UNE RÉFLEXION CRITIQUE SUR LE MALAISE POSTCOLONIAL.
EXCLUSIF SENEPLUS - Rarement une œuvre m’aura autant confronté à mes biais cognitifs que Les ressentiments d'Elgas. Les maîtres-accusateurs qu’il désigne, comme Cheikh Anta, Fanon, ou Boris Diop, s’inscrivent dans la contestation d’un ordre encore actif

Tel un funambule suspendu au-dessus d’un abîme, le chercheur chemine entre l’exigence de rigueur et l’audace du doute, avançant sur le fil fragile de la pensée critique. Penser, c’est déconstruire, c’est interroger, c’est embrasser l’instabilité du savoir sans chercher de refuge dans les certitudes. Face aux écueils des biais cognitifs, le chercheur doit toujours chercher à conjuguer méthode et autocritique, convaincu que la critique sociale ne saurait se limiter à l’étude de l’altérité : elle exige aussi un regard lucide sur soi-même. C’est avec cette vigilance que je m’étais forgé, avant même d’ouvrir Les Bons Ressentiments : Une Réflexion Critique sur le Malaise Postcolonial.
Pourquoi ce titre ?
Je reprends ici cette interrogation stimulante de la préfacière Sophie Bessis, qui formule avec justesse dans sa préface :
« Ce qui fait que les deux affluents, du Sud et du Nord, se sont rejoints afin de former un courant assez puissant pour s’imposer dans le débat mondial est le partage de cette passion triste qu’est le ressentiment. » (page 5)
Comprendre et dépasser le ressentiment pour une Afrique réinventée
Rarement une œuvre m’aura autant confronté à mes biais cognitifs que Les bons ressentiments d’Elgas. Avant même de lire le texte, j’avais formulé une critique basée sur quelques extraits et interviews, une démarche que je reconnais aujourd’hui comme hâtive. Une lecture attentive de l’essai m’a révélé la profondeur et la richesse des réflexions proposées. Certes, j’ai quelques réserves, mais les questions fondamentales qui sont abordées dans ce livre sont d’une importance capitale, de part et d’autre, lorsqu’on interroge le cadre postcolonial dans des dynamiques universelles.
Dans une prose à la fois acérée et ondoyante, il nous entraîne dans une dialectique vivante, une danse intellectuelle où passé et futur s’entrelacent pour imaginer un monde affranchi des enfermements idéologiques.
Il ébranle nos grilles de lecture, révèle ces structures invisibles qui orientent nos perceptions. Sa réflexion, bien au-delà du ressentiment postcolonial, explore non seulement les méandres de la mémoire, de la justice et des rapports de pouvoir, mais aussi suggère en filigrane une réflexion sur la neutralité axiologique et la notion déconstruction.
Le cœur de l’ouvrage réside dans l’exploration de formes de ressentiment, ce mélange complexe de colère, d’humiliation et de frustration, est comme dans une perspective nietzscheenne[i],une force ambivalente : il peut être à la fois moteur de transformation sociale et piège immobilisant. A l’instar du philosophe allemand, Elgas distingue implicitement un ressentiment actif, porteur d’émancipation, d’un ressentiment passif, enfermé dans la victimisation.
D’un côté, le ressentiment peut révéler les injustices structurelles héritées de la colonisation et nourrir une volonté légitime de transformation. D’un autre, lorsqu’il s’enracine dans une fixation sur le passé, il enferme les sociétés dans une posture victimaire stérile. L’auteur exhorte à transcender la plainte pour transformer l’énergie du ressentiment en un levier de changement constructif. Le ressentiment en tant que symptôme d’un malaise collectif peut être présenté comme des opportunités pour réfléchir sur les dynamiques sociales et intellectuelles. Cette approche critique, Elgas l’effectue dans une analyse approfondie de figures et de dynamiques historiques.
