QUAND LA TRANSPARENCE FREINE LE MOBILE MONEY
L'économiste Deivy Houeix démontre qu'en limitant la visibilité des transactions mobiles, les chauffeurs de taxi dakarois adoptent massivement ces outils qu'ils boudaient auparavant

(SenePlus) - Au Sénégal, le paiement mobile peine à s'imposer malgré ses avantages évidents. Une recherche menée par l'économiste français Deivy Houeix révèle un paradoxe troublant : la transparence promise par ces technologies peut paradoxalement freiner leur adoption dans l'économie informelle sénégalaise.
Lauréat 2025 du prix Daniel Cohen et chercheur à l'université d'Harvard, Deivy Houeix a mené ses travaux de thèse au Massachusetts Institute of Technology (MIT) sur l'adoption des technologies dans les économies en développement. Ses recherches au Sénégal et au Togo révèlent une réalité méconnue.
"L'un des résultats de mes recherches, c'est que la transparence induite par les technologies digitales peut freiner leur adoption, en particulier dans des environnements où l'opacité pouvait avoir des effets protecteurs", explique-t-il à Jeune Afrique. "Le digital rend visibles des éléments qui ne l'étaient pas, redistribue l'information, et crée donc des gagnants et des perdants."
L'exemple du secteur du taxi à Dakar illustre parfaitement ce mécanisme. "Un propriétaire peut utiliser les transactions digitales pour mieux suivre à distance les transactions de son chauffeur. Cela renforce son pouvoir de contrôle", analyse l'économiste. Si cette transparence peut être "potentiellement bénéfique pour la confiance dans la relation employeur-employé", elle "peut aussi dissuader certains chauffeurs, notamment ceux qui profitaient de cette opacité".
Cette tension révèle comment "les technologies digitales arrivent dans des économies très informelles où les relations de travail sont souvent façonnées par une opacité fonctionnelle. La transparence bouscule ces équilibres", souligne Deivy Houeix.
Face à ce constat, le chercheur a testé une solution pragmatique dans un projet mené avec Wave au Sénégal. L'approche consistait à "ne pas rendre les transactions visibles à certaines parties". Concrètement, "les propriétaires de taxis n'avaient, par défaut, pas accès aux informations sur les flux de leurs chauffeurs".
Les résultats sont éloquents : "La majorité des 50 % de chauffeurs initialement réticents ont adopté l'outil", rapporte Jeune Afrique. "Au final, les chauffeurs en bénéficient puisque les paiements sont plus sûrs, plus simples, plus traçables pour l'utilisateur – ce qui augmente le rendement des chauffeurs –, sans forcément créer un déséquilibre dans la relation de travail."
Au-delà de la transparence, d'autres freins persistent au Sénégal. "D'abord, l'accès limité aux smartphones. Ensuite, ce qu'on appelle les effets de réseau : pour que le paiement digital fonctionne, il faut que l'autre partie soit aussi équipée", détaille l'économiste. "Tant que l'adoption n'est pas généralisée, certains préfèrent rester sur le cash."
S'ajoutent "des inquiétudes légitimes liées à la sécurité des données et à la fiabilité des outils. Où va l'argent ? Que se passe-t-il si les entreprises de mobile money font faillite ou sont piratées ?" s'interroge Deivy Houeix.
Malgré ces défis, l'État sénégalais a "raison de s'appuyer sur le paiement mobile pour formaliser son économie", selon le chercheur. "Les paiements digitaux créent des données inédites qui peuvent aider à mieux comprendre et structurer l'économie informelle. Mais il faut avancer avec prudence."
L'avertissement est clair : "Si les autorités utilisent les données numériques pour imposer brutalement de nouvelles taxes, cela peut freiner l'adoption des outils digitaux. Il faut créer de la confiance avant de vouloir en tirer un bénéfice fiscal."
Pour éviter de creuser les inégalités, Deivy Houeix insiste sur la nécessité d'adaptation. "Le digital ne crée pas mécaniquement des inégalités, mais il peut les amplifier si les outils ne sont pas conçus avec soin", met-il en garde. "Si les populations vulnérables ne sont pas prises en compte – leurs peurs, leurs contraintes, leurs usages – on risque de creuser un fossé numérique."
La solution réside dans une approche sur mesure : "Il faut adapter la technologie au contexte local, en tenant compte de la réalité de l'économie informelle" sénégalaise.
Cette recherche, bien que menée spécifiquement au Sénégal, révèle des "mécanismes à l'œuvre valables dans d'autres pays", confirme l'économiste, ouvrant la voie à une réflexion plus large sur l'adoption du mobile money en Afrique de l'Ouest.