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7 août 2025
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par Ibrahima Malick Thioune

ANATOMIE D’UNE VIOLENCE D’ÉTAT

Cette violence avilissante, héritée de l’ordre impérial, continue de façonner les architectures politiques entre l’État postcolonial et ses citoyens, en particulier les plus dénués. Elle est structurelle, institutionnelle, symbolique

Ibrahima Malick Thioune  |   Publication 05/08/2025

J’ai pris part à un space sur le réseau social X, bouleversé par le témoignage d’un détenu qui, d’une voix lucide et d’une précision presque chirurgicale mais qu’un tremolo de la souffrance trahissait, retraçait les sévices, les coups et maltraitances qu’il avait endurés dans des geôles de la police et la promiscuité de la prison. Il décrivait avec une sobriété glaçante les séances de torture, les humiliations verbales quotidiennes, et les stigmates physiques que son corps portait encore comme autant de cicatrices d’une brutalité systématique. Chaque mot, chaque silence portait la charge d’une douleur intériorisée, mais intacte, révélant moins un cri de souffrance qu’un acte de mémoire résistante face à l’oubli organisé. Mon silence lâche et complice ajouterait à sa douleur. Comme s’il suffisait de replier un drapeau et de tourner la page pour que la blessure se referme. Or c’est l’inverse : plus on maquille la mort, plus elle suppure. Il s’agit tout bonnement d’une falsification : tuer le corps, puis travestir le souvenir, c’est installer un mensonge permanent au cœur de la cité. À la fin, les rues redeviennent banales, les écrans se détournent, et la disparition devient détail de chroniques, jusqu’à la prochaine salve.

Je prends donc la plume pour rappeler que dans de nombreux contextes postcoloniaux, le rapport de l’État à ses citoyens demeure profondément marqué par la violence, l’arbitraire et le mépris de la dignité humaine. Il s’agit-là de la persistance, sous des formes à peine renouvelées, des pratiques coloniales d’humiliation et de domination, où la contrainte du corps qui ravale l’humain à la bestialité remplaçait le dialogue politique. Cette violence avilissante, héritée de l’ordre impérial, continue de façonner les architectures politiques entre l’État postcolonial et ses citoyens, en particulier les plus dénués. Le corps du citoyen, censé être le fondement intangible de la souveraineté populaire, continue d’être traité non comme une entité inviolable, mais comme une matière disciplinaire, à façonner, à contraindre, à punir. La sacralité du corps humain, pourtant proclamée dans nos textes fondamentaux est ainsi assidument méprisée dans les pratiques de sécurité, d’enfermement et de coercition. Le droit, au lieu de protéger les faibles, sert trop souvent à justifier leur exposition à la brutalité institutionnelle.

Cette réalité s’incarne particulièrement dans les pratiques policières et pénitentiaires des États africains postcoloniaux, où la faiblesse des contre-pouvoirs, la banalisation de la torture, le mépris de la dignité, l’irrévérence aux droits de l’homme et le dénuement extrême des justiciables dessinent les contours d’un régime autoritaire sans dire son nom. Le citoyen pauvre, que dis-je, appauvri, jeune, contestataire ou marginal est ainsi doublement vulnérabilisé : à sa précarité matérielle s’ajoute l’absence de protection juridique réelle, dans un système qui traite la plainte avec dérision, la douleur avec indifférence, et l’existence humaine avec négligence.

Or, cette violence n’est pas seulement physique. Elle est structurelle, institutionnelle, symbolique. Elle est anatomique et relève d’une orthopédie sociale impensée, en ce sens qu’elle s’inscrit dans les chairs, les nerfs, les silences imposés et les humiliations quotidiennes. Elle dévoile un mode de gouvernement fondé non sur la délibération démocratique, mais sur la maîtrise des corps et la régulation de la peur. Il ne s’agit donc pas seulement d’analyser des excès ponctuels et isolés ou anecdotiques, mais de comprendre un système endémique de pouvoir qui autorise, produit et reproduit la violence comme modalité ordinaire du rapport à la société.

