CRITIQUE DE LA LIBERTÉ ÉCONOMIQUE
Sous couvert de « liberté économique », un récent rapport du ministère de l'Économie prône un retour aux politiques néolibérales qui ont pourtant montré leurs limites au Sénégal. Une contradiction avec les promesses de rupture économique du pays

Le document publié par le ministère de l'Economie, du Plan et de la Coopération (MEPC) soulève de très sérieuses interrogations et surtout de vives inquiétudes quant à l'orientation des politiques économiques du gouvernement. En effet, le document se situe carrément dans une perspective néolibérale extrême, vu les fondements idéologiques et surtout les sources des indicateurs de la « liberté économique ».
Les fondements idéologiques de la « liberté économique »
La revue de la littérature montre que la « liberté économique » n'est rien d'autre que la version moderne de la « main invisible » d'Adam Smith, précurseur de l'économie classique au 18e siècle. Cette théorie a été développée de façon outrancière par les théoriciens du néolibéralisme débridé, comme Milton Friedman, Friedrich Hayek et leurs héritiers.
« Promu par des penseurs comme Adam Smith et John Stuart Mill, le libéralisme classique met l'accent sur la primauté de la liberté individuelle, de la propriété privée et du libre marché... Les principaux auteurs qui ont influencé la notion de liberté économique sont Adam Smith, John Stuart Mill, Friedrich Hayek et Milton Friedman. Si les deux premiers cités sont du courant du libéralisme classique, le troisième est un défenseur du néo-libéralisme et du capitalisme de marché alors que le quatrième est partisan du libéralisme économique. » (p. 11)
Dans cette citation, le document cherche à faire croire qu'il y a des différences entre « libéralisme classique », « néolibéralisme » et « libéralisme économique ». En vérité, il n'y a aucune différence entre eux. Tous défendent la primauté absolue du marché, considéré comme un démiurge et un rôle minimal pour l'Etat, comme protecteur des droits propriété des acteurs du marché. Adam Smith est considéré comme le précurseur de ce paradigme, avec sa théorie de la « main invisible ». Tous les économistes néoclassiques ont développé leurs théories à partir du travail pionnier d'Adam Smith. Quant à Friedrich Hayek et Milton Friedman, les deux hérauts du néolibéralisme débridé, il n'existe aucune différence entre eux.
Cependant, le document rappelle les critiques émises par plusieurs éminents économistes contre ces auteurs. Parmi eux, le document cite des lauréats du prix Nobel, tels que Joseph Stiglitz et Amartya Sen ainsi que l'économiste britannique John Maynard Keynes. Malgré l'évocation de ces critiques, le document a décidé de choisir le camp des partisans de la « main invisible » et du néolibéralisme. Un choix conforté par celui des indicateurs de la « liberté économique ».
Les indicateurs de la « liberté économique »
Le choix de ces indicateurs est encore plus inquiétant, quand on découvre que leurs sources sont l'Institut Fraser au Canada et la Heritage Foundation aux Etats-Unis, tous deux associés aux milieux de droite, voire d'extrême-droite, dans leurs pays.
1) L'Institut Fraser
L'Institut Fraser, fondé en 1974, est un think tank canadien décrit comme politiquement conservateur et de droite, qui s'est spécialisé dans l'économie, la société et l'éducation. L'Institut Fraser est partisan du libre marché et défend des politiques économiques néolibérales par le biais de ses recherches internes et de ses analyses distillées dans les médias. Au Canada, il est connu pour ses positions visant à l'abolition du salaire minimum, à la privatisation de l'enseignement public et à l'affaiblissement du rôle politique des organisations de défense des droits des travailleurs, comme les syndicats.
L'indice de l'Institut Fraser a été publié pour la première fois en 1996. Il mesure le degré de liberté économique dans 5 domaines principaux :
- Taille de l'État (niveau des dépenses publiques, nombre d'entreprises publiques, etc.)
- Système juridique, (Etat de droit, sécurité des droits de propriété, indépendance de la justice; exécution juridique des contrats)
- « Santé » de la monnaie (masse monétaire, taux d'inflation, taux d'intérêt, etc.)
- Liberté du commerce international (tarifs douaniers, quotas, circulation des capitaux, etc.)
- Réglementation (liberté du marché du travail, liberté du crédit, etc.)
