. Issu d’une famille de pêcheurs, Daouda Gueye est l’un de ces résistants, engagé depuis la première heure. Dernier volet de notre série sur les résistants de la planète.
Ce mardi de début juillet, les femmes de Khelcom, un collectif de plus de 1 000 transformatrices de poisson, se sont réunies sur leur lieu de travail, à moins de 500 mètres de la structure de ferraille et d’acier contre laquelle elles sont en guerre depuis des années. Ce « monstre », comme les habitants l’ont surnommé, c’est la centrale à charbon de Bargny, une ville située à une trentaine de kilomètres de Dakar, au Sénégal.
L’atmosphère est saturée par les émanations des feux utilisés pour fumer le poisson mais aussi, plus grave encore, par les nuages gris, gorgés de particules dangereuses à haute dose, rejetés par « le monstre ». Une bombe sanitaire à retardement. L’air est difficilement respirable et pourtant ces femmes viennent chaque jour y travailler… Malgré les quintes de toux et les yeux qui piquent, l’auditoire ne perd pas de vue l’objectif de la réunion : l’avenir de Khelcom et les actions à mener contre cette silhouette menaçante se dressant à l’arrière-plan. Parmi toutes ces mères de famille, Daouda Gueye détonne. Volonté de fer, il est l’un des premiers opposants au projet de la centrale et entend faire fermer celle-ci coûte que coûte.
Sur le trajet le menant au centre de la ville, ce Sénégalais de 65 ans se remémore la naissance de son engagement. Plongeant dans ses souvenirs, Daouda revient sur la première fois où il a entendu parler de l’affaire. C’était en 2007. Le militant associatif siégeait alors au conseil municipal. Il s’est retrouvé avec un dossier de 400 pages dans les mains. Il y était question d’un projet de centrale à charbon localisé à Bargny, qui devait produire 15 % de l’électricité du pays pour mettre fin aux fréquents délestages.
La naissance d’une révolte
Le président sénégalais de l’époque, Abdoulaye Wade, soutenait ce projet en personne. Le gouvernement sénégalais, la Senelec (Société nationale d’électricité du Sénégal) et la société suédoise Nykomb Synergetics, qui gère la centrale à travers la Compagnie d’électricité du Sénégal (CES), ont ainsi signé une convention d’achat d’énergie de vingt-cinq ans. « C’était un pavé trop complexe pour être compris par les gens », pense Daouda. Il se met à l’éplucher en détail, animé par un besoin d’agir qui le pousse depuis sa jeunesse à s’impliquer dans diverses associations. « On dit de moi que je suis une ONG ambulante », s’amuse-t-il.
Il se souvient avoir été outré par sa découverte : les populations n’ont pas été consultées ou mal informées, le projet leur a été imposé. Après avoir milité contre la Sococim, plus grande cimenterie d’Afrique de l’Ouest qui déverse chaque jour son lot de poussière dans la ville, la centrale à charbon de Bargny sera son nouveau cheval de bataille. « On a présenté ce projet comme facteur de développement mais cela s’est surtout fait à l’encontre des populations » assène-t-il.
Son premier fait d’armes ? Pendant un an, avec d’autres militants de la première heure, l’ingénieur en génie des procédés sillonnera les quartiers de Bargny pour sensibiliser la population aux dangers et enjeux du projet. Dès lors, ce père de cinq enfants, éternellement coiffé d’une casquette « à l’américaine », deviendra l’une des figures de l’opposition. « Je suis fiché maintenant ! » plaisante cet homme jovial.
Les pêcheurs léboue se lèvent contre la centrale
Rapidement, il observe la contestation contre la première centrale à charbon d’Afrique de l’Ouest qui émerge parmi la population majoritairement « léboue », une ethnie dont les membres sont traditionnellement pêcheurs. Lui-même, issu d’une famille de pêcheurs, connaît bien leurs difficultés. Avec le déversement des eaux usées et chaudes de la centrale dans la mer – précisément là où la Banque mondiale avait financé il y a quelques années, à hauteur de 200 millions de francs CFA (304 896 €), une nurserie pour faire revivre l’écosystème marin –, c’est leur métier qui est menacé. Et donc, toute l’économie de cette ville de 70 000 habitants.
L’enfant de Bargny, très enraciné, sera particulièrement blessé par la promesse non tenue de l’État d’octroyer des parcelles pour reloger les 1 400 familles de pêcheurs victimes de l’érosion côtière (Bargny est l’une des quatre régions du Sénégal les plus touchées par la montée des eaux). Pire, il expropriera même ces populations démunies et sans moyen de défense. « L’État a fait fi des titres fonciers émis pour donner les 120 ha à la Senelec », raconte-t-il, toujours révolté.