Saisir les mécanismes historiques, juridiques, sociopolitiques par lesquels la violence d’État s’est institutionnalisée dans les régimes postcoloniaux, amène à focaliser sur la manière dont l’État continue d’administrer la douleur sans rendre de comptes, dans une profonde indifférence à la condition humaine. L’exercice consiste dès lors à de redonner voix aux invisibles, de restituer la centralité du corps dans la théorie du droit, et d’interroger la possibilité même de la démocratie sans la reconnaissance pleine et entière de la dignité corporelle. Il n’est pas question ici de procéder à un réquisitoire moral, mais de penser, dans une perspective historico-politique et sociologique, comment un appareil de répression conçu pour dominer et discipliner les colonisés a été reconduit, souvent sans refondation démocratique ou réinterrogation , dans les régimes post-indépendance.

Nous pourrions, bien sûr, multiplier les journées de deuil, baisser les drapeaux, organiser des tables rondes, mais sans la réforme concrète des pratiques policières, sans un contrôle parlementaire réel, sans un engagement clair des partis à encadrer leurs appels à manifester, tout cela restera liturgie sans liturgie, rite sans rédemption. Rappelez-vous Rawls : une société se juge à la manière dont elle traite les plus vulnérables.

A ce compte-là, la torture, loin d’être une aberration marginale, un épiphénomène, semble dans plusieurs contextes postcoloniaux s’être banalisée comme pratique ordinaire et habituel de gestion du maintien de l’ordre. Au Sénégal, les récits d’arrestations arbitraires, de passages à tabac, de détentions prolongées sans procès et de traitements inhumains dans les commissariats font écho à une réalité inquiétante. Mody Sy, arrêté en mai 1993, qui aurait reçu des décharges électriques aux doigts et aux parties génitales, dans les locaux de la gendarmerie de la rue de Thiong à Dakar[1]. La torture policière ne relève pas de l’exception, mais d’un mode opératoire systémique, toléré, voire couvert par une culture institutionnelle de l’impunité.

Dans cette épure, il ne suffit plus de dénoncer la violence policière comme une série de dérapages isolés. Il faut l’analyser comme une forme de souveraineté violente, héritée du régime colonial, réarticulée dans les États postcoloniaux sous des habits républicains. Notre propos entend penser la torture policière non comme une pathologie passagère ou une difformité accidentelle, mais comme un symptôme structurel de l’autoritarisme diffus qui travaille les appareils de sécurité dans des régimes où la force tient souvent lieu d’ossature idéologique.

  1. Une culture institutionnelle de la brutalité

La police a pour devoir de prévenir et détecter les infractions, de maintenir l’ordre et de faire respecter la loi et enfin de protéger les droits humains. Bien trop souvent, pourtant, elle abuse de ses pouvoirs[2]. A vouloir comprendre cette culture de la brutalité, il faut scruter la perpétuation des matrices coloniales dans les shamas de gestion de la sécurité et les pénibilités induites par la prison.

  • Héritage colonial et continuités répressives

L’institution policière, dans les États africains postcoloniaux, est l’un des legs les plus ambigus du passé colonial. Au Sénégal, l’héritage de la répression coloniale s’inscrit durablement dans les pratiques, les doctrines, les dispositifs de contrôle et la culture institutionnelle de la police. Ce phénomène appelle une analyse critique des continuités entre les formes de maintien de l’ordre colonial et les techniques contemporaines de gestion des foules, de surveillance des oppositions et de contrôle des espaces urbains.

La torture policière au Sénégal, bastonnade, suffocation, privation de sommeil, simulacres d’exécution, insultes dégradantes, est l’héritière directe des pratiques d'interrogatoire utilisées par la police coloniale française. L’ historien Raphaëlle Branche[3] indique que les forces coloniales ont systématisé la torture comme outil de renseignement et d’intimidation.

Dans l’espace sénégalais, la police indigène, souvent militarisée, était déjà un corps de répression contre les insoumis, les grévistes, les paysans rebelles. Cette logique de discipline par la douleur ne fut pas rompue avec l’indépendance. Au contraire, les régimes postcoloniaux ont conservé l’architecture policière, les doctrines de sécurité intérieure et la machinerie répressive, jusque dans la vêture, héritées de la puissance coloniale.