L'indice comprend 26 composantes dans ces cinq domaines principaux. Nombre de ces composantes sont elles-mêmes composées de plusieurs sous-composantes. Au total, l'indice comprend 44 variables distinctes.
2) Heritage Foundation
C'est un laboratoire d'idées fondé en 1973 et lié étroitement au Parti républicain, surtout à l'aile extrémiste de celui-ci. Dans les années 1980, la Heritage Foundation avait joué des rôles très importants dans les politiques intérieures et extérieures des présidents Ronald Reagan et George Bush-père. Elle avait notamment influencé l'intervention militaire des Etats-Unis contre l'Irak, appelée Tempête du Désert. Sous la présidence de Bush-fils, la Heritage Foundation avait également joué un rôle déterminant dans l'invasion de l'Irak, qui a conduit à la chute du régime de Saddam Hussein, à la destruction du pays et au massacre de centaines de milliers d'Irakiens.
La Heritage Foundation est très liée à Donald Trump, dont elle avait défini l'agenda durant son premier mandat. Le président actuel de la Fondation, Kevin Roberts, considère son organisation comme une « institutionnalisation du trumpisme ». La Heritage Foundation a publié en 2023, le Projet 2025, un document de plus de 900 pages, dont les principaux auteurs sont des personnes qui avaient servi pendant le premier mandat de Trump. Selon les observateurs, Donald Trump et Elan Musk sont en train d'exécuter les objectifs contenus dans le Projet 2025, avec notamment le démantèlement de la Fonction publique au niveau fédéral et la dissolution de plusieurs agences fédérales, parmi lesquelles l'USAID.
Le Projet 2025 définit également la politique étrangère de Donald Trump. Comme les guerres commerciales déclenchées contre le monde entier, y compris contre des alliés, ainsi que le soutien inconditionnel au régime génocidaire israélien et les menaces d'intervention militaire contre l'Iran et ses alliés au Proche-Orient.
C'est en 1995 qu'a commencé la publication de l'indice de « liberté économique » de la Heritage Foundation, Actuellement, l'indice est publié en partenariat avec le *Wall Street Journal*, le quotidien de la Bourse de New York. L'indice utilise 12 facteurs quantitatifs et qualitatifs, regroupés en quatre grandes catégories, ou piliers :
- État de droit (droits de propriété, justice indépendante, exécution des contrats, etc.)
- Taille de l'État (dépenses publiques, pression fiscale, santé budgétaire)
- Efficacité réglementaire (liberté du secteur privé, liberté du travail, liberté monétaire)
- Marchés ouverts (libre commerce, liberté d'investissement, de circulation des capitaux)
Beaucoup de personnes, qui ont lu le document du ministère, ont dû se demander pourquoi le choix porté sur ces deux organisations, liées aux milieux d'extrême-droite dans leurs pays, comme références pour mesurer la « liberté économique » du Sénégal ! Surtout le choix de la Heritage Foundation ! Est-ce un choix basé sur une affinité idéologique ? Quelle que soit la réponse, un tel choix est plus qu'inquiétant.
Liberté des puissants, oppression des faibles
Vu la nature des deux organisations, il était évident de deviner que leurs indicateurs sont basés sur la défense inconditionnelle des droits de propriété, la croyance aveugle dans la « supériorité » du marché et une intervention minimale de l'Etat. En fait, leur objectif est de mettre l'Etat au service du marché ! Par conséquent, la « liberté économique », telle que mesurée par les critères des deux organisations, ne peut être que la liberté pour les puissants, notamment les multinationales, au détriment des plus faibles. En effet, de quelle « liberté économique » peuvent bénéficier les petites et moyennes entreprises (PME), qui constituent 97% du tissu économique du Sénégal, et qui ont du mal à accéder au crédit bancaire, comparées aux multinationales ayant de puissants moyens financiers et logistiques?
Dès lors quand dans son avant-propos, le ministre Abdourahmane Sarr parle de « l'égalité des chances », ou de « la transparence des règles du jeu économique », cela n'a rien à voir avec la réalité. En vérité, la « liberté économique » c'est la voie royale vers l'asphyxie économique et financière des petites et moyennes entreprises et la marginalisation du secteur privé national au profit des investisseurs étrangers. C'est le moyen le plus sûr pour un contrôle accru des ressources naturelles des pays faibles par les multinationales. On en voit plusieurs exemples ici au Sénégal. Les entreprises étrangères qui exploitent le secteur minier se comportent comme bon leur semble face à un Etat faible et à des populations impuissantes. Le résultat c'est l'accumulation de richesses pour ces multinationales qui ne réservent que des miettes à l'Etat et aux collectivités locales et surtout la misère pour les populations.
