PENSER LA DÉMOCRATIE AU FÉMININ, UNE URGENCE ET UN IMPÉRATIF
Les critiques face à la simple évocation du mot « féminisme » dans le contexte africain sont connues, attendues, sans surprise: accusation d’endosser et de promouvoir un agenda féministe importé, occidental, une critique d’ailleurs symétrique

« Quand une fille tombe enceinte ou qu’elle avorte, il y a un homme qui est impliqué. Cet homme est impliqué mais ne s’implique pas. Il ne sent pas qu’il est responsable. Je dis que toutes les fois qu’une femme avorte, il y a un homme qui a avorté. Si cet homme avait pris ses responsabilités peut être qu’il n’y aurait pas cet enfant ; parce qu’il aurait pris ses précautions et aurait demandé à la fille de prendre ses précautions. Il y a tout un scandale, c’est la fille qui est toujours blâmée alors que pour l’homme au fond, on vante sa virilité. C’est comme un titre de gloire pour l’homme et pour la fille c’est une honte ».
« Le débat sur les mariages et les grossesses précoces est un débat ancien, mais c’est d’abord un débat des femmes. Ce sont les femmes qui en ont discuté les premières. Parce que ce sont elles qui sont l’objet de ces mariages. Aucun homme n’est marié à 12 ans. »
Ce sont les extraits d’un entretien que la professeure Fatou Sow avait accordé à WATHI il y a déjà six ans, au début de l’année 2019. Nous avions choisi de placer la question de l’amélioration du bien-être des femmes et des filles et de leur prise de parole au cœur du débat public à l’occasion de l’élection présidentielle du 24 février 2019 au Sénégal.
WATHI avait réalisé des entretiens individuels avec 24 Sénégalaises apportant, chacune, un regard particulier sur la condition des filles et des femmes à partir de leurs propres vécus et de leurs observations de la société. Ma collègue Marième Cissé, qui avait piloté ce projet, n’avait pas manqué de solliciter la professeure Fatou Sow, sociologue et pionnière incontestée du féminisme comme engagement et comme objet de recherche scientifique au Sénégal et sur le continent. C’est à travers cet entretien que j’avais découvert le parcours et la contribution remarquable de Fatou Sow à la défense des droits des femmes, indissociable de la défense de la dignité humaine et indissociable de toutes les luttes pour des sociétés en meilleur état.
Née en 1941, Fatou Sow a soutenu une thèse de doctorat sur l’administration centrale du Sénégal indépendant avant de s’intéresser de plus en plus aux rapports sociaux entre les hommes et les femmes. À la fin des années 1980, elle crée le programme d’enseignement du genre au Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA) et organise en 1999 le deuxième Congrès international des recherches féministes dans la francophonie. Enseignante et chercheure au Sénégal et en France, elle contribue à ancrer les questions de genre dans les institutions de recherche et les universités africaines. Elle est aussi très impliquée auprès des associations des femmes africaines qui portent les luttes au niveau continental et mondial.
Si je parle de Fatou Sow et du féminisme africain cette semaine, c’est parce que la Fondation de l’innovation pour la démocratie eut l’heureuse idée d’organiser à Dakar du 13 au 17 mai dernier, un symposium sur le thème de la « démocratie au féminin » en hommage à la carrière et aux engagements de cette pionnière. Pendant trois jours d’une rare densité, chercheurs dont une majorité de chercheures, militantes et militants, intellectuels, se sont réunis pour penser la démocratie au féminin, entre mémoire, héritages et perspectives. Une leçon magistrale inaugurale par Fatou Sow elle-même, sept autres leçons données par des femmes d’expérience, à la fois universitaires et militantes, cinq tables rondes et huit ateliers thématiques. Ces derniers ont permis à des jeunes chercheures et chercheurs de plusieurs pays du continent de présenter leurs travaux en cours sur une très grande diversité de sujets en lien avec les questions de genre. J’en cite quelques-uns : les métamorphoses de la famille, les savoirs féminins, genres et dispositifs technologiques, corps et sexualités, travail des femmes… Le symposium inaugurait un cycle triennal d’enquêtes et de recherches féministes, à l’initiative de la Fondation de l’innovation pour la démocratie.