La police coloniale n’a jamais été conçue comme un outil de service public ou de sécurité partagée qui, « dans l’exercice de ses pouvoirs, (…)doit se conformer aux obligations qui incombent à son État, en vertu du droit international, de respecter, protéger et concrétiser les droits humains, tels que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne ainsi que la liberté de réunion pacifique et la liberté d’expression »[4], mais comme un instrument de coercition au service d’un ordre racial et impérial. Elle servait à protéger les colons, encadrer les indigènes, briser les résistances et garantir le bon fonctionnement de l’économie coloniale. Le Code de l’indigénat, appliqué en Afrique occidentale française (AOF), donnait à l’administration des pouvoirs exorbitants pour réprimer, emprisonner, fouetter ou expulser sans jugement. C’était la matrice des rapports entre colons et colonisés, à tout le moins ainsi qu’il transparait sous la plume révoltée mais lucide de Césaire. Le poète disait qu’« Entre colonisateur et colonisé, il n'y a de place que pour la corvée, l'intimidation, la pression, la police, l'impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies. »[5]

Dans cette continuité, « La colonie n’a jamais été un État de droit, mais un espace d’exception où la force primait sur le droit »[6]. La police indigène méconnaissant allègrement les principes essentiels dans le maintien de l’ordre que sont la légalité, la nécessité et la proportionnalité était soumise à une logique militaire : obéir, réprimer, quadriller. Cette culture autoritaire de « castration du nègre » s’est cristallisée dans des pratiques de suspicion, de contrôle des attroupements, de brutalité punitive, pratiques dont la mémoire reste traumatique dans les sociétés africaines. Cette logique est souvent légitimée par un discours sécuritaire mettant en avant la « stabilité » ou la « menace terroriste ». Or, si on en convient avec Achille Mbembe, « le discours de la sécurité sert trop souvent à étouffer la pluralité démocratique et à justifier l’impunité de l’État »[7].

Ainsi, c’est cette orthopédie et cette déontologie qui ont été héritées par nos États sans bénéfice d’inventaire en sorte que la torture est non seulement tolérée par les hiérarchies, mais parfois enseignée de manière informelle comme méthode d’interrogatoire efficace rappelant l’ordalie médiévale. Elle s’inscrit dans une culture professionnelle où l’aveu est plus important que la preuve, et où la force physique est le moyen légitime d’obtenir la soumission du suspect.

Après l’indépendance du Sénégal en 1960, les structures étatiques, loin d’être réinventées, furent en grande partie conservées. Précisément, « les architectures sociales, politiques et économiques ou culturelle du temps colonial n’ont pas disparu »[8]. Mamadou Diouf[9] relève que l’État sénégalais a intégré les institutions coloniales dans une logique de centralisation autoritaire, sous couvert de modernisation. La police est ainsi demeurée plus un outil de neutralisation des oppositions qu’un garant des libertés publiques.

Les années 1960–1980 furent marquées par la surveillance des syndicats, la répression des étudiants (notamment en 1968 et 1988), et l'encadrement des espaces populaires. La police sénégalaise est restée structurée autour d’une logique de hiérarchie, de verticalité, et de rapport asymétrique avec la population. Le droit de manifestation, pourtant reconnu par la Constitution, y est systématiquement soumis à une logique d’ordre public interprétée de manière restrictive. Ces traits fieffes d’une oppression physique érige en impératif catégorique professionnel réapparaisse dans la prison devenue un deuxième degré de punition.

  • La prison sénégalaise : une double peine dans l'État postcolonial

La prison, institution supposée incarner à la fois la punition, le rachat et la réhabilitation, est au Sénégal, comme dans de nombreux pays africains,  un espace de relégation, de violence sociale et de désaffiliation politique. Elle est marquée non seulement par la privation de liberté, mais aussi par l'humiliation, la précarité, la désespérance et la négation des droits fondamentaux. Ce que vivent les détenus au quotidien relève d’une déchéance juridique et d’une double peine : à la condamnation judiciaire s’ajoute une peine invisible, sociale, physique et morale, imposée par les conditions indignes de détention, les lenteurs judiciaires et l’abandon institutionnel.