Cela a été confirmé par le Directeur général de la SOMISEN qui a dit que le Sénégal ne gagne presque rien de l'exploitation de ses ressources minières. Selon lui, ce secteur contribue à seulement 4% au produit intérieur brut (PIB) du pays, à 9% au budget de l'Etat et à…0,16% à la création d'emploi !² Il a cité un autre exemple, avec la sortie massive de quantités d'or du Sénégal pendant des années à l'insu de l'Etat. Entre 2013 et 2022, la valeur de cet or était estimée à 2,7 milliards de dollars, ou 1500 milliards de francs CFA !³
A propos de l'exploitation du zircon, selon le Directeur portefeuille de la SOMISEN, la multinationale GCO qui exploite le zircon au Sénégal depuis 10 ans, engrange en moyenne 29 milliards de FCFA de bénéfices annuels. Mais malgré ses 10 % de parts, l'État du Sénégal n'a jamais perçu de dividendes, à cause d'un montage financier opaque permettant une distribution anticipée des dividendes !
La « liberté économique » prônée par le document du ministère va aggraver les flux financiers illicites, les fraudes et évasions fiscales. En fait, la « liberté économique » acquise par les multinationales dans le secteur minier fait de celui-ci une des principales sources de fuite des capitaux sous forme de flux financiers illicites, en Afrique, selon plusieurs études. On peut citer celles de la Banque africaine de développement (BAD), en 2013, de la Commission économique des Nations-Unies pour l'Afrique (CEA), en 2015, et celle de la Conférence des Nations-Unies pour le commerce et le développement (CNUCED), en 2020. Malgré ces constatations, les gouvernements africains continuent d'offrir des incitations très coûteuses pour attirer des investissements directs étrangers dans ce secteur.
Le caractère idéologique des indicateurs
Selon le document: « *L'indice de liberté économique publié par l'institut Fraser à l'avantage d'être politiquement plus neutre que celui de la fondation Heritage. Il couvre, de même, un plus grand domaine et une plus longue période*. » (p. 18)
Nous ne voyons aucune différence entre les indices publiés par les deux organisations. Il n'y a aucune « neutralité » de l'indice de Fraser. Ce que reconnait d'ailleurs le document quand il souligne « *Toutefois, les résultats des deux indicateurs sont assez similaires, en termes de mesure du bien-être et de classement des pays* » (p. 19)
En fait, ils ont le même socle idéologique et visent essentiellement à promouvoir la protection des droits de propriété ; le libre marché ; la libre circulation des capitaux, la libéralisation du commerce extérieur et surtout une intervention minimale de l'Etat. La Heritage Foundation et l'Institut Fraser font partie des instruments destinés à la défense du capitalisme mondialisé et la domination des pays occidentaux sur les pays du Sud et leurs ressources naturelles. En fait, l'objectif réel de ces deux institutions est la propagation à l'échelle mondiale de ce que le Pr. Samir Amin, appelait le « virus libéral ».⁴
Dans l'indice Fraser de 2021, le document du ministère se lamente que le Sénégal soit « mal classé » en occupant le 110e rang. Il a « oublié » de dire que juste derrière le Sénégal, se trouve … la Chine, qui se classe 111e avec un score de 6,18 ! Ainsi donc, le Sénégal et plusieurs pays africains sont-ils mieux classés que la Chine dans cet indice. On note la même chose avec l'indice de la Heritage Foundation, dans lequel, tous les pays africains, à l'exception de quelques-uns, ont des indices de « liberté économique » supérieurs à celui de la Chine.
Et pourtant, la Chine n'est comparable à aucun pays africain, en termes de développement économique et social. A la fin de 2023, ses réserves de change, évaluées à 3238 milliards de dollars, étaient supérieures au produit intérieur brut (PIB) de toute l'Afrique sub-saharienne, estimé à 3100 milliards de dollars en 2023! La Chine est virtuellement la première puissance économique du monde, en termes de parité des pouvoirs d'achat. Rappelons qu'elle est le seul pays à avoir un système industriel complet.
