LE PREMIER MINISTRE TRAHIT L’ESPRIT DE LA REPUBLIQUE
Il est des gestes qui, sous l’apparente neutralité des convenances humaines, révèlent de profondes fractures dans l’architecture morale d’un Etat

Il est des gestes qui, sous l’apparente neutralité des convenances humaines, révèlent de profondes fractures dans l’architecture morale d’un Etat. Lorsqu’un Premier ministre, censé incarner l’impartialité de la loi et la rigueur des institutions, s’autorise à rendre visite à un individu poursuivi pour des faits graves, il ne commet pas un simple écart de protocole. Il trahit l’essence même de la République. Il trahit la légitimité dont il est le dépositaire..
Il ne s’agit pas ici d’un débat sur la compassion ou les élans du cœur, mais d’un principe fondamental : celui de la séparation entre la sphère des affections privées et les exigences impérieuses (les servitudes) de la fonction publique. En sa qualité de chef du gouvernement, le Premier ministre n’est plus un homme libre de ses élans : il est une institution vivante. Il est, comme l’enseignait le philosophe Spinoza, celui qui a «cédé sa liberté à la cité», pour ne servir que l’ordre, la rationalité, la règle.
En se rendant au chevet d’un inculpé -quel qu’en soit le mobile apparent-, le Premier ministre commet un acte politique d’une redoutable portée symbolique. Il contredit l’égalité de tous devant la loi. Il instille dans l’opinion -dans la populace- l’idée pernicieuse que certains bénéficient d’une indulgence supérieure, d’un accès personnel au pouvoir, d’un privilège d’humanité que d’autres, plus anonymes, plus pauvres ou moins liés, n’obtiendront jamais. Il envoie un message dévastateur : que la fidélité partisane ou les affinités d’un autre ordre peuvent suspendre les exigences de Justice. Cela s’appelle le favoritisme. Cela s’appelle la rupture du pacte républicain.
Ce geste n’est pas sans rappeler les compromissions que dénonçait déjà Rousseau lorsqu’il écrivait que «le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit». Ici, c’est l’inverse qui se produit : le Droit se mue en force, en complaisance, en exception. Le Premier ministre, garant de la légalité, devient complice tacite d’une illégalité tolérée..
Ce n’est pas tant l’homme qui est en cause, mais ce que son acte révèle de l’effritement des repères normatifs de notre démocratie. A l’heure où les citoyens doutent de la probité des élites, où la fracture entre le sommet et la base devient béante, un tel acte alimente le ressentiment civique, la défiance généralisée, et délégitime un peu plus l’autorité morale de l’Etat.
Un Premier ministre n’a pas le droit d’agir en ami. Il ne lui appartient pas de consoler, de compatir ou de soutenir un justiciable. Loin s’en faut. Ce rôle revient aux avocats, aux proches, aux militants, mais non au chef du gouvernement. Celui-ci doit demeurer froid (c’est le sociologue allemand Max Weber qui nous dit qu’un bon homme politique doit se comporter ainsi), distant, irréprochable. Il doit préférer l’injustice d’un silence impartial à l’apparente justice d’un geste partial, clanique.
La République ne se défend pas uniquement par les armes ou les discours. Elle se défend par les symboles qui, enseigne Paul Ricœur, donnent à penser. Elle se défend par la tenue et la retenue, par le respect de la forme autant que du fond. Elle se défend surtout par la fermeté morale de ceux qui prétendent la servir.
En trahissant cette exigence, le Premier ministre n’a pas seulement fauté, il a failli. Il n’a pas mesuré -et on a l’impression qu’il en sera ainsi pour les cinquante prochaines années- la portée et la symbolique de sa fonction.
