YOUSSEF OMAÏS, L'EMPIRE D'UN SOLITAIRE
Il a orchestré seul l'une des plus belles réussites économiques du Sénégal. Celui qui a détrôné Nestlé avec ses cubes de bouillon, vient de transmettre son empire à un fonds marocain. Portrait d'un entrepreneur visionnaire à l'heure de passer la main

(SenePlus) - Dans le faubourg industriel de la route de Rufisque à Dakar, entre portails gris et murs colorés aux teintes criarde de jaune et rouge, se cache l'une des success stories les plus discrètes du Sénégal. Youssef Omaïs, 70 ans, vient de céder la majorité de son empire agroalimentaire Patisen à un fonds d'investissement de la famille royale marocaine, marquant la fin d'une ère pour celui qui a révolutionné les habitudes culinaires ouest-africaines.
L'histoire commence dans les années 1970, quand la famille Omaïs, d'origine libanaise, tenait des boulangeries, pâtisseries et le salon de thé couru "Le Bruxelles" à Dakar. Youssef, huitième d'une fratrie de douze enfants, abandonne sa passion pour le cyclisme de haut niveau pour rejoindre les affaires familiales avant ses 20 ans.
Dix ans après l'indépendance du Sénégal, le jeune entrepreneur observe avec acuité le marché alimentaire local dominé par les groupes européens comme Nestlé. "J'ai senti qu'il y avait quelque chose à faire", confie-t-il au Monde dans un rare entretien téléphonique. "Je voyais que ces grands groupes se développaient, occupaient le marché. Leurs produits étaient fortement consommés."
En 1981, il lance Patisen - contraction de "pâtisserie" et "Sénégal" - d'abord comme entreprise de négoce alimentaire spécialisée dans les intrants de boulangerie. Rapidement, il se diversifie dans les produits du petit déjeuner en rachetant une usine abandonnée à un Français. Sa première grande intuition : miser massivement sur la publicité pour imposer ses marques dans l'espace urbain sénégalais.
Après un passage difficile avec le géant suisse Barry Callebaut qui prend le contrôle de son usine avant de la fermer dans les années 1990, Youssef Omaïs revient en force en 2007. Cette fois, il vise plus haut et se lance dans la production de bouillon cube, révolutionnant les cuisines sénégalaises.
"Il a été à l'écoute, il a fait les marchés, il a vu le comportement des femmes, il a analysé l'économie. Son bouillon est arrivé à point nommé, à un moment où les habitudes culinaires changeaient", explique Virginie Cissé, ancienne secrétaire générale du groupe, selon Le Monde. Le cube fait gagner un temps précieux à une nouvelle génération de femmes actives, quand leurs "grands-mères, des femmes au foyer, utilisaient des produits naturels, des feuilles et autres".
Face au mastodonte Nestlé et son célèbre cube Maggi, Patisen développe une stratégie redoutable. L'entreprise se fournit localement en sel - le premier ingrédient -, emploie "100 % de Sénégalais" et créé toute une déclinaison de marques (Doli, Ami, Adja) pour occuper les rayons. Résultat : "Le gâteau s'est partagé, on avait les deux tiers du marché", savoure aujourd'hui l'entrepreneur.
La troisième intuition majeure de Youssef Omaïs révolutionne la distribution en Afrique : la vente à l'unité. "Youssef a compris ça avant tout le monde", salue son ami Abbas Jaber, Franco-Sénégalais d'origine libanaise. "La ménagère africaine, elle va tous les jours au marché avec un petit budget, elle achète tout par petites doses, au jour le jour, du bouillon à la moutarde. Ce marketing a été la clé de sa réussite."
Patisen décline l'essentiel de sa gamme - jusqu'à une cinquantaine de produits - en minisachets, bâtonnets et autres formats microdose. Cette "sachétisation de l'économie", embryonnaire dans les années 2000, devient aujourd'hui un marqueur de la consommation en Afrique subsaharienne, malgré les critiques sur son coût économique et écologique.
Au tournant des années 2010, le groupe connaît "une croissance impressionnante de plus de 50 % par an", selon l'administrateur indépendant Philippe Delacroix cité par Le Monde. Les revenus culminent à environ 150 millions d'euros en 2019, dont la moitié pour le bouillon, faisant de Patisen l'un des rares fleurons industriels du Sénégal avec ses 5 000 employés.
Un patron atypique aux ambitions continentales
Dans les sphères économiques sénégalaises, Youssef Omaïs est reconnu comme un "bourreau de travail" et un "bâtisseur". Mais l'homme reste singulier. Son management omniprésent "ne colle pas avec les méthodes enseignées dans les écoles", s'amuse Virginie Cissé.
Réputé humble et humaniste, "ce n'est pas un tueur, pas quelqu'un qui a les dents longues", confirme Abbas Jaber. Loin de l'image du businessman impitoyable, l'entrepreneur a pourtant côtoyé le "beau monde", comptant Michel Berger et France Gall parmi ses amis. Il raconte être invité dans leurs demeures parisiennes et de Ramatuelle avant le décès du chanteur.
Puis, comme d'autres entrent dans les ordres, Omaïs se dévoue entièrement à l'industrie. "J'ai sacrifié ma vie à l'entreprise, à la création de produits, d'usines. (...) Comme si j'étais venu sur terre pour travailler et non m'amuser", confie-t-il sans ironie au Monde. Éternel célibataire sans enfants ni successeur désigné, il personnifie son groupe dans une solitude qui évoque les chansons de son ami Michel Berger.
Fin 2023, l'entrepreneur de 70 ans se résout à une vente qu'il qualifie de "douloureuse". Plusieurs facteurs l'y poussent : le besoin de mettre de l'ordre dans ses affaires, des batailles fiscales avec l'État, et surtout les répercussions du Covid-19 et de la guerre en Ukraine qui ont secoué son groupe. Le chiffre d'affaires a chuté, les coûts des matières premières importées ont explosé, la dette s'est alourdie.
Le fonds d'investissement Al Mada, majoritairement détenu par la famille royale du Maroc, rachète la majorité du capital pour un montant confidentiel. "C'est un groupe respecté, différent des autres fonds qui vont presser les citrons pour avoir de l'ebitda", justifie l'entrepreneur. La pérennité de l'entreprise et de ses "générations d'employés" a été centrale dans sa décision.
Désormais sans fonction exécutive mais restant administrateur et actionnaire minoritaire, Youssef Omaïs entend se consacrer à des "projets plaisir", peut-être des hôtels pour créer de l'emploi et éviter que des milliers de jeunes "partent en mer". "Je ne peux pas rester sans travailler, je crois que je vieillirais", conclut-il dans un sourire.
Le roi du bouillon cube reste fidèle à ses habitudes : pas question de déménager de sa maison discrète au cœur du faubourg industriel qu'il a contribué à faire prospérer. Une fidélité qui résume l'homme et son parcours, de la boulangerie familiale à l'empire agroalimentaire, en passant par la révolution des habitudes culinaires de l'Afrique de l'Ouest.