A la lumière de ces observations, on voit clairement que les classements, établis par la Héritage Foundation et l'Institut Fraser, ont très peu à voir avec la santé économique d'un pays. Ils cherchent plutôt à mesurer son degré d'adhésion aux normes définies par le capitalisme mondialisé. Si le Sénégal, ou bien la Gambie, ou encore la Guinée-Bissau et le Bénin, pour ne citer que ces pays, ont des indices de « liberté économique » supérieurs à celui de la Chine, cela ressemble fort à une farce grotesque et montre le caractère idéologique de tels classements !
Analyse des résultats du Sénégal en termes de « liberté économique »
Selon le document, les critères de Fraser montrent que « *Le score de liberté économique du pays est inférieur à la moyenne mondiale et supérieur à celle de l'Afrique subsaharienne* » (p.26). Néanmoins, « *Les performances du Sénégal dans les cinq (5) domaines de l'indicateur de liberté économique de l'Institut Fraser sont globalement insuffisantes. Seule sa performance relative à la « taille du gouvernement » dépasse la moyenne mondiale et celle régionale* » (p.27)
Commentant la « performance » relative à la taille du gouvernement, le document souligne que « Les performances du Sénégal dans les composantes, « consommation gouvernementale » et « transferts et subventions », traduisent les faiblesses respectives de la part de la consommation publique (17,55% en 2021) dans la consommation totale et des transferts du gouvernement vers les ménages dans le PIB nominal (4,51% en 2021). Pour leurs parts, les bonnes notes du pays dans les composantes « entreprises gouvernementales et investissements » (22,38% en 2021) et « propriété des actifs par l'Etat » reflètent la faible contribution de l'Etat dans la création de richesse. » (p. 27).
Ce passage se passe de commentaire. Aux yeux du ministère, la marginalisation de l'Etat dans la création de richesse est considérée comme une « performance » !! En fait, partout où les politiques du Sénégal respectent scrupuleusement les critères néolibéraux, le document les considère comme des « performances ». Par contre, là où elles s'écartent un tant soit peu de ces critères, elles sont considérées comme des contre-performances !!
Après analyse des « performances » du pays, le document va les comparer à celles d'autres pays africains et même asiatiques, comme… la Corée du Sud, Singapour et la Malaisie. On pourrait même dire comment ose-t-on comparer le Sénégal à ces pays-là ? Faut-il le rappeler, leur développement fulgurant n'a rien à voir avec la « liberté économique ». Ils se sont hissés au niveau où ils sont grâce au rôle central joué par l'Etat.
Prenons l'exemple de la Corée du Sud. Dans ce pays, entre 1962 et la fin des années 1970, c'est l'Etat qui définissait les orientations stratégiques de la croissance, à travers plusieurs plans quinquennaux. L'Etat a dominé le système bancaire, avec la Banque centrale qui avait pris des parts dans des banques commerciales et créé plusieurs banques publiques spécialisées. L'Etat intervenait dans la construction navale, la pétrochimie, l'industrie électronique, l'industrie lourde, etc. C'est l'Etat qui a favorisé le développement des grands groupes industriels, tels que Samsung, Hyundai et Daewoo, entre autres. L'Etat utilisa la politique monétaire (crédits bon marché), fiscale (exonérations d'impôts) et d'autres avantages, pour favoriser ces groupes.
On trouve la même trajectoire dans le développement des autres pays asiatiques.
Vendre la « liberté économique » à tout prix
Par des affirmations gratuites, des contre-vérités et des artifices graphiques, le document tente de parer la « liberté économique » de toutes les vertus imaginables, dans le but de la faire mieux accepter. Comme dit l'adage « la route de l'enfer est pavée de bonnes intentions ». On ose même affirmer qu'il y aurait corrélation positive entre « liberté économique » et « indice de développement humain » ! Un mensonge éhonté ! Dans l'indice de Fraser, plusieurs pays, mieux classés que le Sénégal ont des indices de développement humain inférieurs à celui de notre pays. On peut multiplier les exemples qui contredisent l'affirmation du document du ministère.
Dans le passage ci-dessous, on énonce une autre « vertu » de la « liberté économique » :
« Une plus grande liberté économique favorise un espace de gouvernance efficace et démocratique. Le graphique 9 suggère une corrélation positive entre liberté économique et démocratie. En particulier, la liberté économique permet aux populations d'exercer un plus grand contrôle sur la gestion de la cité. Elle permet, également, d'acquérir les ressources économiques nécessaires à la conquête des pouvoirs politiques et à la promotion d'une société pluraliste. Par ailleurs, la liberté économique favorise le développement de la classe moyenne et permet l'émancipation des individus défavorisés » (p. 24).
