LES TROIS MOUSQUETAIRES DE LA RÉPUBLIQUE CHATOUILLEUSE
Offense au chef de l’Etat, diffusion de fausses nouvelles, atteinte à la sureté de l’Etat... Le ridicule ne tue pas, mais il emprisonne. Les pastéfiens, le président du parti en tête, avaient pourtant juré que l'article 80 était une aberration coloniale

Sous Léopold Sédar Senghor, on chuchotait. Sous Abdou Diouf, on murmurait. Sous Abdoulaye Wade, on parlait. Sous Macky Sall, on criait…et on finissait au commissariat. Sous Bassirou Diomaye Faye ? On continue de parler, mais avec le spectre d’un avocat à ses côtés.
Car l’article 254, ce bon vieux dinosaure juridique qui punit l’« offense au chef de l’État », n’a jamais pris sa retraite. Mieux : il se porte comme un charme. (« L’offense au président de la République par l’un des moyens énoncés dans l’article 248 est punie d’un emprisonnement de six mois à deux ans et d’une amende de 100 000 à 1 500 000 francs, ou de l’une de ces deux peines seulement. Ces peines s’appliquent aussi à toute personne exerçant les prérogatives du président de la République. »)
Il est increvable. Comme une blague qu’on ressasse à chaque génération sans jamais la trouver drôle. L’article 254 du Code pénal sénégalais, qui prévoit jusqu’à cinq ans de prison pour quiconque ose froisser le chef de l’État, traverse les régimes avec la souplesse d’un acrobate et la longévité d’un baobab.
Depuis 65 ans, il y a trois péchés capitaux à ne jamais commettre si on tient à sa liberté : critiquer le président, parler des institutions sans révérence et oser poser des questions « sensibles ». Car attention, ce n’est pas une opinion : c’est soit une offense au chef de l’État, soit un discrédit jeté sur les institutions ou, pire encore, une incitation au trouble à l’ordre public. Le tout saupoudré d’un article 258 du Code pénal bien aiguisé, hérité de l’époque où la moustache coloniale dictait la loi. La République, visiblement, a la peau très fine et les oreilles très sensibles. Elle tolère les critiques... à condition qu’elles soient silencieuses, autocensurées et surtout jamais adressées à qui de droit.
Et l’article 80 ? (« Les autres manœuvres et actes de nature à compromettre la sécurité publique ou occasionner des troubles politiques graves, à enfreindre les lois du pays, seront punis d'un emprisonnement de trois ans au moins et de cinq ans au plus et d'une amende de 1 00.000 à 1.500.000 francs »).
C’est un peu le joker judiciaire sénégalais. Quand l’article 258 fait pâle figure ou passe mal, on dégaine la carte "atteinte à la sûreté de l’État" - plus vague, plus solennelle, et surtout, plus efficace pour faire taire les bavards.
Dans le Sénégal post-indépendance, Léopold Sédar Senghor n’avait pas besoin de poursuivre pour offense. Le respect, c’était automatique - ou imposé par l’atmosphère monarchique ambiante. Traiter le président de "valet de la France" valait un détour par la case prison, comme pour Majmouth Diop. Mais à l’époque, on ne parlait pas d’«offense». On disait « atteinte à la sécurité de l’État ». Même pour un jeu de mots malheureux.
La presse d’opinion ? Elle balbutiait. Les partis ? Interdits ou en veilleuse. Le présidentpoète avait donc la paix. L’article 258 roupillait, mais restait dans le tiroir, comme un stylo rouge prêt à corriger les insolents.
Abdou Diouf, arrivé avec le vent tiède du multipartisme, n’a pas supprimé l’article 258. Il l’a simplement gardé comme un extincteur : « au cas où ». Et parfois, il servait. Et il s’en est servi contre Serigne Moustapha Sy, en 1993. Son arrestation a été déclenchée par des propos tenus lors d’un meeting de l’opposition, où il dénonçait une « crise de compétence, de confiance et d’autorité » traversant le pays. Des déclarations que le régime socialiste a interprétées comme portant atteinte aux institutions et menaçant la sûreté de l’État. Gare aux politiciens trop loquaces ! Talla Sylla est emprisonné, sous le régime de Abdou Diouf, pour « offense au chef de l’Etat, diffusion de fausses nouvelles, appel à un mouvement insurrectionnel ». En 2000, Abdoulaye Wade arrive avec sa promesse de démocratie XXL. Mais avec lui, le président devient une star de série télé : il adore qu’on parle de lui… sauf si on se moque.
Madiambal Diagne, en juillet 2004, est arrêté suite à la publication d’un article que les autorités de l’époque avaient considéré comme jetant « le discrédit sur les institutions et une incitation de troubles à l’ordre public ». On joue sur les mots, mais le message reste : « il y est des sujets dont on ne parle surtout pas ».
En octobre 2005, est la date à laquelle les autorités sénégalaises ordonnent la suspension de la diffusion de Sud FM et l’interpellation de toute sa rédaction, suite à la diffusion d’une interview de Salif Sadio, chef rebelle du MFDC. Le délit qui a été évoqué a été celui d’« atteinte à l’ordre public et de déstabilisation de la sécurité publique ».
Puis, c’est au tour du journaliste El Malick Seck, en septembre 2008, condamné à trois ans de prison ferme, pour « offense au chef de l’Etat, diffusion de fausses nouvelles, injures publiques, actes et manœuvres susceptibles de troubler l’ordre public ». Il sera libéré en avril 2009, bénéficiaire de la grâce présidentielle.
