L'HYDRE D'AL-QAÏDA QUI TERRORISE L'AFRIQUE DE L'OUEST
Du Mali au Bénin, JNIM dessine les contours de son califat sahélien. En quelques mois, cette organisation terroriste a conquis des villes entières et fait du Sahel l'épicentre mondial du terrorisme islamiste avec 51% des décès mondiaux

(SenePlus) - Avec jusqu'à 6 000 combattants, cette filiale d'al-Qaïda est devenue la force militante la mieux armée du Sahel et l'une des plus puissantes au monde, selon des responsables régionaux et occidentaux.
En l'espace de quelques mois seulement, cette organisation a bouleversé l'équilibre sécuritaire de toute une région. Jama'at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM), filiale d'al-Qaïda en Afrique de l'Ouest, multiplie les conquêtes territoriales et étend son emprise islamiste radicale du Mali jusqu'aux frontières du Bénin, semant la terreur et forçant des dizaines de milliers de personnes à l'exil.
Selon une enquête approfondie du Washington Post menée dans cinq pays de la région, JNIM est désormais "la force militante la mieux armée d'Afrique de l'Ouest et l'une des plus puissantes au monde", avec "jusqu'à 6 000 combattants sous son commandement", rapportent des responsables régionaux et occidentaux interrogés par le quotidien américain.
Les chiffres témoignent de cette montée en puissance fulgurante. "Ils créent un proto-État qui s'étend comme une ceinture depuis l'ouest du Mali jusqu'aux zones frontalières du Bénin... Il s'agit d'une expansion substantielle - voire exponentielle", explique au Washington Post Héni Nsaibia, analyste senior pour l'Afrique de l'Ouest au sein d'ACLED (Armed Conflict Location & Event Data project).
Cette progression s'accompagne d'une violence meurtrière qui fait du Sahel l'épicentre mondial du terrorisme islamiste. L'Institut pour l'économie et la paix a établi l'année dernière que "51% des décès liés au terrorisme dans le monde se produisaient au Sahel", précise le journal américain. En 2024, le Burkina Faso s'est classé pour la deuxième année consécutive comme "la nation la plus touchée par la violence terroriste", tandis que le Niger a enregistré "la plus forte augmentation mondiale des décès liés au terrorisme".
Les données d'ACLED révèlent l'ampleur du carnage : "près de 6 000 civils ont été tués par le groupe au cours des cinq dernières années". Cette violence s'étend désormais vers le sud, le Togo ayant "signalé le plus grand nombre d'attaques terroristes de son histoire", tandis que le Bénin "a signalé presque autant de décès dans les trois premiers mois de cette année que durant toute l'année 2024".
Un modèle d'implantation sophistiqué
JNIM, fondé au Mali en 2017 comme organisation-parapluie regroupant quatre groupes extrémistes islamistes, est dirigé par Iyad ag Ghali et Amadou Koufa, leaders d'un soulèvement de 2012. Cette direction bicéphale lui confère une large attractivité : ag Ghali appartient au groupe ethnique touareg, majoritairement musulman, tandis que Koufa est un prédicateur peul du centre du Mali.
"Le groupe fonctionne selon un modèle de 'franchise', adaptant ses stratégies aux coutumes locales et son recrutement aux griefs locaux", explique le Washington Post. Partout où ils s'implantent, les combattants imposent "une version salafiste stricte de la loi islamique".
Les témoignages recueillis par le quotidien américain auprès de réfugiés illustrent cette méthode d'implantation. Ali Diallo, un éleveur de 53 ans de la région de Boucle du Mouhoun au Burkina Faso, raconte comment "un groupe d'hommes barbus portant des turbans" l'a forcé, lui et d'autres hommes, à entrer dans une mosquée en 2023. "Je pensais que nous allions mourir", se souvient-il, décrivant des hommes armés de "mitrailleuses en bandoulière". Mais "deux hommes se sont placés là où l'imam se tient habituellement et ont commencé à prêcher. Ils ont dit que leur combat était avec le gouvernement et que leur objectif était de répandre l'islam, pas de nous tuer".
Le succès de JNIM tient paradoxalement aux méthodes employées pour le combattre. "Les stratégies locales employées pour combattre JNIM accélèrent son ascension", analysent des responsables et experts cités par le Washington Post. "Les atrocités commises par les forces ouest-africaines ont permis au groupe de revendiquer la supériorité morale et de légitimer son autorité croissante."