Loin d’être un simple dysfonctionnement technique, cette réalité renvoie à une logique politique et historique en ce que la prison sénégalaise s’inscrit dans une continuité coloniale, à la fois dans ses finalités (neutralisation plus que réinsertion) et dans ses modalités (surpopulation, absence de droits, violence institutionnelle). Dès lors, penser la prison comme « double peine » implique une critique structurelle de l’appareil pénal et de son rôle dans la reproduction de l’ordre social postcolonial.

La prison moderne au Sénégal est un héritage direct du système pénal colonial. Conçue initialement comme un instrument de discipline des corps indigènes et de dissuasion sociale, la prison coloniale n’avait pas vocation à réhabiliter, mais à soumettre et exemplifier. Les archives judiciaires de l’Afrique-Occidentale-Française montrent une utilisation massive de l’incarcération pour des faits mineurs tels que la mendicité, le vagabondage, le manquement à l’autorité reflétant une logique de contrôle plutôt que de justice.

Avec l’indépendance, les structures pénitentiaires n’ont pas été refondées selon une nouvelle ossature idéologique. Elles ont été perpétuées dans leur organisation, leurs bâtiments sinistres, leurs codes implicites. Aujourd’hui encore, les prisons sénégalaises reproduisent une architecture de la relégation, où le détenu n'est pas un sujet de droit, mais un corps à contenir. Le philosophe Michel Foucault[10] avait décrit la prison moderne comme le lieu où s'opère la matérialisation du pouvoir disciplinaire. Cette grille d’analyse reste pertinente pour comprendre l’appareil pénitentiaire sénégalais, où le châtiment excède largement la sanction légale.

  1. Les dimensions de la double peine

La peine comporte plusieurs dimensions, elle est judiciaire et sociale, elle est aussi physique et morale

  • Peine judiciaire et peine sociale

Dans un système judiciaire où la surcharge chronique des tribunaux et l’inertie procédurale transforment l’exception en norme, la détention préventive, censée être une mesure conservatoire, devient la première peine infligée à l’accusé, souvent en l’absence de jugement. Ainsi, la statistique selon laquelle plus de 40 % des détenus au Sénégal sont en attente de procès, parfois depuis plusieurs années[11], n’est pas un simple indicateur quantitatif : elle est l’emblème d’une dérive institutionnelle qui foule aux pieds les fondements mêmes de l’État de droit. Le principe de présomption d’innocence, pierre angulaire de toute justice équitable, se trouve vidé de sa substance dans la pratique pénale sénégalaise, tandis que le principe de délai raisonnable garanti par les instruments internationaux est constamment transgressé.

Mais cette première peine, bien que juridiquement identifiable, n’est que le prélude d’un processus plus insidieux qui pointe vers une seconde peine, sociale, psychologique et existentielle, qui commence dès l’entrée dans l’univers carcéral. À la privation de liberté s’ajoute une déshumanisation progressive, orchestrée par un environnement matériel et moral délabré, où la promiscuité, la surpopulation, l’absence d’hygiène, la pénurie de soins médicaux, la violence endémique entre détenus et la malnutrition constituent le décor quotidien d’un supplice silencieux. Il se met en place une  « dispositif de production d’irrécupérables » qui ne relève pas seulement d’une logique disciplinaire foucaldienne, mais d’un régime de désaffiliation ontologique, où l’individu cesse d’être sujet de droit pour devenir résidu social. En cela, la prison contemporaine n’a plus pour vocation la réinsertion, mais la relégation, voire l’oubli. L’oubli juridique d’abord, puisque le détenu préventif n’est plus un innocent, mais un coupable en attente. L’oubli social ensuite, car l’incarcération génère un stigmate durable qui reconfigure les trajectoires, les identités et les rapports familiaux.

Du point de vue psychologique, cette double peine inflige une fracture identitaire profonde. Le détenu est privé non seulement de liberté, mais aussi de narration de soi. Il devient objet du regard pénal, administré, classifié, oublié dans les interstices d’une bureaucratie pénitentiaire qui ne laisse plus place à la parole. La souffrance carcérale, souvent silencieuse, relève alors de ce que Primo Levi appelait une « zone grise de l’humain », où les repères moraux et les protections symboliques sont dissous par l’extrême de la précarité.