« Les centrales tuent à petit feu les populations »
Une trahison pour cet homme très droit. Bientôt suivi d’une seconde. Le gouvernement se portera en effet deux fois garant afin de permettre les décaissements de l’une des quatre banques partenaires, réticente à financer le projet à la suite du non-respect constaté des normes environnementales. « Une aberration totale »pour ce résistant infatigable qui avoue se coucher tard, absorbé par ses recherches Internet sur le sujet. Ancien chef d’entreprise, il est depuis quelques années consultant. Un choix fait afin de dégager plus de temps pour son combat.
Le scientifique rejette l’option du charbon. « Les centrales à charbon tuent à petit feu les populations et polluent l’environnement » insiste-t-il. Le pays ne possédant pas de mines, il importe ce combustible d’Afrique du Sud. Depuis toujours, lui préconise le solaire, source d’énergie renouvelable, sans risque pour l’homme et la nature. En 2012, date initialement prévue pour la mise en service de la centrale, Daouda et ses amis militants sont persuadés que le projet va être abandonné : l’arrêt des travaux pendant plusieurs années leur donne bon espoir.
Sentiment d’injustice
Mais avec l’élection du président Macky Sall, le processus est relancé. Malgré tous leurs arguments – site en plein cœur de la ville et situé sur un lieu de culte, à proximité d’une école, d’habitations et d’un lieu de travail, destruction de l’écosystème et pollution de l’air –, la Direction de l’environnement et des établissements classés (Deec) délivrera l’autorisation de construire et d’exploiter à la CES.
Daouda se rappelle le sentiment terrible d’injustice qu’il a ressenti. Après ce coup dur, l’opposition se regroupera en 2014 au sein du collectif des populations affectées de Bargny, afin de « légitimer le combat et faire entendre nos voix ». Il en est l’administrateur. « À partir de là, nous avons pu compter sur le soutien d’ONG et associations internationales. » Elles les épaulent, les forment et les soutiennent financièrement. Daouda évoque la grande manifestation organisée le 13 mai 2016 : plus de 5 000 personnes s’étaient mobilisées, « habillées en rouge, couleur de la colère ». Un succès qui leur permettra de faire connaître leur combat. Mais cela ne stoppera rien. La centrale est mise en marche en 2018.
À mesure que son implication s’accentue, les pressions augmentent. Il se souvient de ce contrôle du fisc lui réclamant sous sept jours la somme de 70 millions de francs CFA (106 713 €) pour des impôts non réglés, « une affaire montée de toutes pièces », dit-il. Ou encore des chefs religieux venus parler à ses parents, espérant ainsi le décourager, les rumeurs de corruption ou bien encore les demandes de visa déboutées. Comme ses amis militants, Daouda est persuadé que son téléphone est sur écoute.
« Prudent comme la marche du serpent »
Menaces, intimidations et coups bas, tous les moyens sont bons. Et cela encore plus depuis leur première victoire : les militants ont obtenu la transformation de la centrale en centrale à gaz en 2021. Daouda reste cependant méfiant quant à la date réelle d’application de la mesure, échaudé par les promesses jamais tenues. « Ceux contre qui nous nous battons (la mairie, la centrale et l’État) utilisent tous les canaux qui sont à leur disposition pour nous faire taire », rapporte-t-il.
S’il n’a pas peur – « depuis le temps, je suis habitué ! » rigole-t-il –, il se demande néanmoins jusqu’où ils iront. « Ils utilisent des moyens de plus en plus violents pour nous museler à tout prix », se désespère-t-il. Plusieurs des membres du collectif ont ainsi déjà été convoqués par la police, sans suite. Dans cette ambiance générale de suspicion, difficile d’accorder sa confiance. Trompé à plusieurs reprises, le Sénégalais n’accorde plus aucun crédit ni aux études menées ni aux paroles des politiciens. « Nos contacts avec la mairie sont rompus, et quant à l’État, il n’y a pas d’échange », résume-t-il.
S’il n’aime pas ce monde peu reluisant qu’il a découvert, toutes ces tentatives de déstabilisation l’ont en revanche convaincu de la justesse de son action. « Quand le combat est noble, on est toujours contrecarré », relativise celui qui peut compter sur le soutien de sa famille. Toujours positif, il confesse cependant que cette situation l’épuise et le stresse. « Il faut être prudent comme la marche du serpent », lance-t-il, mystérieux. Malgré tout, impossible pour lui d’arrêter tant que la centrale ne respectera pas les normes environnementales. Le collectif demande sa fermeture pure et simple ou sa délocalisation. Après avoir porté plainte sans succès contre les banques partenaires du projet, le mouvement veut désormais s’attaquer à l’État sénégalais. Après dix ans de lutte, Daouda reste confiant.