LA CRISE DE LA PÊCHE, MOTEUR DE L'EXODE MARITIME
Un nouveau rapport met en lumière une équation tragique : plus les chalutiers industriels étrangers intensifient leurs activités dans les eaux sénégalaises, plus les jeunes pêcheurs artisanaux quittent le pays sur des embarcations de fortune

(SenePlus) - La pêche illégale et non réglementée ainsi que la surpêche dans les eaux sénégalaises poussent de nombreux pêcheurs artisanaux à entreprendre le dangereux voyage migratoire vers l'Europe, selon un rapport publié par l'Environmental Justice Foundation (EJF) ce mardi 13 mai 2025. Ce document intitulé "La route mortelle vers l'Europe" met en lumière comment la dégradation des ressources halieutiques menace directement la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance de milliers de Sénégalais.
D'après l'étude de l'EJF, la pêche représente un pilier essentiel de l'économie sénégalaise, procurant des emplois à environ 3% de la main-d'œuvre du pays et contribuant à hauteur de 7,9% à l'apport en protéines de la population. Les petits poissons pélagiques, qui constituent 75% des produits de la mer consommés au Sénégal, sont particulièrement importants pour la sécurité alimentaire nationale.
Selon les données rapportées par l'EJF, la proportion des populations de poissons considérées comme "effondrées" - avec des captures inférieures à 10% du pic historique - a plus que doublé entre 2000 et 2019. Cette situation alarmante s'explique notamment par la surcapacité persistante de la flotte de pêche sénégalaise et la dégradation des écosystèmes marins causée par des techniques de pêche destructrices comme le chalutage de fond.
Le rapport souligne qu'une part substantielle de la flotte industrielle sénégalaise est contrôlée par des intérêts étrangers via des accords de coentreprise, arrangements qui ont été fortement critiqués pour leur manque de transparence et leurs pratiques environnementales nuisibles. L'EJF révèle que près de 45,3% des navires autorisés à pêcher sont contrôlés par des entités étrangères, principalement espagnoles et chinoises.
Entre janvier et juillet 2024, les autorités sénégalaises ont arraisonné 24 navires de pêche pour diverses infractions, notamment la pêche dans des zones interdites, le transbordement illégal de produits de la pêche, la pêche sans autorisation ou la capture d'espèces immatures.
Impact sur les communautés côtières et la migration
Face à la raréfaction des ressources halieutiques, la consommation locale de poisson a considérablement diminué, passant d'une moyenne historique de 29 kg par habitant à seulement 17,8 kg en 2021. Cette situation a des conséquences dramatiques sur les communautés de pêcheurs artisanaux qui voient leurs moyens de subsistance s'éroder.
"Si vous ne pouvez pas avoir de nourriture, vous ne voudrez pas rester chez vous. Vous devrez évidemment partir ailleurs pour trouver du travail ou quelque chose à faire. C'est la raison pour laquelle nous avons entrepris cette mission", témoigne Abdou Rakhmane Sow, migrant et ancien pêcheur, cité dans le document.
En 2024, le nombre total de migrants entrant irrégulièrement en Espagne a atteint 63 970 personnes, plus du double du chiffre de 2022, selon les données présentées par l'EJF. Les îles Canaries ont accueilli la majorité de ces arrivées (46 843), en hausse de près de 200% par rapport à 2022.
La route migratoire entre l'Afrique de l'Ouest et les îles Canaries est considérée comme la plus meurtrière au monde. Selon l'ONG espagnole Caminando Fronteras, 3 176 migrants ont perdu la vie en tentant ce périple depuis le Sénégal en 2023.
Le rapport de l'EJF présente plusieurs cas d'étude, dont celui d'Abdoulaye Sady, un jeune pêcheur qui a quitté Joal-Fadiouth pour les îles Canaries en 2020. Il explique comment les conditions de pêche se sont détériorées : "Dans le passé, on n'avait qu'à parcourir 5, 7 ou 10 km pour attraper beaucoup de poissons. Maintenant, on est obligés d'aller jusqu'à 30 ou 40 km."
Son père, Papa Sady, pêcheur depuis 1985, témoigne également : "Nous allons pêcher mais nous ne pouvons attraper aucun poisson. Vous dépensez beaucoup d'argent pour la pêche et vous finissez par ne rien attraper... La mer est presque détruite."
Les recommandations de l'EJF
Face à cette situation, l'Environmental Justice Foundation formule plusieurs recommandations à destination du gouvernement sénégalais, de l'Union européenne et du secteur de la pêche industrielle.
Pour le gouvernement sénégalais, l'ONG préconise notamment de donner la priorité à la restauration des populations de poissons, à l'éradication de la pêche illégale et à la protection des pêcheries artisanales. Elle recommande également d'adopter la Charte mondiale pour la transparence des pêches, d'étendre et de renforcer la zone réservée à la pêche artisanale, et d'améliorer les mécanismes de surveillance participative.
À l'Union européenne, l'EJF demande de renforcer son partenariat avec l'Afrique pour s'attaquer aux causes profondes de la migration irrégulière et de travailler avec le Sénégal pour donner la priorité à une pêche durable, légale et éthique.
"La vision de Son Excellence le président de la République, Bassirou Diomaye Faye, s'inscrit dans cette dynamique, et l'EJF exprime sa détermination et son engagement à travailler avec les autorités sénégalaises pour parvenir à une gestion durable et transparente des ressources halieutiques du pays, et s'attaquer aux causes profondes et aux principaux facteurs de la migration irrégulière", conclut le rapport.