UN DIPLOMATE BELGE MIS EN CAUSE DANS L'ASSASSINAT DE LUMUMBA
La Belgique face à son passé colonial. Le comte Etienne Davignon, personnalité influente du monde des affaires belge, pourrait être jugé pour son rôle présumé dans l'assassinat du premier ministre congolais

(SenePlus) - Soixante-quatre ans après l'assassinat de Patrice Lumumba, héros de l'indépendance congolaise, la justice belge s'apprête peut-être à franchir un cap historique. Le comte Etienne Davignon, 92 ans, figure emblématique du gotha belge et ancien diplomate, pourrait être renvoyé devant un tribunal correctionnel pour sa possible implication dans la mort du premier ministre congolais, selon les réquisitions du parquet fédéral rendues publiques mardi 17 juin, rapporte Le Monde.
Cette décision marque un tournant majeur dans l'un des dossiers les plus sensibles de la décolonisation africaine. Le ministère public belge demande le renvoi de M. Davignon pour "détention et transfert illicite" de Patrice Lumumba et pour "traitements humiliants et dégradants", tout en écartant l'incrimination d'"intention de tuer".
Cette procédure s'inscrit dans un long feuilleton judiciaire initié en 2011 par François Lumumba, fils aîné du dirigeant assassiné. Sa plainte pour crimes de guerre, tortures et traitements inhumains visait "diverses administrations de l'État belge" et leur participation à "un vaste complot en vue de l'élimination politique et physique de Patrice Lumumba", d'après Le Monde.
Dix citoyens belges - agents du renseignement, militaires et diplomates - étaient initialement cités. Etienne Davignon est aujourd'hui le seul encore en vie. À l'époque des faits, ce jeune diplomate de 27 ans exerçait des fonctions au Congo pour le ministère belge des Affaires étrangères.
Les circonstances de la mort de Patrice Lumumba restent l'une des pages les plus sombres de l'histoire coloniale belge. Devenu premier ministre le 30 juin 1960 après la proclamation de l'indépendance, Lumumba fut fusillé le 17 janvier 1961 au Katanga "par des séparatistes katangais et des policiers, en présence d'officiels de l'armée belge", précise Le Monde. Il n'avait que 35 ans.
Le drame s'était noué quelques semaines après son entrée en fonction. Victime d'un coup d'État orchestré par Joseph-Désiré Mobutu - futur dictateur du Zaïre -, Lumumba avait été arrêté sur "l'instigation de l'ambassadeur de Belgique" et assigné à résidence, avant d'être transféré au Katanga, une province rebelle hostile, "sur ordre des autorités congolaises, avec la possible complicité de responsables belges et de la CIA".
Etienne Davignon aurait assisté, selon l'accusation, à une table ronde belgo-congolaise où fut évoqué le projet d'arrestation. Tandis que "les avocats de la famille Lumumba dénoncent sa 'participation active'", l'intéressé "nie son implication, ainsi que celle des autorités belges, dans l'assassinat", rapporte Le Monde. Il soutient même s'être "opposé au transfert du premier ministre vers le Katanga".
L'ancien diplomate a toutefois admis que le ministère belge des Affaires étrangères "n'avait rien fait pour aider le dirigeant" congolais, entré en conflit ouvert avec Bruxelles après un discours virulent lors des cérémonies d'indépendance où il avait dénoncé "l'esclavage" imposé à son peuple.
La carrière post-congolaise de Davignon illustre son influence durable dans les sphères du pouvoir. Vice-président de la Commission européenne de 1981 à 1985, il dirigea ensuite la Société générale de Belgique, "la plus importante société holding du royaume", qui avait "fortement appuyé la rébellion katangaise en 1960". Il présida également le comité de direction du très controversé Groupe Bilderberg de 1999 à 2011 et fut anobli comte en 2018.
L'affaire Lumumba a profondément marqué les relations entre la Belgique et ses anciennes colonies. En 2001, une commission d'enquête parlementaire avait conclu que "certains membres du gouvernement et d'autres Belges impliqués avaient une responsabilité morale dans les circonstances ayant mené à la mort de Lumumba", sans toutefois trouver de preuves d'une approbation officielle de son élimination.
Cette "responsabilité morale" fut assumée en 2022 par le Premier ministre Alexander De Croo, qui présenta des "excuses" officielles au nom de la Belgique. Il avait alors dénoncé ceux qui avaient préféré "ne pas voir, ne pas agir".
L'évolution de la position belge s'est matérialisée symboliquement en juin 2022 par la restitution des restes de Patrice Lumumba - une dent prélevée avant que son corps ne soit "dissous dans de l'acide" - lors d'une cérémonie officielle à Bruxelles. Ces restes furent ensuite intégrés dans un mausolée à Kinshasa.
Cette macabre découverte était liée aux révélations d'un ancien policier, Gérard Soete, qui avait confessé en 2000 détenir cette dent depuis qu'il avait été chargé de "découper le corps, de broyer la tête et de dissoudre les restes" du héros congolais, un épisode qu'il qualifiait lui-même de "diabolique".
La chambre du conseil de Bruxelles statuera en janvier 2026 sur le renvoi ou non d'Etienne Davignon devant la justice. Cette décision pourrait marquer un précédent historique dans la reconnaissance judiciaire des responsabilités coloniales européennes en Afrique.