Dans le chapitre Portraits d’aliénés, il convoque des figures telles que l’écrivain malien Yambo Ouologuen, dont les critiques incisives lui ont valu d’être rejeté, parfois même par ses pairs africains. À travers cet exemple, Elgas montre comment la littérature africaine, loin d’être un simple espace d’expression culturelle, devient un champ d’affrontement idéologique. Les accusations portées contre des écrivains jugés trop critiques, voire « afro pessimistes », révèlent une tension profonde entre la volonté de préserver une image valorisée de l’Afrique et la nécessité d’une critique interne. La littérature, dans ce contexte, apparaît comme un lieu où émergent de nouveaux intellectuels révolutionnaires, capables de confronter les contradictions des sociétés africaines.
Cette réflexion se poursuit dans La Fabrique des nouveaux rebelles Chapitre II), où Elgas analyse l’usage du concept de « colonialité » par certains intellectuels africains. Ce terme, central dans les discours décoloniaux, vise à dénoncer les prolongements de la domination coloniale dans les structures actuelles de pouvoir. Rappelons-le, le terme "décolonial" émerge dans les années 1990, porté principalement par des intellectuels latino-américains comme Aníbal Quijano, Walter Mignolo et Enrique Dussel. Ce concept critique l'héritage persistant du colonialisme dans les structures sociales, économiques et culturelles. La "colonialité du pouvoir" de Quijano décrit comment les hiérarchies de domination persistent même après la fin des empires coloniaux. La pensée décoloniale met en lumière la domination épistémologique, économique et culturelle du savoir occidental tout en valorisant les perspectives des cultures colonisées.
Il est important de préciser que les penseurs décoloniaux, qui critiquent l'eurocentrisme et la colonialité du savoir, ont emprunté le concept derridien de « déconstruction » pour construire leur grille théorique. Cette approche consiste à mettre en lumière comment les oppositions binaires (telles que présence/absence, langage/écriture) sous-tendent nos systèmes de pensée et de pouvoir.
Bien que Jacques Derrida[ii] s'attaque aux structures de pensée qui fondent nos catégories de connaissance, la démarche décoloniale va plus loin en dénonçant et en déconstruisant les hiérarchies raciales, culturelles et géopolitiques héritées de la colonisation. Ainsi, les deux approches visent à exposer les structures de domination invisibles et à ouvrir la voie à de nouvelles formes de savoirs et d'interactions sociales.
En somme, la déconstruction derridienne et le décolonial partagent l'objectif de déconstruire des systèmes établis et de proposer des perspectives alternatives. Cependant, le décolonial se distingue par son ancrage spécifique dans les réalités post-coloniales et dans les luttes contre les héritages de la colonisation.
Dans cette perspective, Elgas soumet le concept décolonial à une série de distorsions en interrogeant notamment les rapports de pouvoir et les oppositions binaires qui structurent nos modes de pensée, y compris au sein de ceux qui l’utilisent.
Autrement dit, Elgas soumet la logique critique du mouvement décolonial à une réflexion interne, ce qui permet de remettre en question les hiérarchies implicites et les systèmes de domination présents dans les discours et postures des penseurs décoloniaux. Il critique notamment l'instrumentalisation de ce concept par certains intellectuels qui, en l’utilisant pour légitimer leur place dans les cercles académiques, surtout occidentaux, finissent par en faire un outil de positionnement personnel, s’éloignant dans une certaine mesure de l'objectif initial de transformation sociale.
Cette critique trouve un écho dans les travaux de Michel Foucault[iii] sur le pouvoir et le contrôle des récits. Dans L’Ordre du discours et Surveiller et punir, Foucault analyse comment les discours dominants ne se contentent pas de refléter des vérités historiques, mais les produisent, excluant les récits alternatifs et marginalisant ceux qui contestent l’ordre établi. Il semble qu’Elgas applique cette grille d’analyse aux discours décoloniaux, en démontrant que certains intellectuels africains, tout en critiquant la colonialité, s’inscrivent dans des dynamiques institutionnelles qui reproduisent ces mêmes structures de pouvoir. Par une approche dialectique, Elgas met en lumière la difficulté pour ces intellectuels de concilier leur critique de l'Occident avec leur dépendance à ses réseaux de validation. Il met en évidence un paradoxe majeur : bien que les intellectuels africains dénoncent les injustices du colonialisme, ils demeurent souvent attachés aux réseaux de validation occidentaux. Selon l’auteur, cette contradiction incarne l’enchevêtrement des rapports de pouvoir dans les sociétés postcoloniales.