Cette condition est celle d’un désajustement éthique radical. L’État, garant théorique des droits fondamentaux, devient le producteur d’une inhumanité institutionnelle, dans laquelle la détention cesse d’être un instrument de justice pour devenir un lieu de punition nue, brute et froide, c’est-à-dire une violence sans justification morale, sans reconnaissance politique, et sans issue possible. L’homme y est nié dans sa dignité foncière et dépossédé de son appartenance au genre humain, au sens où Arendt le disait des apatrides et des exclus.

Ainsi, l’univers carcéral ne punit pas seulement les actes , il altère les êtres. Il transforme la faute supposée en condition sociale durable, la sanction pénale en condamnation existentielle, le temps judiciaire en temporalité sans horizon. Cette double peine, juridique et infra-juridique, mériterait d’être enfin reconnue comme l’une des grandes tragédies silencieuses à huis clos de nos démocraties pénales postcoloniales.

  • Peine physique et peine morale

La violence physique est institutionnalisée : fouilles à nu, brutalités policières, isolement abusif. Un récit glaçant : « Mes menottes étaient tellement serrées que le sang circulait mal. Puis on m’a frappé avec des chaînes de moto et on m’a donné des coups dans les testicules, tout en me posant des questions », rapporte ainsi Mohamed Ndoye, manifestant de 40 ans arrêté le 8 février et qui a passé quatre jours en garde à vue dans le commissariat central de Dakar[12]. Mais plus pernicieuse encore est la violence morale, celle qui fait de la détention un espace d’effacement symbolique. La détention effiloche les liens familiaux, sécrète une stigmatisation sociale irréversible, compromet l’avenir professionnel. Le détenu est réduit au statut d’inhumain, souvent assimilé à un rebut social.

Cette double peine, en ce sens, outrepasse le cadre de la sanction pénale pour entrer dans le champ de la désaffiliation sociale. La prison devient non un lieu de réinsertion, mais un dispositif de production d’irrécupérables, selon le mot du sociologue Loïc Wacquant[13].

Le caractère politique de la prison sénégalaise est manifeste dans la répression des opposants, journalistes ou militants. Des figures comme Ousmane Sonko, Guy Marius Sagna, Gadiaga, Thierno Soora ou encore des dizaines d’activistes anonymes ont été détenues dans des conditions dénoncées par les ONG internationales. La prison devient ainsi un outil de dressage politique, héritier des logiques d’exception coloniale. Mais elle est aussi une institution sociale de gestion des marginalités : jeunes désœuvrés, sans-abris, consommateurs de drogues, marchands ambulants, tous, peuplent les établissements pénitentiaires. La prison absorbe les défaillances de l’État social. Elle remplace les politiques publiques, et incarne une forme d’État pénal[14].

II. Une torture discriminatoire : jeunes, pauvres, dissidents

Loin d’être appliquée à tous les citoyens, la torture policière vise de manière privilégiée les groupes vulnérables ou perçus comme menaçants pour l’ordre public : jeunes des quartiers populaires, petits délinquants, activistes politiques, membres de mouvements sociaux. Elle fonctionne comme technologie d’exclusion, renforçant les lignes de classe, de statut, de loyauté politique. L’ordre public étant ce repoussoir abstrait des velléité iconoclastes et qui est toujours à géométrie partisane variable et dessine une cartographie de la délinquance qui n’est que le calque d’une cartographie de la pauvreté et de la vulnérabilité. Les travaux de l’anthropologue Laurent Fourchard montrent que cette cartographie postcoloniale de la menace urbaine est renforcée par des dispositifs institutionnels de fichage, de catégorisation des jeunes, et de criminalisation préventive, au nom d’une « prévention » qui demeure profondément coercitive[15]. La pauvreté et la vulnérabilité sont, de facto, criminalisées.

Les formes contemporaines de déploiement policier, à la manière « d’ouvriers de la sécurité », dans les quartiers dits « sensibles » (banlieues, zones populaires, quartiers périphériques) prolongent une cartographie coloniale de la dangerosité sociale. Déjà sous la colonisation, l’administration française avait classifié les zones urbaines selon leur docilité ou leur turbulence supposée. Dakar était divisée en quartiers européens « civilisés » et quartiers africains « surveillés ».

