RADIOGRAPHIE DES EFFONDREMENTS À DAKAR
EXCLUSIF SENEPLUS - Cette catastrophe n'est pas un simple accident mais le symptôme d'un mal systémique où s'entremêlent défauts de conception, matériaux non conformes, contrôles défaillants et jeux d'intérêts troubles

L’effondrement d’un bâtiment : pour une analyse systémique des causes, responsabilités et impacts socio-économiques
Un bâtiment (peu ancien) vient encore de s'effondrer à Dakar. Ce phénomène qui tend à se banaliser agit comme un révélateur des fragilités intrinsèques à la chaîne de valeur du secteur immobilier. Au-delà du côté spectaculaire amplifié par les réseaux sociaux et le drame humain, cet événement cristallise des enjeux techniques, juridiques et éthiques complexes, où se croisent défaillances structurelles, jeux d’acteurs et conséquences socio-économiques durables. Cette modeste contribution essaie d'explorer ces dimensions en intégrant une perspective interdisciplinaire.
I. Défaillances structurelles et humaines : une cascade de dysfonctionnements
L’effondrement d'un bâtiment procède rarement d’une cause unique, mais d’un enchaînement de négligences et d’erreurs systémiques et interconnectées :
1. Conception et calculs erronés
Beaucoup de bâtiments sont nés hors des murs des bureaux d'études techniques. Or, une sous-estimation des charges structurelles, une mauvaise évaluation des contraintes géotechniques, sismiques ou climatiques, etc. peuvent fragiliser l’édifice dès sa genèse. L’exemple du Champlain Towers South (2021, Miami) illustre ce risque : des défauts initiaux dans la conception des fondations, combinés à une corrosion non traitée, ont précipité la catastrophe.
2. Matériaux et techniques non conformes
L’utilisation de béton mal dosé, d’acier non galvanisé ou de procédés de construction accélérés (par ex., séchage forcé du béton) réduisent la résistance mécanique. Il faut dire que le fer à béton utilisé n'est souvent pas certifié. Dans nos pays sous-développés, la corruption permet l’emploi de matériaux contrefaits (par ex., l’effondrement du Rana Plaza - Bangladesh, 2013).
3. Contrôle et entretien défaillants
Les inspections périodiques, obligatoires dans de nombreux pays, sont parfois réduites à des formalités. Les rapports d’experts signalant des fissures ou des infiltrations (comme à Gênes avant l’effondrement du pont Morandi en 2018) sont quelques fois ignorés pour des raisons mercantiles ou politiciennes.
II. Jeux d’acteurs troubles dans le maquis des responsabilités juridiques
La construction et la gestion d’un bâtiment mobilisent une pluralité d’intervenants aux intérêts parfois antagonistes :
- Les promoteurs ou investisseurs peuvent opter pour des économies de court terme (réduction des coûts de matériaux, recours à une main-d’œuvre peu qualifiée, etc.) afin de maximiser la rentabilité de leur projet.
- Les architectes et ingénieurs quelques fois tiraillés entre l’innovation esthétique et les impératifs de sécurité. Certains peuvent sacrifier les normes techniques sous la contrainte des donneurs d’ordre.
- Les pouvoirs publics (particulièrement, les services de l’Urbanisme), chargés de délivrer les permis de construire et certificats de conformité, peuvent fermer les yeux sur des irrégularités à cause de pressions ou d’avantages politiques ou financiers.
- Les contrôleurs techniques dont l’indépendance est parfois compromise par des conflits d’intérêts, notamment lorsque leur rémunération dépend directement des promoteurs qu’ils sont censés surveiller. La frontière est quelques fois poreuse entre bureaux d'études et de contrôle.
Ainsi, la détermination des responsabilités s’appuie sur un arsenal juridique varié, mais dont l’application reste tributaire de la capacité à prouver la causalité entre les fautes et l’effondrement :
1. Responsabilité civile et pénale
Normalement, les bâtiments sont couverts par une garantie décennale. Les constructeurs et architectes sont tenus responsables des vices compromettant la solidité de l’ouvrage pendant dix ans. Combien d'ouvrages en bénéficient au Sénégal ? Au-delà de cette période, il y a, dans nos textes réglementaires, un désert ou flou juridique à combler. En outre, dans le cas d'une violation manifeste des normes, les dirigeants d’entreprises ou fonctionnaires corrompus risquent des peines d’emprisonnement car il s'agit de mise en danger délibérée (Code pénal).
2. Recours collectifs des victimes
Dans certains pays, les locataires et usagers lésés peuvent intenter des “actions de groupe” (class actions) pour obtenir réparation. Dans l’affaire du Grenfell Tower (Londres, 2017), les survivants ont poursuivi la mairie, les fabricants de matériaux inflammables et les certificateurs pour homicide involontaire. Malheureusement, cette pratique n'est pas encore développée au Sénégal.