Au Burkina Faso, le président Ibrahim Traoré a fondé sa stratégie sur l'armement de "plus de 50 000 membres de milices, qui ont commis des dizaines d'atrocités", selon des groupes de défense des droits humains cités par le journal. En mars, dans la ville de Solenzo, "des milices gouvernementales ont tué des dizaines de civils, pour la plupart peuls, et ont filmé les conséquences", rapporte le Washington Post, citant des groupes de défense des droits.
Cette violence ciblée contre l'ethnie peule, minorité semi-nomade et majoritairement musulmane, devient un puissant outil de recrutement pour JNIM. Amadou Diallo, réfugié burkinabé de 69 ans, explique au quotidien américain comment ses "trois filles et leurs maris ont rejoint JNIM après que des membres de milices ont tué des dizaines de leurs compatriotes peuls". "Ils avaient peur, et ils ont couru vers eux", résume-t-il.
Un retrait américain qui laisse un vide béant
Face à cette montée en puissance, les États-Unis ont largement retiré leurs moyens de la région. "Les drones américains qui opéraient autrefois depuis le Niger - d'où les troupes américaines ont été forcées de partir l'année dernière par la junte militaire du pays - ont été déplacés hors d'Afrique de l'Ouest", révèlent deux anciens responsables américains au Washington Post. Les plans de relocalisation de ces drones "en Côte d'Ivoire et au Bénin ont été annulés".
La présence militaire américaine s'est dramatiquement réduite : "il y a maintenant moins de 200 soldats dans la région, principalement stationnés dans les pays côtiers - contre environ 1 400 pas plus tard qu'en 2023", précisent des responsables actuels et anciens interrogés par le journal.
Cette réduction des moyens intervient alors que l'administration Trump a "fermé la grande majorité des programmes menés dans le cadre du Global Fragility Act - une initiative pluriannuelle destinée à renforcer la stabilité dans les pays vulnérables d'Afrique de l'Ouest". "JNIM est en pleine ascension", confirme un ancien responsable américain. "Dans une région où nous avions l'habitude de surveiller ce qui se passait, nous n'avons plus les outils."
Les experts s'inquiètent de l'évolution de JNIM vers une approche plus politique. "Ces gars sont intelligents, sophistiqués et évolutifs", analyse Corinne Dufka, analyste vétéran du Sahel basée à Washington, citée par le Washington Post. "Et maintenant, il existe un modèle pour normaliser leur évolution politique."
Certains dirigeants de JNIM regardent vers Ahmed al-Sharaa, le leader syrien qui "s'est repositionné comme modéré après avoir été autrefois associé à al-Qaïda", comme "modèle potentiel pour leur propre trajectoire", explique Dufka. Quand Koufa a été interviewé par un journaliste français en octobre, "il n'a pas mentionné al-Qaïda, suscitant des spéculations sur une possible rupture avec le groupe".
Dans ses bastions du centre et du sud du Mali, JNIM "a conclu des accords avec les communautés qui obligent les résidents à adhérer aux règles de JNIM et à payer la zakat, ou taxes, en échange de ne pas être attaqués", rapporte le Washington Post. Ces pactes locaux permettent au groupe "de déplacer son attention, et sa main-d'œuvre, vers le Burkina Faso voisin et les nations côtières comme le Bénin".
Des réseaux qui s'étendent vers les pays stables
L'expansion de JNIM ne se limite plus aux zones de conflit. "De plus en plus, les experts disent que les réseaux d'informateurs et de chaîne d'approvisionnement de JNIM s'étendent dans des nations stables comme le Ghana, le Sénégal et la Guinée", alerte le Washington Post. "Les gouvernements craignent que leurs combattants puissent bientôt suivre."
Aneliese Bernard, ancienne conseillère du département d'État qui dirige maintenant une société de sécurité privée opérant en Afrique de l'Ouest, avertit que le groupe "s'est métastasé à un point tel qu'il impacte maintenant directement la sécurité nationale [américaine]". Et d'ajouter : "ils s'étendent sans entrave dans les pays que nous avons longtemps considérés comme des partenaires sécuritaires robustes".
Cette enquête du Washington Post révèle l'ampleur d'une crise sécuritaire qui déborde largement le cadre du Sahel pour menacer la stabilité de toute l'Afrique de l'Ouest. Face à un adversaire qui combine sophistication tactique, exploitation des tensions ethniques et vide sécuritaire laissé par le retrait occidental, la région semble désarmée pour enrayer cette expansion qui redessine la géopolitique ouest-africaine.