LES TRIBULATIONS INTELLECTUELLES DE SAMI TCHAK
Dans un roman mêlant érudition et humour, l’écrivain togolais dresse un panorama brillant des théories élaborées depuis des décennies sur l’Afrique

De quoi parle-t-on au juste lorsqu’on évoque l’Afrique ? D’un continent réel, d’un concept ou d’un fantasme ? C’est à ces questions que cherche à répondre Le Continent du Tout et du presque Rien, de Sami Tchak. Ceux qui suivent l’œuvre de cet écrivain togolais depuis ses débuts, en 1988, jusqu’à ses récentes Fables du moineau (2020) savent que ses livres déconcertent par la diversité de leurs sujets comme par leur traitement.
Paru il y a quelques semaines, son nouveau roman ne déroge pas à cette règle : Sami Tchak commence par s’y glisser dans la peau de Maurice Boyer, universitaire français né à Poitiers au lendemain de la seconde guerre mondiale et qui, parvenu à l’âge de la retraite, fait le bilan de sa vie. S’il se raconte un peu sur le plan privé, c’est surtout à sa carrière d’ethnologue que Boyer consacre l’essentiel de son propos – une carrière débutée à la fin des années 1960, sur les traces des « grandes sommités en anthropologie, en ethnologie et en sociologie : Georges Balandier, Michel Leiris, Pierre Bourdieu, Claude Lévi-Strauss, Raymond Aron, pour n’en citer qu’un petit échantillon… ».
Ainsi comprend-on dès les premières pages qu’il s’agit pour le narrateur de replacer sa trajectoire personnelle dans la perspective savante d’une cinquantaine d’années de théories sur l’Afrique, depuis le « regard vertical » élaboré par les Européens sur l’Autre jusqu’à la pensée des intellectuels africains sur leur propre continent : « Nous avons par exemple le Malien Amadou Hampâté Bâ, le Sénégalais Cheikh Anta Diop et le Voltaïque Ki-Zerbo », note ainsi Boyer.
« Des poissons pris dans un filet »
Pour ce dernier, tout commence en 1970 lors de son « terrain en pays tem », au Togo, où, seul Blanc d’un village, il va « étudier » les habitants. Accueilli avec d’autant plus d’intérêt qu’il a appris la langue locale, Boyer est initié aux règles de sociabilité, amené à vivre des expériences spirituelles, sexuelles… Bref, il s’intègre au point de « connaître très bien » ce petit bout d’Afrique – du moins le croit-il. « Tu es venu ici dans la saine intention de nous observer, de nous comprendre, Maurice, mais en vérité, tu continues la grande œuvre occidentale : penser les autres, produire du sens sur eux et les mettre dans la situation des poissons pris dans un filet », lui rappelle-t-on avec clairvoyance.
L’étudiant a beau arguer de la modestie de sa démarche, il n’en devient pas moins, à son retour deux ans plus tard, le grand « spécialiste » des Tem, ses connaissances s’additionnant à celles de ses pairs académiques dans la constitution d’un savoir global sur l’Afrique. Mais c’est sur ce point qu’on sent percer le questionnement du romancier : suffit-il de multiplier les recherches pour échafauder la réalité d’un continent ? Les ambitions professionnelles, les traces inconscientes de l’histoire, les affects n’oblitèrent-ils pas par avance toute pensée scientifique ?