« LA TRANSITION AU NUMERIQUE EST MAL GEREE AU SENEGAL »
“Ce jeune est une fierté africaine’’, disait le ministre ivoirien de la Culture et de la Francophonie, Maurice Bandaman, parlant du directeur de la maison de production Cinekap, Oumar Sall.

“Ce jeune est une fierté africaine’’, disait le ministre ivoirien de la Culture et de la Francophonie, Maurice Bandaman, parlant du directeur de la maison de production Cinekap, Oumar Sall. Malgré les difficultés notées dans l’environnement de la production cinématographique, il s’impose et réalise des merveilles. Cinekap compte à son actif la production des deux Etalons d’or de Yennenga que le Sénégal a gagnés, “Tey’’ et “Félicité’’, ainsi qu’un Poulain d’argent, avec “Une place dans l’avion’’. Aujourd’hui, il va au festival de Cannes avec “Atlantique’’ de Mati Diop. Que de succès ! Pourtant, il évolue dans un environnement difficile. Il en parle dans cet entretien
Que pouvez-vous nous dire sur le film “Atlantique’’ réalisé par Mati Diop, produit par Cinekap et sélectionné à Cannes cette année ?
Je rends d’abord grâce à Allah. Arriver à ce niveau est une chose à la fois inédite et exceptionnelle. Cela renferme beaucoup d’émotions et de fierté. C’est exceptionnel, parce que c’est le premier long métrage de Mati Diop. Moi, en tant que producteur, c’est le premier film que je dépose au festival de Cannes. C’est exceptionnel également, parce que c’est la première fois que l’Afrique se gère et fixe ses droits dans un film comme celui-là et finalement même le film est déclaré au nom du Sénégal qui, aujourd’hui, doit récupérer l’ensemble des dividendes médiatiques
Comment êtes-vous arrivé à faire inscrire ce film au pavillon Sénégal à Cannes ?
Le pavillon Sénégal est un support qui est né il y a longtemps. Je pense que c’était même un pavillon du livre. C’est un espace dédié qu’on va utiliser pour faire, je pense, la promotion de nos politiques culturelles, mais aussi de nos propres projets de développement. Le plus important, à mon avis, est que le film m’a été présenté par des coproductrices françaises qui connaissent Mati que je remercie beaucoup. On a travaillé en parfaite intelligence pour arriver à faire ce film. Le récit s’est passé au Sénégal. Les principaux acteurs en étaient à leur première expérience. Vous allez voir tout le talent dont a fait montre Mati Diop dans la réalisation. C’est une occasion pour moi de magnifier le savoir-faire des techniciens sénégalais. Soixante-cinq techniciens ont participé au tournage de ce film et il y a beaucoup de chefs de poste sénégalais. C’est quelque chose d’extraordinaire. Quand on donne les chiffres pour un film comme ça, il y a souvent de petites difficultés pour les petites boites africaines comme la nôtre. La question qu’on se pose alors, c’est comment faire pour mobiliser les fonds nécessaires. Au Sénégal, nous avons le Fopica (Ndlr : Fonds de promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle) et les entreprises. Nous avons eu un apport institutionnel du Fopica. Nous en avons aussi reçu des partenaires du Sud, notamment de l’Oif (Ndlr : Organisation internationale de la Francophonie), Tv5 Monde, Canal+ Afrique et même de la Côte d’Ivoire. Une coopération Sud-Sud que nous avons montée pour arriver à asseoir ces accords de coproduction. Cela est le travail du producteur et nous avons réussi à le faire. J’ai l’habitude de dire qu’ici au Sénégal, un producteur est considéré comme un faiseur d’autoroutes qu’on oublie tout de suite après. Or, la vie de l’œuvre, le fait de faire exister l’œuvre dépend du travail des producteurs, car la fabrication, les moyens de fabrication, la mise en œuvre relèvent du travail du producteur. J’ai coproduit avec les films du Bal (Ndlr : France) “Frakas’’ en Belgique. Donc, il y a des coproducteurs. Il n’empêche, le groupe Afrique a 20 %, mais tout est déclaré au nom du Sénégal.
Sachant que la propriété d’un film dépend souvent de l’apport financier, comment, avec un apport seulement de 20 % du budget, vous êtes arrivé à faire de ce long-métrage un film sénégalais ?
On a un poids qui n’est pas financier. D’abord, Mati est sénégalaise. C’est à prendre en compte. Ensuite, le récit du film se passe au Sénégal. Enfin, la boite de production et les accords que j’ai pu trouver avec les boites coproductrices. Voilà ce qui a fait que le film est déclaré sous la bannière du Sénégal et de l’Afrique
Aujourd’hui, en tant que producteur, que pensez-vous que les pays africains devraient faire pour concrétiser les coproductions Sud-Sud ?