Dans le chapitre Généalogie du sentiment anti-français et anti-occidental, Elgas interroge la légitimité des ressentiments envers l’Occident, les replaçant dans une perspective historique et morale. Il met en évidence que certaines élites africaines exploitent le passé colonial et les luttes anticoloniales pour légitimer leur pouvoir, tout en détournant l’attention des réformes nécessaires.
Cette situation observée par Elgas, soulève une question essentielle : comment maintenir l'intégrité d’un discours critique quand il est utilisé pour légitimer des positions dans les mêmes systèmes qu’il critique ?
Bien que ces ressentiments soient compréhensibles, Elgas met en garde qu'ils risquent de devenir des obstacles à une transformation constructive s’ils ne sont pas accompagnés d’une réflexion critique. Il soutient la nécessité de dépasser ces ressentiments pour permettre une reconstruction durable des sociétés africaines.
Mais la question que nous nous posons est celle-ci : peut-on réellement se débarrasser de « bons ressentiments » dans un système de domination permanente ? Autrement dit, l’Universel serait-il un espace de rencontre exempt de rapport de pouvoir asymétrique ? L’intellectuel africain peut-il sortir de cet étau que j'appelle "paradigme schizophrénique" ?
Le "paradigme schizophrénique" désigne ici précisément cette contradiction dans laquelle l’intellectuel se trouve : tout en dénonçant les injustices d’un système, il se retrouve néanmoins impliqué dans ce même système, cherchant validation et reconnaissance au sein des structures qu’il prétend critiquer et remettre en question.
Certes, l’intellectuel, en particulier, lorsqu’il adopte une approche pluridisciplinaire, est souvent confronté à une forme de schizophrénie intellectuelle, mais cette situation devient problématique lorsqu’il ne l’accompagne pas d’une réflexion éthique. Sortir de ce paradigme n’est pas seulement un défi moral, mais aussi stratégique.
Face aux injustices, l’adoption d’une posture de neutralité vis-à-vis des structures dominantes pourrait être perçue comme une attitude de complicité. En lisant Les Bons Ressentiments, je perçois en filigrane la question de la neutralité axiologique, un principe formulé par Max Weber, selon lequel le chercheur doit s'abstenir d'introduire ses propres valeurs dans son analyse. Bien que l'objectivité scientifique implique effectivement une certaine neutralité axiologique, cette posture devient problématique lorsqu'on évolue dans un contexte marqué par des injustices ou des inégalités persistantes. Dans de telles circonstances, la volonté de rester neutre peut, paradoxalement, se transformer en une forme de complicité avec les structures de pouvoir existantes, qui perpétuent des rapports de domination et d'oppression. L'engagement intellectuel s'avère donc crucial, notamment dans un contexte où les souffrances collectives sont souvent ignorées et invisibilisées.
Dans de telles situations, non seulement cette neutralité est difficile à maintenir, mais elle peut aussi être perçue comme une forme de complicité. Comme le souligne John Rawls[iv], le ressentiment est une réaction naturelle aux injustices systémiques, et il trouve sa justification morale dans des sociétés où les institutions échouent à respecter les principes d’équité.
Lorsque des rapports de pouvoir sont en jeu, exprimer du ressentiment signifie prendre en compte les enjeux politiques et sociaux sous-jacents aux systèmes de domination.
Dans leurs travaux récents, Khadim Ndiaye et Adam Shatz ont montré, respectivement à travers l’analyse de Cheikh Anta Diop et Frantz Fanon, comment ces deux penseurs ont su, au-delà de leurs postures scientifiques, rejeter la neutralité axiologique lorsqu'il le fallait. Khadim Ndiaye souligne que Diop a toujours intégré dans ses travaux les enjeux politiques et existentiels du colonialisme et de la colonialité dans la production des connaissances. Cette approche épistémologique explique son engagement politique. De même, Adam Shatz met en lumière que Fanon, profondément militant, n’a jamais cherché à rester neutre. Son œuvre doit donc être lue à travers son engagement pour la décolonisation. Ainsi, les œuvres de Diop et de Fanon ne peuvent être interprétées à l’aune de la neutralité axiologique ; il est nécessaire de dépasser cette posture de neutralité.