Le professeur Achille Mbembé, président de la Fondation de l’innovation pour la démocratie, et son équipe, sont en train de donner un contenu aussi ambitieux que stimulant à cette fondation dont les conditions – franco-africaines - de la naissance pouvaient légitimement susciter certaines réserves. L’ambition de faire émerger un réseau ouvert alliant chercheurs, activistes, des femmes et des hommes de générations différentes, autour de la construction d’une démocratie substantive à l’échelle du continent, est remarquable. Contenu ambitieux alliant recherche universitaire, pensée et action, qui choisit comme une de ses priorités la valorisation des savoirs féminins et l’affirmation de l’égale place des femmes dans le projet démocratique.
Les critiques face à la simple évocation du mot « féminisme » dans le contexte africain sont connues, attendues, sans surprise: accusation d’endosser et de promouvoir un agenda féministe importé, occidental, une critique d’ailleurs symétrique à celle récurrente sur la démocratie importée, sur l’occidentalisation des sociétés africaines, sur les incompatibilités présumées avec la préservation des traditions et des cultures africaines, et des prescriptions des religions dominantes. Fatou Sow et les autres femmes qui ont animé les échanges lors de ce symposium ne s’épuisent plus depuis longtemps à répondre à ce type de critiques nourries avant tout par la volonté pour beaucoup d’hommes de ne pas voir les discriminations de genre, leur ampleur et parfois leur mortelle gravité. Les féministes africaines savent que le patriarcat et ses multiples manifestations ne sont en rien une spécificité africaine. Elles n’ont pas de leçon d’africanité ni d’ailleurs de morale religieuse à recevoir de personne.
« En nous appelant féministes, nous politisons la lutte pour les droits des femmes. Nous remettons en question la légitimité des structures qui maintiennent les femmes assujetties et nous développons des outils en vue d’une analyse et des mesures transformatrices », a déclaré Fatou Sow dans sa leçon magistrale. « Penser la démocratie au féminin est plus qu’une urgence. C’est un impératif », a-t-elle ajouté.
Le média sénégalais Dakaractu a publié un reportage le 23 mai avec ce titre choc, sans doute exagéré mais qui témoigne d’une prise de conscience salutaire: « Violences conjugales : quand les foyers deviennent des mouroirs pour les femmes au Sénégal ». Alors que les féminicides, forme la plus extrême des violences basées sur le genre, font de plus en plus souvent l’actualité au Sénégal, et que beaucoup trop de jeunes filles et de petites filles sont victimes de différentes formes d’agressions dans beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest et au-delà, les réponses politiques claires et fortes préconisées par les intervenantes de ce symposium doivent s’imposer dans les débats publics et les débats politiques nationaux.
Il est de plus évident que l’évolution des cadres familiaux, les rapports entre hommes et femmes dans et en dehors des foyers, l’éducation des filles et celle des garçons, l’assignation de rôles figés aux filles et aux garçons, l’impact des médias traditionnels, des médias et des réseaux sociaux sur la perception des inégalités de genre, ne sont pas des questions accessoires mais des questions essentielles pour l’avenir de nos sociétés.
En audio sur Spotify, Soundcloud, Apple Podcasts et YouTube, Les Voix et voies de WATHI.
(Photo: Fatou Sow lors du symposium sur la démocratie au féminin, Dakar. Photo reprise d'un article publié par Seneplus).
Pour aller plus loin
Les enregistrements des différentes sessions du Symposium international « La démocratie au féminin » en hommage à Fatou Sow, sont accessibles ici : https://www.youtube.com/@fondationinnovationdemoc.../streams
Entretien avec Fatou Sow, sociologue, dans le cadre du projet « Sénégal 2019 : Le bien-être des femmes et des filles au cœur du débat électoral »
https://www.wathi.org/.../entretien-avec-fatou-sow.../
Sénégal 2019 : Le bien-être des femmes et des filles au cœur du débat électoral, page du projet, https://www.wathi.org/le-bien-etre-des-femmes-et-des.../
Débats citoyens sur la participation des femmes à la vie politique, économique et sociale au Sénégal, 2021, https://www.wathi.org/debats-citoyens-places-et-roles.../