Aujourd’hui encore, la police sénégalaise opère souvent selon une logique d’occupation territoriale, particulièrement dans les zones pauvres, comme les Parcelles Assainies, Guédiawaye ou Pikine. Les opérations coup de poing, les patrouilles nocturnes, les rafles massives, traduisent une culture de la présence armée, plus que de la médiation ou de la sécurité de proximité.

Le traitement réservé aux manifestants lors des événements de 2021 et 2023 en offre une illustration criante : arrestations massives, violences en détention, humiliations sexuelles, coupures de communication pour entraver la diffusion de preuves. La torture sert alors de rappel brutal à l’ordre établi, de rituel de domination par lequel l’État signifie qu’il peut briser ceux qui le défient.

Cette dimension symbolique de la torture qui consiste à produire de la terreur, écraser l’individu, délégitimer le dissident est centrale. Elle transforme le corps en surface d’écriture du pouvoir. Elle ne vise pas seulement à punir, mais à anéantir l’autonomie.

Éradiquer la torture ne relève pas uniquement de la réforme des pratiques policières : c’est un projet de transformation politique du rapport de l’État à ses citoyens. Cela exige :

  • Une réforme profonde de la formation policière, fondée sur les droits humains et non sur la culture de l’aveu ;
  • L'indépendance effective de l’Inspection générale des services de sécurité (IGSS) et la création de mécanismes de contrôle citoyens et parlementaires ;
  • L’obligation d’enregistrement audio-visuel de toutes les gardes-à-vue et interrogatoires
  • La protection des lanceurs d’alerte et des victimes ;
  • Une volonté politique claire de briser le pacte de silence institutionnel, y compris par des sanctions exemplaires.

Comme le note Judith Butler[16], « la violence qui n’est pas dite devient un régime ». Il est temps de faire sortir la torture de l’impensé juridique et du non-dit institutionnel. La démocratie ne peut tolérer que la douleur soit une méthode de gouvernement.

C’est dire donc que la torture policière au Sénégal n’est pas un accident. Elle est le symptôme d’un appareil d’État encore habité par les spectres du colonialisme, fondé sur le primat de l’ordre sur le droit. Pour sortir de cette spirale, il faut refonder la souveraineté sur l’éthique, soumettre les forces de l’ordre au droit, et réaffirmer que nul ne peut être humilié par ceux qui prétendent protéger la République.

III- Le silence du droit et l’impunité organisée

La persistance de la torture s’explique en grande partie par l’absence de mécanismes de contrôle effectifs. Certes, la Constitution sénégalaise interdit la torture, et le pays a ratifié la Convention contre la torture de l’ONU (1986). Mais dans les faits, la loi reste lettre morte, et les recours sont illusoires. Le Code de procédure pénale sénégalais permet des garde-à-vue prolongées, parfois sans accès à un avocat, par un mésusage du mandat de dépôt. Les examens médicaux ne sont pas systématiques, les plaintes de détenus sont rarement instruites, et aucune affaire majeure de torture policière n’a conduit à une condamnation pénale de policiers de haut rang. Ce déni de justice consacre une culture de l’impunité, dans laquelle les agents de l’État bénéficient d’une quasi-licence pour violer les droits fondamentaux.

De plus, la torture est souvent pratiquée dans un angle mort procédural ou une cécité volontaire : avant l’enregistrement officiel de la garde-à-vue, dans des véhicules banalisés, ou dans des lieux non identifiés. Elle devient ainsi une zone grise de souveraineté extrajudiciaire, qui échappe à toute reddition de comptes. Ce qui fait dire à un auteur que « les discours sur l’existence d’un État de droit au Sénégal défient la rationalité scientifique »[17] surtout lorsqu’on subodore une architecture judiciaire au service de l’impunité policière