Mais il serait illusoire de concentrer l’indignation sur le seul geste du Premier ministre, sans dénoncer avec la même ardeur la forfaiture, plus vaste, plus insidieuse, d’une Justice devenue sélective, inféodée, capricieuse. Une Justice qui, au lieu de trancher avec équité, manie son glaive au gré des allégeances, modulant sa rigueur en fonction de la couleur partisane du justiciable. Lorsque le même acte entraîne l’emprisonnement brutal de certains, mais suscite la compassion officielle pour d’autres, c’est le principe même de l’Etat de Droit qui se délite. Une République où la loi cesse d’être la même pour tous n’en est plus une ; elle devient un théâtre d’ombres où l’arbitraire –c’est-à-dire quand les foucades du Prince font office de loi- drape dans la toge du Droit.
La promesse initiale d’un sursaut éthique, brandie comme étendard au début de ce magistère, s’est abîmée dans une réalité de plus en plus intolérable : celle d’une Justice aux ordres, stipendiée, devenue l’instrument d’un pouvoir politique qui sanctionne moins les faits que les appartenances. La vertu tant proclamée a accouché d’une partialité manifeste. Elle a engendré une République cynique, où l’on feint l’impartialité pendant que l’on favorise les siens et que l’on sacrifie les autres -Assane Diouf et Abdou Nguer, pour ne citer que quelques pestiférés.
Il n’y a pas de démocratie durable sans une Justice respectée, indépendante, aveugle aux amitiés et sourde aux injonctions, fussent-elles de l’Exécutif. Or, en foulant aux pieds cette exigence sacrée, le pouvoir actuel ouvre la voie non pas à l’autorité, mais à l’abus ; non pas à la stabilité, mais à l’embrasement général. C’est ainsi que les démocraties meurent : non dans un fracas, mais dans le silence honteux et coupable des renoncements.
A persister dans cette dérive, c’est bien plus qu’un simple malaise institutionnel que l’on installe : ce sont les germes d’une révolte sourde que l’on sème, les fondations d’un rejet profond que l’on consolide. Car il n’est de Peuple qui supporte indéfiniment d’être témoin d’une injustice érigée en méthode de gouvernement. Charles Bukowski, un écrivain qui m’est cher, a écrit qu’«un homme finit toujours par ne plus supporter la souffrance».
Lorsque la balance de la Justice penche systématiquement du côté du pouvoir, lorsque les principes les plus élémentaires sont piétinés au gré des intérêts immédiats, c’est la confiance citoyenne ellemême qui se désagrège. Et dans ce vide moral laissé par les élites, prolifère une colère populaire dont nul ne pourra, demain, prédire les formes ni contenir les débordements.
La défiance devient alors le réflexe de survie d’une population qui ne se reconnaît plus dans ses institutions, qui voit dans chaque décision judiciaire non pas une expression du Droit, mais une mise en scène d’un pouvoir partial. Ce soupçon constant, ce sentiment d’injustice vécue, alimente le ressentiment et fracture le lien républicain. Loin d’apaiser, la duplicité des élites radicalise. Loin d’unir, la Justice à deux vitesses divise, exclut, marginalise, déshumanise. Ainsi naît la tentation de la rupture : celle qui pousse les peuples à désobéir, à contester, à rejeter en bloc un système qu’ils ne perçoivent plus comme protecteur mais comme oppresseur. La République, trahie dans ses principes, se retrouve menacée dans ses fondements. Et c’est à ceux qui la trahissent, tout en prétendant la défendre, qu’incombera demain le poids du chaos qu’ils auront eux-mêmes déclenché.
Le Premier ministre n’a pas seulement l’ambition manifeste de trahir l’esprit de la République, il veut aussi, en bon panafricaniste égaré, déconstruire l’imaginaire sénégalais de grandeur et de terre où s’épanouissent les libertés. En se rendant au Burkina Faso, il clame à tue-tête, non sans anachronisme, sa fascination tragique pour les pays de l’Aes. C’est une flétrissure quand une démocratie comme la nôtre participe à la légitimation de ces pouvoirs militaires dont la seule légitimité émane des baïonnettes.