LA HIÉRARCHISATION VESTIMENTAIRE DANS LES SÉRIES SÉNÉGALAISES
Boubous et pagnes pour les larmes, robes et tailleurs pour les victoires. Dans les séries sénégalaises, le code vestimentaire féminin trahit une perception biaisée de nos propres traditions

Dans nos salons, sur nos téléphones, nos tablettes ou via nos ordinateurs, les séries sénégalaises rythment nos soirées, alimentent nos conversations et influencent subtilement nos représentations du monde. Elles nous parlent d’amour, de trahison, de résilience, de famille, de mariage… et surtout, elles nous montrent des femmes dans toutes les nuances de leurs existences. Mais un détail persistant mérite notre attention : lorsque ces femmes souffrent, elles portent presque systématiquement un boubou, un pagne ou un foulard. Quand elles triomphent, séduisent, réussissent, elles apparaissent dans des tenues européennes : robe, jupe, pantalon, tailleur, perruque lisse, sac de marque…
Ce contraste visuel n’est pas anodin. Il révèle une hiérarchisation silencieuse, mais puissante, des apparences : la tenue traditionnelle est assignée à la douleur, tandis que la tenue occidentale incarne la réussite. Cette logique, reproduite de série en série, contribue à une forme d’aliénation symbolique qui mérite d’être interrogée. Je fais évidemment le distinguo entre tenues traditionnelles de cérémonie et de fête à celles de tous les jours.
Quand la tradition devient le costume de la souffrance
Dans Bété Bété, Baabel, Yaye 2.0, Cœurs brisés…les femmes traversent mille épreuves. Et à chaque effondrement émotionnel correspond un code vestimentaire bien établi : le wax, le khartoum ou le thioup froissé, le boubou ample, le foulard serré autour de la tête, les épaules tombantes. Ces vêtements, profondément ancrés dans notre culture, deviennent alors les uniformes de la tristesse.
Ce choix de mise en scène s’inscrit dans une logique de réalisme, certes. Mais il est devenu un code narratif automatisé. Comme si le pagne ne pouvait dire que la douleur. Comme si la vulnérabilité ne pouvait s’exprimer qu’à travers une tenue locale, souvent associée à l’intérieur domestique, au foyer, à la mère, à la femme abandonnée.
La modernité habillée en prêt-à-porter occidental
À l’inverse, la réussite, la légèreté, la séduction s’affichent dans des vêtements empruntés aux standards européens : jeans moulants, robes sophistiquées, sacs griffés, perruques longues et lissées. Ces éléments visuels construisent un imaginaire où la modernité est synonyme de rupture avec le local. Où la femme puissante est forcément occidentalisée.
Ce dualisme vestimentaire forge une lecture implicite : le vêtement traditionnel est assigné à l’émotion brute, à la défaite ou à la soumission. Le vêtement occidental, lui, devient le symbole du pouvoir, de la beauté acceptable, de l’émancipation réussie. Une hiérarchie culturelle reproduite à l’écran.
Cette opposition récurrente contribue à une hiérarchisation implicite entre l’esthétique locale et l’esthétique importée. Elle valorise l’extérieur et dévalorise l’intérieur. Elle prolonge, sans l’interroger, un héritage colonial encore très actif : celui qui associe l’Afrique à la tradition figée, et l’Occident à la modernité conquérante.
Cette dynamique se traduit aussi dans les aspirations et la désirabilité sociales : beaucoup de jeunes femmes, influencées par ces images, n’osent pas toujours s’habiller traditionnellement. Elles craignent d’être vues comme “arriérées”, “pas assez modernes”, ou “pas dans le game”. Et pourtant, ces tissus portent notre génie, notre créativité, notre mémoire.
La responsabilité des maisons de production
Les scénaristes et réalisateurs ne sont pas toujours conscients de ces implications. Ils suivent parfois des codes narratifs qui “fonctionnent” sans les remettre en question. Mais en tant que créateurs d’imaginaires, ils ont une responsabilité culturelle immense.
Il est urgent de diversifier les représentations : montrer des femmes fortes, heureuses, modernes, dans des tenues locales (hors cérémonies et fêtes). Montrer que le pagne peut rimer avec ambition. Que nos tissus peuvent être portés en conquérante. Que l’élégance et la tradition ne sont pas incompatibles.
Réhabiliter la symbolique du tissu local
Les séries sont un miroir, mais elles peuvent aussi devenir des moteurs. Elles peuvent contribuer à redonner aux tissus locaux toute leur noblesse émotionnelle : celle de vêtements qui ne sont pas seulement l’expression du malheur, mais aussi de la fierté, de la puissance, de la liberté.
Il ne s’agit pas de renier les tenues occidentales, mais de sortir de la caricature : celle qui réserve le boubou aux pleurs et la « robe cintrée » aux victoires. L’Afrique n’a pas à choisir entre tradition et modernité. Elle peut, elle doit, réconcilier les deux aussi dans ses écrans.