Avec Macky Sall, c’est le grand retour de l’article 258 en version "sèche-cheveux brûlant". Le président, encore moins blagueur que son prédécesseur, n’apprécie pas les critiques, surtout si elles riment. L’article devient un outil de gestion de communauté. Tu likes un « mauvais » post, tu critiques, tu compares, tu compares…trop ? On t’envoie un mandat.
Maître El Hadj Amadou Sall, en 2012 a été arrêté, gardé à vue, déféré et inculpé puis mis en liberté provisoire. En 2015, il retourne à la case prison, placé sous mandat de dépôt, et jugé. Il est libéré parce que la peine prononcée avait couvert le temps de la détention. Raisons ? Offense au chef de l’Etat et atteinte à la sûreté de l’Etat.
Sidy Lamine Niasse, fondateur et PDG du groupe de presse Walfadjri, a été placé en garde à vue dans la nuit du 30 décembre 2013. Les chefs retenus contre lui ? Offense au chef de l’Etat, atteinte à la sûreté de l’Etat, diffusion de fausses nouvelles.
Pour Bara Gaye, ex-Secrétaire Général de l’Union des Jeunesses Travaillistes Libérales, c’était six mois de prison ferme, en 2013, pour le délit d’offense au chef de l’Etat. Il avait accusé Macky Sall d’avoir retiré des passeports diplomatiques à des marabouts pour les remettre à des homosexuels…
Assane Diouf, le "Bad Boy du Net", rapatrié des USA en 2017, découvre que l’insulte présidentielle peut valoir un aller simple vers Rebeuss. Non sans raison d’ailleurs. Après une longue détention, il est jugé en fin 2018. Rebelote en juin 2020. Dans les deux cas, il est accusé d’offense au président, de diffusion de fausses nouvelles, d’injures publiques et d’outrage.
En aout 2017, c’est l’arrestation suite à la diffusion d’un enregistrement sonore dans lequel, la chanteuse Amy Collé qualifiait le président Macky Sall de tarente et le dénonçait comme inactif et voleur d’élections. Après cinq jours de garde-à- vue, elle est incarcérée. Motif : Offense au chef de l’Etat et diffusion de fausses nouvelles.
En 2019, le journaliste Adama Gaye est lui aussi arrêté et inculpé pour offense au chef de l’Etat, usage de propos graves, suivi d’un mandat de dépôt. Birame Souley Diop, membre du Pastef (opposition) est convoqué en juillet 2023, puis inculpé pour offense au chef de l’Etat. Il alertait les éventuels hôtes de ce dernier du risque qu’ils courraient d’une possibilité d’être empoisonnés par l’ancien président de la République.
Avec l’arrivée de Bassirou Diomaye Faye, le peuple pensait que l’article 80 allait finir au musée. Après tout, les pastéfiens, le président du parti en tête de gondole, avaient juré qu’il s’agissait d’une aberration coloniale, d’une camisole à démocratie.
En juillet 2024, Ameth Suzanne Camara, militant de l’Alliance pour la République (APR) qui vient de perdre le pouvoir en fera les frais. Suite à une émission, le procureur de la République s’autosaisit, jugeant que M. Camara avait tenu des propos « outrageants à l’endroit du président de la République et de son Premier ministre ». En mars 2025, Assane Diouf, est renvoyé fois en prison. Cette fois-ci, la qualification retenue contre lui « concerne une autorité qui partage les mêmes charges que le président de la République ». Il y est encore incarcéré.
Le 11 juin 2025, Moustapha Diakhaté, ancien président du groupe parlementaire BBY est convoqué dans les locaux des investigations criminelles. Résultat : après sa garde à vue ; dépôt direct. Offense au chef de l’Etat. Article 258. Tiens, tiens. Son procès est prévu le 18 juin prochain.
Avant lui, le chroniqueur Abdou Nguer séjourne à la prison de Rebeuss depuis plus d’un mois. Ses avocats avaient plaidé en faveur de sa libération provisoire, mais la juridiction a maintenu la décision du magistrat instructeur. Abdou Nguer est inculpé pour diffusion de fausses nouvelles, offense au chef de l’État et apologie d’un crime ou délit.
Aujourd’hui, ces deux dernières affaires font tache. On croyait que le pouvoir "du peuple, par le peuple" allait enfin décoloniser le Code pénal. Le ridicule ne tue pas, mais il emprisonne. Offense au chef de l’Etat, diffusion de fausses nouvelles, atteinte à la sureté de l’Etat sont les « trois mousquetaires du parquet », qu’on sort toujours avec panache. Le procureur enfile alors sa cape d'inquisiteur, pendant que le juge, lui, ne se sent pas toujours tenu en relisant le Code pénal. Le Sénégal s’y accroche avec une passion quasi affective. C’est un peu le tonton grincheux de la République. Il est là, fidèle au poste, prêt à punir tout ce qui dépasse du cadre. À force de brandir ces infractions comme des gris-gris républicains, on finit par se demander si ce n’est pas la vérité elle-même qui est devenue subversive.
Certes, le dernier Dialogue national a suggéré de "réfléchir" à la suppression de l’article 80. Mais réfléchir, ce n’est pas abroger. Et en attendant, la majorité trouve l’outil fort utile : une menace légale et dissuasive. Comme un gourdin sous la table des débats.
Alors, chers citoyens, blogueurs, chroniqueurs, rappeurs, dessinateurs, et autres hérétiques de la plume et du micro : pensez à souscrire une assurance juridique. Bref, au pays de la Téranga, la liberté d’expression est un plat qu’il faut servir tiède, sous surveillance et sans sel. Et gare à celui qui voudrait y ajouter du piment. Ou peut-être si vous ne pouvez pas vous en empêcher, si vous voulez critiquer, faites-le en langage codé.