Une telle déclaration relève de la provocation. C'est un mensonge cousu de fil blanc ! L'histoire réelle des peuples enseigne que les inégalités économiques et sociales sont intrinsèquement liées aux mécanismes du « libre marché », aux politiques de « laissez-faire » que propose la théorie de la « main invisible ». Ces politiques, qui caractérisent la « liberté économique », sont la source principale des inégalités à l'intérieur des pays et entre pays. Les rapports annuels d'Oxfam International le montrent très clairement, comme on le verra plus loin. Les résultats des politiques d'ajustement structurel de la Banque mondiale et du FMI sont là pour le prouver. Après avoir été pendant 20 ans un de leurs « meilleurs élèves », le Sénégal avait fini par atterrir sur la liste des « pays les moins avancés » en 2001. C'était un exemple éloquent de la relation étroite entre le néolibéralisme ou « liberté économique » et la détérioration des indicateurs de développement humain du pays.
En outre, en donnant le pouvoir aux plus puissants, la « liberté économique » va saper les bases de la démocratie pour lui substituer un système oligarchique. On le voit aujourd'hui dans plusieurs pays occidentaux où ce sont les puissances d'argent et les élites qui gouvernent de fait contre la volonté du peuple. L'élection de Donald Trump aux Etats-Unis a fini d'installer la ploutocratie dans ce pays, champion de la « liberté économique » !
Dans des pays où l'Etat a des capacités limitées par rapport aux multinationales et où les populations vivent dans des conditions précaires, comment peut-on favoriser la démocratie en instaurant la « liberté économique »? C'est le contraire qui va se produire, comme l'ont démontré les programmes d'ajustement structurel, qui ont imposé des « démocraties sans choix » aux pays africains, selon la fameuse formule de feu le professeur Thandika Mkandawire, ancien Secrétaire exécutif du CODESRIA. Combien de fois a-t-on vu ou entendu des opposants, une fois au pouvoir, dire qu'ils ne pouvaient pas changer les politiques économiques de leurs prédécesseurs à cause des accords signés avec la Banque mondiale et le FMI et les autres « partenaires au développement »! Où est la démocratie ?
Selon encore le document, la « liberté économique » favoriserait la protection de l'environnement : « Ensemble, la capacité d'innovation et le degré de liberté économique garantissent une plus grande capacité à faire face aux défis environnementaux » (p. 24).
Comment est-ce possible si l'Etat est laissé de côté, confiné seulement à la protection des droits de propriété et au rôle de chien de garde des intérêts des multinationales? Allez demander aux populations des pays où ces multinationales jouissent de la « liberté économique » si leur environnement est devenu meilleur ! Allez demander aux citoyens nigérians, habitants du Delta du Niger, qui luttent depuis des décennies contre le géant du pétrole Shell, qui a dévasté leur environnement ! Allez demander aux mouvements écologistes et citoyens qui luttent un peu partout dans le monde contre les géants du pétrole, comme Total, Chevron, Exxon Mobil, Shell, qui détruisent l'environnement partout où elles interviennent ! Allez demander aux populations de Kédougou exposées à la dégradation de leur environnement par les compagnies minières qui exploitent l'or au Sénégal !
Une autre contre-vérité est énoncée ci-dessous :
« Le score de l'indice d'innovation est deux fois plus important dans les pays économiquement « libres » que dans les pays « non libres ». La liberté économique est un puissant catalyseur de l'innovation en ce sens qu'elle encourage les entrepreneurs à améliorer leur productivité et leur efficacité » (p. 24).
Il a peut-être échappé aux rédacteurs du document que le pays à la pointe de l'innovation technologique dans le monde est …la Chine, un pays « non-libre » économiquement, selon l'Institut Fraser et la Heritage Foundation !! DeepSeek, Tik Tok, Huawei, ça ne vous dit rien ?
Deux autres contre-vérités, en fait de gros mensonges, sont énoncées ci-dessous :
La première : « Les indicateurs montrent également que les pays qui ont une plus grande liberté économique sont plus égalitaires, le coefficient de GINI étant plus faible (0,33) dans le quartile le plus libre que dans les autres.. » (p. 22) !