III. Implications socio-économiques : le ripple effect d’une catastrophe
L’effondrement génère des conséquences en cascade, souvent sous-évaluées dans les analyses traditionnelles :
1. Impacts sur les locataires et usagers
En matière de conséquences économiques ou financières, on pourrait adopter la méthode DALA (Damage and Loss Assessment) souvent utilisée dans le cadre des inondations. Elle permet de distinguer les pertes et les dommages :
- Détérioration du matériel (pertes) : les outils de production, stocks ou données informatiques sont souvent irrécupérables. Les assurances couvrent rarement intégralement ces pertes, exigeant des preuves de valeur complexes.
- Perte de chiffre d’affaires (dommages, préjudices) : les commerçants et professionnels (cabinet médical, start-up) subissent un “préjudice économique direct” comme conséquences de la destruction de leurs locaux et équipements. Souvent, la durée moyenne de relocalisation (6 à 24 mois) peut entraîner une faillite, notamment pour les TPE. Ces dommages sont encore plus difficiles à quantifier.
Enfin, on néglige souvent les traumatismes psychosociaux car, au-delà du choc post-traumatique, la perte d’un lieu de travail ou d’un commerce ou investissement personnel peut ébranler l’identité professionnelle et sociale. Aussi, la superstition compte-t-elle pour beaucoup dans nos comportements…
2. Conséquences macroéconomiques
La fermeture d’un centre commercial ou d’un immeuble de bureaux affecte les fournisseurs, employés et clients, créant un vide économique dans le quartier. Cela participe d'une déstabilisation des marchés locaux. Aussi, on peut craindre une dépréciation immobilière dans le quartier. En effet, les bâtiments voisins voient leur valeur chuter par méfiance des investisseurs, même s’ils sont structurellement sains.
IV. Assurances et indemnisations : un parcours d’obstacles
Passé la phase de torpeur, commence, pour les propriétaires et usagers du bâtiment, un autre chemin de croix. Les mécanismes d’indemnisation, bien que théoriquement protecteurs, se heurtent à des limites pratiques :
- la garantie dommages-ouvrage permet une indemnisation rapide des propriétaires, mais exclut souvent les pertes d’exploitation des locataires ;
- l’assurance “pertes d’exploitation” quand elle est souscrite par les entreprises, couvre partiellement les manques à gagner, mais impose des franchises élevées et des délais de carence ;
- les assureurs, pour limiter leurs pertes, invoquent régulièrement les “clauses d’exclusion pour faute lourde” (par ex., non-respect avéré des normes), obligeant les victimes à engager des procédures judiciaires longues et des contentieux complexes.
V. Perspectives et prévention : vers une culture de la transparence
Les effondrements récents appellent à une réforme profonde des pratiques sectorielles. Par exemple, des audits techniques indépendants et rigoureux et la généralisation les inspections par des tiers certifiés non liés aux promoteurs. C'est le lieu de plaider pour un renforcement de l'Inspection générale des bâtiments (IGB) du Ministère en charge de la Construction. Elle est loin d'avoir les ressources humaines et matérielles nécessaires à l'exercice de ses missions.
À l'heure de la politique du Jub, Jubal, Jubanti, il est plus que jamais nécessaire que de tels incidents ne passent plus par pertes et profits. Que les expertises techniques et des enquêtes sérieuses soient faites. Que les responsabilités soient identifiées et situées clairement. Et le plus important, que les sanctions prévues par la Loi soient appliquées avec rigueur et fermeté. Mieux encore, que les textes soient renforcés si nécessaire. Enfin, des “obligations de vigilance” s'imposent aux banques finançant les projets, afin d’éviter les investissements dans des constructions risquées.
La protection des usagers pourrait être renforcée grâce à des fonds d’indemnisation publics pour les victimes économiques - fonds calqués sur le modèle des catastrophes naturelles.
Conclusion : savoir tirer les leçons
L’effondrement d’un bâtiment n’est pas qu’un accident technique : c’est un “fait social total” (pour reprendre les sociologues). Il est révélateur des équilibres de pouvoir, des priorités économiques et des vulnérabilités juridiques d’une société. Pour les locataires et usagers, il incarne une rupture brutale avec le quotidien, dont les stigmates économiques et psychologiques persistent bien après les décombres. Seule une approche holistique, mêlant renforcement des normes, éthique professionnelle, solidarité institutionnelle et rigueur du contrôle permettra de transformer ces tragédies en leviers de résilience collective. Et aussi, savoir limiter les dégâts. Pour cela, il nous faut développer une culture de la cindynique.
Oumar Ba est urbaniste/titulaire d'un Master et Management immobilier (Fondation Palladio.