En réponse au système colonial, Frantz Fanon et Cheikh Anta Diop ont utilisé des renversements dialectiques pour déconstruire non seulement les discours dominants, mais aussi pour mettre en lumière les voies possibles de dépassement des contradictions inhérentes à ces systèmes de domination. Leur engagement intellectuel a permis d’ouvrir des pistes de réflexion sur la transformation des consciences et sur la réinvention des rapports sociaux, culturels et politiques.
Dans cette perspective, les expressions d’agentivité qui imprègnent les sciences sociales africaines trouvent leur légitimité. Même si Elgas semble conscient du risque de trahir cette agentivité en l’associant à une « chasse aux sorcières » (p.84), il est crucial de comprendre que les « maîtres-accusateurs » qu’il désigne, comme Cheikh Anta Diop, Frantz Fanon, ou encore Boubacar Boris Diop, s’inscrivent dans une longue tradition de contestation d’un ordre politique et épistémologique encore actif. Par conséquent, leurs œuvres ne sauraient être réduites à une « pensée vengeresse ». Loin d’une simple analyse des injustices passées, leurs écrits ouvrent des voies inédites pour une transformation des consciences et pour de nouvelles perspectives sociales et politiques. Le CODESRIA, cité par Elgas, ne doit pas être perçu comme un simple foyer anti-occidental. Il incarne une volonté de promouvoir une agentivité africaine. En dépit des critiques, le CODESRIA demeure aujourd'hui l’une des rares institutions académiques sur le continent à mobiliser les sciences sociales pour le développement de l’Afrique.
Cela dit, à travers une critique nuancée de la rhétorique décoloniale et des « maîtres-accusateurs », l’auteur nous pousse à reconnaître les tensions entre l’opposition à l’ordre dominant et la reproduction des structures que l’on cherche à déconstruire. Cette démarche ouvre un espace crucial pour réévaluer nos outils d'analyse des rapports de pouvoir, tout en repensant la manière dont nous construisons, valorisons et dévalorisons les savoirs dans une dynamique d'émancipation intellectuelle et sociale.
Les Bons Ressentiments se transforment ainsi en un appel à une transformation radicale, une réinvention des récits sociaux et politiques, permettant aux voix longtemps marginalisées de résonner enfin dans l’espace public. En somme, même si certaines de ses propositions ne correspondent pas à toutes les visions, ce livre est indispensable à la compréhension des enjeux contemporains de la décolonisation intellectuelle et sociale. Il est essentiel de le lire, non pas pour adhérer à toutes ses idées, mais pour engager une réflexion plus large sur les conditions de possibilité d’un avenir plus juste et plus équitable, libéré des structures héritées du passé.
Elgas. (2023). Les bons ressentiments : Une réflexion critique sur le malaise postcolonial. Paris : Riveneuve, Collection Pépites.
[i] Dans La Généalogie de la morale (1887), Nietzsche distingue deux formes de ressentiment :
Moteur légitime : Réaction naturelle à l’injustice, il peut inverser les valeurs, comme dans la morale chrétienne.
Poison destructeur : Lorsqu’il persiste, il paralyse l’action et nourrit la rancune, créant une « morale des esclaves ».
Nietzsche invite à dépasser ce ressentiment par la création de valeurs affirmatives.
Référence : Nietzsche, Friedrich. La Généalogie de la morale (1887).
[iii] Foucault, Michel. (1971). L'Ordre du discours. Paris: Gallimard.
[iv] Rawls, John. (1971). A Theory of Justice. Cambridge, MA: Harvard University Press.
Derrida, J. (1967). L'écriture et la différence. Paris : Les Éditions de Minuit.