La seconde : « Un renforcement de la liberté économique peut conduire à une amélioration de la qualité de vie des populations et à une diminution de l'inégalité des revenus entre les riches et les pauvres » (p. 25) !
Apparemment, les rédacteurs du document ne sont pas au courant des rapports annuels de l'ONG britannique Oxfam International sur les inégalités dans le monde.
Les rapports accablants d'Oxfam International
Chaque année Oxfam publie un rapport sur l'état des inégalités dans le monde. Ce rapport est présenté lors de la réunion du Forum économique mondial (FEM) de Davos (Suisse) pour alerter sur les conséquences dévastatrices des politiques néolibérales. Les chiffres fournis par ces rapports dévoilent le vrai visage de la « liberté économique » : des multinationales de plus en plus riches et puissantes et une masse grandissante de citoyens de plus en plus pauvres!
Dans le rapport de 2024, intitulé multinationales et inégalités multiples, rendu public le 15 janvier 2024, Oxfam observe que malgré les crises successives qui secouent le monde, les milliardaires continuent de prospérer. Les chiffres-clés dans le monde sont tout simplement accablants :
- Entre 2020 et 2024, la fortune des cinq (5) hommes les plus riches a doublé.
- Durant la même période, la richesse cumulée de 5 milliards de personnes a baissé.
- La fortune des milliardaires a augmenté de 3 300 milliards de dollars depuis 2020.
- Les 1 % les plus riches possèdent 48 % de tous les actifs financiers mondiaux.
- Sept des dix plus grandes entreprises mondiales sont dirigées par un/une milliardaire.
Le rapport donne l'exemple de la France, où l'on observe la même tendance :
- Les quatre milliardaires français les plus riches et leurs familles ont vu leur fortune augmenter de 87 % entre 2020 et 2024.
- Durant la même période, les 42 milliardaires français ont gagné 230 milliards d'euros.
- Alors que la richesse cumulée de 90% des Français a baissé au cours de la même période.
- Les 1 % les plus riches détiennent 36 % du patrimoine financier total en France.
Au vu de ces inégalités choquantes, Oxfam lance un grand cri d'alarme teinté d'indignation :
- Jamais auparavant dans l'histoire de l'humanité si peu de personnes n'avaient détenu autant de richesses.
- Jamais les inégalités de revenus et de richesses n'avaient été si marquées.
- Jamais la propriété n'avait été si concentrée aux mains d'une telle minorité.
Tel est le visage hideux de la « liberté économique » qui accentue la polarisation entre riches et pauvres et favorise l'explosion des inégalités à un niveau sans précédent dans le monde. Si ce que décrit le rapport d'Oxfam se passe dans des pays dits développés, imaginez ce qui ce passe dans des pays dits « pauvres ».
Le fétichisme du marché
Les mensonges et autres contre-vérités distillés dans le document ont pour seul et unique but la justification de la prétendue supériorité du marché par rapport à l'Etat, comme le confirme cet autre gros mensonge :
« Plusieurs auteurs ont soutenu que les pays qui ont les plus élevés niveaux de liberté économique enregistrent les taux de croissance les plus importants, en rapport avec une efficacité accrue des marchés, une meilleure allocation des ressources et une incitation à l'innovation et à l'investissement. » (p.15)
Cela montre bien, comme indiqué plus haut, que la « liberté économique » n'est rien d'autre que la version moderne de la théorie de la « main invisible » d'Adam Smith, le précurseur de l'économie classique, déjà cité. Selon cette théorie, la recherche des intérêts individuels peut aboutir à l'intérêt général, grâce à l'efficacité du marché.
Cependant, cette théorie fut discréditée lors de la crise économique de 1929, qui avait donné lieu à la Grande Dépression du milieu des années 1930. Notamment par le grand économiste britannique John Maynard Keynes dans son ouvrage devenu un classique.⁵ Les Etats-Unis, sous Franklin Delanoe Roosevelt, s'étaient inspirés des idées de Keynes, dans les politiques du « New Deal » qui leur avaient permis de sortir de la Dépression. Les idées de Keynes avaient également influencé les politiques de Reconstruction de l'Europe occidentale à la fin de la seconde guerre mondiale, avec l'Etat au centre de cette Reconstruction.