Il faut une somme de nos cinématographies. Donc, on doit avoir des cinématographies fortes avec, d’abord, une coopération entre nous. Aujourd’hui, on ne peut pas vouloir une chose et son contraire. On a l’Union monétaire ouest-africaine, mais le Sénégal, la Côte d’Ivoire, tous les pays devraient arriver à un accord commun, par exemple, avec la France, pour qu’en cas de coproduction, il y ait un taux communautaire. Nous sommes à 20 % entre le Sénégal et la France, mais je pense qu’on pourrait aller jusqu’à 10 %. Cela peut favoriser l’investissement, c’est-à-dire que cela va encourager les gens à venir tourner chez nous. N’oublions pas qu’on a la démocratie, le soleil, des techniciens talentueux. Mais dans les questions de structuration du cinéma africain, il faut travailler à valoriser la main-d’œuvre pour que ça profite aux techniciens. On ne doit pas rester là à recevoir une foudre monétaire, parce que ces accords signés avant la dévaluation méritent aujourd’hui qu’on les revoie. Ce sont des choses techniques. Nous les praticiens avons des expériences en matière de coproduction et pouvons contribuer et dire aux décideurs : “Voilà nos attentes.’’ Je pense que ce développement doit être ce qu’on appelle des contributions. Il faut que nous, les acteurs, nous réunissions et nous organisions afin d’apporter nos contributions pour l’orientation que nous voulons donner à ces types de négociations et ce que nous appelons la communauté cinématographique africaine. Parce que c’est l’Afrique en marche, l’Afrique qui aide l’Afrique. Il y va de l’identité de nos cinématographies africaines. Plus les gens paient, plus ils tirent la couverture sur eux. Voilà la vérité. Aujourd’hui, dans le Btp, prenons le Grand Théâtre ; on dit le Grand Théâtre chinois, parce qu’il renvoie à l’identité des bâtiments en Chine. Ce ne sont pas nos architectes qui l’ont conçu pour donner notre identité à ce bâtiment. On a l’argent et on oublie de négocier l’identité. C’est valable dans le cinéma. Le fait qu’un Etat finance son cinéma permet de davantage s’asseoir sur ses socles de valeur et encore de négocier. C’est cela qui va nous permettre de nous inscrire dans l’universalité. Voilà l’importance d’avoir des communautés cinématographiques fortes et d’avoir des Etats qui financent, mais également qui créent un écosystème favorable avec la taxation des géants du numérique, des sociétés de téléphonie. Ces sociétés s’appuient sur la culture pour se développer.
Aujourd’hui, au Sénégal, il y a des sociétés de téléphonie qui se mettent carrément à la production cinématographique.
La production est un métier. Vous citez n’importe quelle société de téléphonie ici, elles aident dans la production, avec ce qu’on appelle le placement de produits dans le domaine du cinéma. Cela ne signifie même pas aider, puisqu'elles en tirent les dividendes médiatiques. Il y a une autre démarche, ce qu’on appelle du revenu sharing au producteur. Ils vous disent : “Donnez-moi du contenu et de l’argent.’’ Vous leur donnez un film déjà fabriqué qu’elles font passer sur leurs plateformes, les exploitent comme nos télévisions et prennent un pourcentage. Or, c’est nous qui avons fabriqué le film. On ne peut pas donner et du contenu et de l’argent, cela ne marche pas. Pour un vrai producteur, cela ne marche pas. Peut-être dans le cadre des séries télévisées, on peut trouver des modèles économiques, mais, dans le cinéma, il est tout à fait difficile de ne pas participer en amont dans le plan de financement. C’est à ce niveau qu’on les attend. Je peux donner l’exemple d’une société comme Orange. Aujourd’hui, le guichet où peuvent puiser les producteurs se trouvent en France. Or, l’ingénierie financière qui permet de gagner de l’argent se trouve ici en Afrique. Le marché est en Afrique. On peut sagement leur demander de nous permettre de pouvoir solliciter ce guichet sans pour autant passer par une société française ou européenne. C’est cela qu’on veut. On veut qu’on nous enrichisse dans nos plans de financement. C’est cela qui nous permettrait de financer des films comme “Atlantique’’. Si j’avais la participation d’une société comme Orange dans le plan de financement, cela aurait pu nous faciliter certaines démarches et certaines choses. C’est ce que nous réclamons et on ne lâchera pas. Nous croyons qu’on l’aura, parce que le fonctionnement actuel n’est juste pas possible.