Distinctement, l’édifice judiciaire sénégalais, en principe garant des libertés fondamentales et de l’État de droit, apparaît dans la pratique comme un rouage silencieux, mais décisif dans la reproduction de la violence policière et de son impunité. Dans le cas de Ramata Guèye, une jeune vendeuse de mangues de 20 ans, torturée en juillet 1993 dans les locaux de la gendarmerie de Thiès, il semblerait que les gendarmes mis en cause aient été mutés mais les résultats de l'enquête, menée peu après les événements par une commission spéciale d'instruction de la gendarmerie, n'ont pas été communiqués aux avocats et aucune suite judiciaire n'a été donnée à cette affaire.  Dans ce cas également, il ne semble pas que les conditions d'une enquête indépendante aient été réunies[18]. Loin d’assumer une fonction de régulation, de contrôle ou de limitation du pouvoir exécutif, une partie de la magistrature sénégalaise semble, au contraire, avoir intégré un rôle d’accompagnement fonctionnel des dérives autoritaires. Comme le souligne le brillant professeur de droit, « le magistrat, (…) corrige les difformités du corps social par l’entremise de dispositifs juridiques »[19]. Cette formulation révèle une conception instrumentale du droit, où les magistrats ne sont plus les gardiens du droit objectif, mais les opérateurs d’un ordre établi qui façonne le corps social à sa convenance.

Cette dérive s’incarne dans ce que l’on pourrait qualifier de « servitude volontaire judiciaire »[20], où des magistrats, promus pour leur loyauté davantage que pour leur indépendance, se plient aux oukases politiques. Ce mécanisme vicieux permet aux autorités exécutives de nommer des juges plus serviles à exécuter un agenda politicien qu’à faire prévaloir les normes du droit positif. Dès lors, la justice ne joue plus son rôle de rempart contre les abus de la force publique, mais devient le couvercle légal de la violence policière, celle-ci pouvant s’exercer à l’abri de toute sanction. Ce dysfonctionnement structurel produit une chaîne d’impunité parfaitement huilée : le policier tortionnaire n’est pas poursuivi, le procureur classe sans suite, le juge d’instruction refuse d’enquêter, et les magistrats du siège valident par leur silence ou leurs décisions biaisées l’absence de réparation. Ainsi se referme un cercle vicieux. L’action publique s’arrête. Mais la torture ne s’arrête jamais aux murs de la cellule. Elle se prolonge dans les nuits blanches, les silences pesants, les regards vides. Chez ceux qui l’ont subie, elle laisse une trace indélébile, plus profonde que les marques physiques, une déchirure intérieure qui altère le rapport à soi, aux autres, au monde. L’humiliation infligée, la peur entretenue, la solitude imposée rongent lentement l’intégrité psychique. Les victimes sombrent dans des états de stress post-traumatique sévères, peu ou pas pris en charge : cauchemars récurrents, crises d’angoisse, repli social, troubles de la mémoire, parfois jusqu’à la perte de la parole. Comme si, ayant été niées dans leur humanité, elles ne parvenaient plus à habiter leur propre corps.

Le plus cruel réside dans l’invisibilité sociale de cette douleur. Une fois relâchés, ces survivants n’ont ni lieu pour parler, ni espace pour guérir. Ils sont souvent perçus avec gêne, suspicion ou indifférence, comme s’ils portaient une honte inavouable. Beaucoup s’enferment dans le mutisme, d’autres sombrent dans l’alcool, la dépression, la marginalité. Et parfois, ils se suicident, sans bruit, sans que personne ne demande pourquoi. Le traumatisme, ainsi non reconnu, devient héritage muet, transmis aux enfants, incrusté dans les familles, dans les quartiers, dans la mémoire collective d’un peuple. La torture ne détruit pas seulement des corps : elle efface des existences et fracture le lien social. Cette condamnation psychologique a perpétuité ne sera jamais jugé, il n’a pas de tribunal , pas de plaideur, pas de procureur.

La responsabilité de la machinerie judiciaire dans la fabrique de l’impunité, est donc interminablement engagée : en refusant d’assurer une exigence de reddition de comptes, ils cautionnent de fait la brutalisation du corps citoyen.

Dans une démocratie véritable, la justice est le contre-pouvoir par excellence. Mais lorsqu’elle se fait instrument d’homologation de la violence d’État, elle abdique sa mission fondamentale car  « il n’y a pas d’État de droit sans une magistrature capable de dire non »[21]. Au Sénégal, l’incapacité ou le refus consentant d’une partie de la magistrature de faire obstacle aux exactions policières participe de la consolidation d’un ordre postcolonial où la force prime sur le droit, et l’impunité sur la responsabilité.