Mais la théorie de « la main invisible » avait été ressuscitée, notamment par la contre-révolution monétariste, menée par Milton Friedman et ses adeptes à l'Université de Chicago. Avec eux, la théorie prit la forme d'un néolibéralisme effréné ou fondamentalisme de marché. Cependant, la crise financière internationale de 2008 lui porta un coup presque fatal. En effet, cette crise avait remis en cause bien des certitudes sur les théories néolibérales, au point que des représentants éminents du système dominant en étaient venus à émettre des critiques ouvertes à l'égard de ces théories et des modèles que l'on considérait comme « infaillibles ». Comme l'illustrent les extraits du discours mémorable de l'ancien président de la Banque mondiale, Robert B. Zoellick, prononcé en septembre 2010 à l'Université Georgetown à Washington, dans lequel il soulignait:
« Déjà avant la crise, les paradigmes prédominants étaient remis en question et il semblait nécessaire de repenser l'économie du développement. La crise n'a fait que renforcer ce sentiment*... Lorsque l'on analyse les causes et le déroulement de la crise la plus grave qui ait ébranlé l'économie mondiale depuis la Grande Dépression, on est en droit de se demander *si l'on a péché par manque de conclusions ou par excès de certitudes... Le prix Nobel d'économie a été attribué à de nombreux lauréats éminents*, *mais aussi à des personnes dont la fascination pour les modèles mathématiques reposait sur des hypothèses hasardeuses et irréalistes au sujet de l'humanité. »⁶
C'est cette fascination avec les modèles mathématiques mais aussi l'excès de « certitudes » et d'arrogance de certains économistes néolibéraux qu'avait dénoncés Paul Krugman, prix Nobel d'économie et éditorialiste du New York Times. Il fustigea l'attitude de ces économistes, qui tendaient à confondre la « beauté » de leurs modèles avec la réalité. Il adressa des critiques assassines aux héritiers de Milton Friedman à l'Université de Chicago !⁷
Mais ce qui est encore plus révélateur du grand désarroi dans les rangs des tenants de l'orthodoxie, c'est l'opinion de l'un des porte-drapeaux le plus influent et le plus fanatique de la pensée néolibérale, l'hebdomadaire The Economist, publié en Angleterre, qui s'interroge sur l'avenir du paradigme néolibéral, à la lumière des leçons tirées de la pandémie de la Covid-19. Après une longue analyse des conséquences de cette pandémie, l'article concluait ainsi :
« Ce qui est clair, c'est que l'ancien paradigme économique semble fatigué. D'une manière ou d'une autre, le changement est en marche. »⁸
Ces différentes déclarations confirment l'ampleur du discrédit qui frappe le mythe de la « main invisible ». De nos jours, l'un de ses piliers, le « libre-échange », est foulé aux pieds par presque tous les pays. Les guerres commerciales déclenchées par Donald Trump contre le monde entier en sont une parfaite illustration.
Malgré les exemples ci-dessus, on se demande comment certains continuent encore de croire au mythe de la « main invisible », camouflée sous le nom de « liberté économique ». Celle-ci ressemble à la loi de la jungle dans laquelle les plus forts dévorent les plus faibles, les riches s'enrichissent davantage et les pauvres s'appauvrissent davantage, sous le regard d'un Etat réduit au rôle de protecteur des droits de propriété des puissants. C'est pourquoi la « liberté économique » est incompatible avec la souveraineté économique.
La « liberté économique » contre la souveraineté économique
En effet, il ne peut y avoir de souveraineté économique sans un Etat développementiste, c'est-à-dire un Etat actif et engagé dans la transformation économique et sociale. L'expérience des programmes d'ajustement structurel de la Banque mondiale et du FMI a montré que marginaliser l'Etat, c'est ouvrir la voie à l'explosion de la pauvreté à une grande échelle et à la détérioration des indicateurs de développement d'un pays, Le marché, laissé à lui-même mène irrémédiablement à un tel résultat, surtout dans des pays comme les nôtres.
En 2011, dans son rapport sur la situation économique du continent, la Commission économique des Nations-Unies pour l'Afrique (CEA), avait souligné que la diminution du rôle de l'Etat dans la sphère économique, imposée par les plans d'ajustement structurel, était responsable de l'explosion de la pauvreté en Afrique. A la lumière de cette constatation, le Rapport souligne avec force que « L'Etat a un rôle central à jouer dans la transformation structurelle des économies des pays en voie de développement ».⁹ Autrement dit, il ne peut avoir de développement sans un Etat actif et engagé.
C'est pourquoi les institutions du système des Nations-Unies ont appelé à la reconstruction d'Etats développementistes en Afrique. La Conférence des Nations-Unies pour le commerce et le développement (CNUCED) était l'une des premières institutions à recommander cette reconstruction, en faisant un parallèle avec le rôle joué par l'Etat dans les pays d'Asie du Sud Est.¹⁰ C'est grâce à l'implication active de l'Etat que ces pays ont pu accomplir des performances économiques remarquables qui les ont mis sur la rampe du développement.
L'effondrement du fondamentalisme de marché, consécutif à la crise financière internationale de 2008, rappelée plus haut, a donné un plus grand écho à ces appels à réhabiliter l'Etat comme un acteur indispensable du processus de développement en Afrique. La crise du paradigme néolibéral a donc permis de libérer les esprits de l'emprise de la pensée unique et de stimuler le débat sur le rôle de l'Etat dans la transformation économique et sociale. Ainsi, dans son rapport annuel de 2014 sur l'Afrique, la CEA souligne :
« Le temps est maintenant venu de reconnaître, à nouveau, que le soutien des États est capital pour surmonter les défaillances du marché et stimuler l'industrialisation – et d'institutionnaliser la politique industrielle dans les stratégies de développement national et régional aux échelons les plus élevés du gouvernement ».¹¹
Les économistes du CODESRIA avaient également fait de grandes contributions à ce débat. Feu Thandika Mkandawire, ancien Secrétaire exécutif, avait publié une contribution remarquable sur le sujet.¹² Un autre ancien Secrétaire exécutif, le Professeur Adebayo Olukoshi, souligne que « *la restauration de l'Etat comme un acteur légitime dans l'économie et la société est un impératif à la fois démocratique et développementiste*. »
Le message est donc clair: les Etats développementistes sont indispensables pour redresser les économies africaines et les engager dans la voie de l'industrialisation, sans laquelle il ne peut y avoir de développement. On ne peut parler de souveraineté sans un Etat fort et engagé. Voilà pourquoi, on assiste partout au retour en force de l'Etat et de la planification après le désastre provoqué par les politiques néolibérales de la Banque mondiale et du FMI. Il est dès lors incompréhensible, et même inacceptable, de voir un ministre proposer le retour en force de ces politiques, camouflées sous le nom de « liberté économique ».
Le document du ministère de l'Economie, du Plan et de la Coopération (MEPC) semble sortir tout droit des laboratoires où se forgent les politiques visant à inoculer le virus néolibéral aux pays du Sud en général, et aux pays africains en particulier. En essayant de vendre un néolibéralisme outrancier, camouflé sous le nom de « liberté économique », le document cherche à embarquer le Sénégal dans une voie sans issue, qu'il a déjà empruntée sous la forme des programmes d'ajustement structurel de la Banque mondiale et du FMI, avec les conséquences économiques et sociales désastreuses que l'on connait.
C'est pourquoi c'est très inquiétant de lire dans l'avant-propos du ministre Abdourahmane Sarr que « La liberté économique constitue l'un des piliers fondamentaux de notre politique de développement national. » Ce qui est encore plus inquiétant, c'est la référence à des institutions, liées aux milieux d'extrême-droite au Canada et aux Etats-Unis, pour mesurer la « liberté économique » du Sénégal. La référence à la Heritage Foundation, architecte de la politique de Donald Trump, est particulièrement choquante. Il est inadmissible de voir dans un document d'un gouvernement, qui se veut progressiste, une telle référence.
Malgré ces inquiétudes, le document du ministère semble être en porte-à-faux par rapport aux positions du président Bassirou Diomaye Faye et du Premier ministre Ousmane Sonko. Tous deux n'ont cessé de réaffirmer la nécessité de la souveraineté économique et de la mobilisation des ressources internes pour la transformation structurelle de l'économie du pays par l'industrialisation. Ce qui implique un changement de paradigme de développement.
Tout le contraire de la « liberté économique » qui cherche plutôt à enfoncer davantage le Sénégal dans le paradigme néolibéral essoufflé et discrédité. C'est pourquoi il va à l'encontre des ruptures et de la souveraineté économique, promises par le Projet !!