Refonder la police sénégalaise exige de rompre avec les imaginaires coloniaux de l’ordre, de la discipline et de la domination. Il ne suffit pas de former ou d’équiper : il faut réinventer la culture institutionnelle autour des principes de justice sociale, de contrôle citoyen, de respect des droits humains. La police doit devenir un service républicain, ancré dans la proximité, la responsabilité et la légitimité démocratique. Une telle entreprise de réinvention suppose, en amont, une relecture critique et lucide de l’histoire coloniale de la répression, afin d’en déconstruire les logiques encore actives dans l’imaginaire sécuritaire contemporain ; elle implique également une révision en profondeur des doctrines d’intervention, aujourd’hui trop souvent héritées de schémas autoritaires, ainsi que la mise en place de mécanismes autonomes, transparents et véritablement indépendants de contrôle des abus ; enfin, elle exige une démocratisation effective de l’accès à l’institution policière, qui ne saurait rester le monopole de castes verrouillées, mais devrait devenir l’expression d’un service public au service de tous les citoyens, dans le respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine.

[1] Amnesty International Sénégal, Pratique répandue de la torture/ violations des droits de l’homme en Casamance, 28 février 1996, AI Index : AFR 49/01/96/F, pp.3.

[2] Amnesty international, Violences policières, https://www.amnesty.org/fr/what-we-do/police-brutality/

[3] Branche, Raphaëlle. La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie. Paris, Gallimard, 2001.

[4] Amnesty international, op.cit.

[5] Césaire, Aimé. Discours sur le colonialisme. Paris, Présence Africaine, 1955.

[6] Cooper, Frederick. Colonialism in Question: Theory, Knowledge, History. University of California Press, 2005

[7] Mbembe, Achille. Critique de la raison nègre. Paris, La Découverte, 2013

[8] Kisukidi, Nadia Yala,  Après les colonies ( des années 1960 a aujourd’hui) introduction. In Pierre SINGAREVELOU (sous la direction de) , Colonisation, notre histoire, Seuil, 2023, pp.15-26

[9] Diouf, Mamadou. Le Sénégal sous Abdou Diouf. Paris, Karthala, 1990

[10] Foucault, Michel. Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris, Gallimard, 1975

[11] Ba, Mehdi, Prisons au Sénégal : l’ONU pointe des conditions de détention « inhumaines », 18 février 2025, www.jeuneafrique.com; Groupe d’intervention judiciaire (GIJ), Sénégal,  un système carcéral défectueux et vétuste vulnérable aux épidémies, Décembre 2022 . « Les 37 prisons sénégalaises sont surpeuplées, avec un effectif moyen de 11 547 détenus1 pour une capacité de 4 424 places disponibles, soit un manque de 7 123 places représentant 61,6 %. Parmi les 11 547 prisonniers, 6 961 sont des condamnés, soit 60,28% et 4 586 sont en détention provisoire, soit 39,72%. La population carcérale au Sénégal a doublé en 20 ans, passant de 4891 détenus à 11 547 en 2019 faisant donc un taux de surpopulation carcérale de 129.5% au niveau national, allant jusqu’à 382,9% à Rebeuss ».

[12] Théa Ollivier (Dakar, correspondance), Au Sénégal, plusieurs manifestants accusent les forces de sécurité de les avoir torturés, le Monde Afrique, Publié le 21 avril 2021 à 18h00, modifié le 21 avril 2021 à 18h02. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/04/21/au-senegal-plusieurs-m...

[13] Wacquant, Loïc. Les prisons de la misère. Éditions Raisons d’Agir, 1999

[14] Garland, David. The Culture of Control: Crime and Social Order in Contemporary Society. University of Chicago Press, 2001.

[15] Fourchard, Laurent. Classify, Exclude, Police: Urban Lives in South Africa and Nigeria.

[16] Butler, Judith. Frames of War: When Is Life Grievable? Verso, 2009

[17] DIOUF, Abdoul Aziz, Réécrire la justice pour fonder un État de droit au Sénégal. In Revue sénégalaise de droit n0 39, pp. 167-202.

[18] Amnesty, op.cit.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Ricœur, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris, Éditions du Seuil, 2000.

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