QUELS RÔLES POUR LE SECTEUR AGRICOLE ET L’AGRO-INDUSTRIE DANS LA RELANCE POST-COVID ?
Il est impératif de développer davantage l’agriculture irriguée et la petite irrigation afin de permettre une production continue de produits alimentaires et de production fourragère au lieu de se baser uniquement sur les trois mois de pluviométrie

La pandémie de la Covid-19 a secoué le monde entier, réduisant ainsi les performances économiques des pays africains et bouleversant le mode de vie des populations. Les prévisions de croissance du Fonds Monétaire International (FMI), de la Banque Mondiale et de la Banque Africaine de Développement (BAD) ne sont pas reluisantes pour l’Afrique, ce qui a poussé les Etats à prendre des mesures courageuses pour éviter la récession économique. Dans le même temps, la pandémie permet de tirer beaucoup de leçons pour repenser le développement des pays Africains. C’est dans ce contexte que le gouvernement du Sénégal a élaboré une stratégie de relance économique pour définir de nouvelles orientations et approches qui permettront de bâtir une nouvelle politique de développement endogène post Covid-19.
Le Sénégal est un pays où entre 60 et 70 pourcent de la population dépendent du secteur agricole (agriculture, élevage, pêche et aquaculture, foresterie et agroforesterie, arboriculture fruitière). De ce fait, le secteur agricole, l’industrie et le commerce doivent jouer un rôle plus important dans le développement économique du pays. Pour ce faire, le secteur public, le secteur privé national et les communautés rurales doivent travailler main dans la main pour mettre en œuvre de grands projets agro industriels dans le secteur agricole. Cette collaboration est nécessaire surtout en cette période de pandémie de Covid-19 pour promouvoir la préférence nationale. En développant un partenariat public-privé-communautés (PPPC), l’intégration de la production et la transformation des produits du secteur Agricole permettra d’avoir un taux de croissance économique post Covid-19 supérieur aux projections faites par les institutions internationales, d’atteindre la sécurité et la souveraineté alimentaires, la promotion du ‘’produisons ce que nous consommons’’ et la valorisation des produits locaux. L’hivernage qui a bien démarré dans toute l’étendue du territoire national doit être une opportunité pour la relance économique post Covid-19. L’objectif de cette contribution est de donner des éléments de réponse à la question : ‘’comment faire pour que le secteur agricole devienne une locomotive plus puissante de la croissance économique du Sénégal ?’’
Promouvoir l’indépendance alimentaire et la consommation des produits locaux
Après soixante années d’indépendance, l’indépendance alimentaire (définie comme la sécurité et la souveraineté alimentaires plus les stocks stratégiques de sécurité, et le surplus éventuel qui pourrait être exporté) du Sénégal doit devenir une réalité en produisant ce que nous consommons et en consommant les produits locaux. L’indépendance alimentaire doit se baser principalement sur le riz et le blé produits localement, l’arachide, le mil, le sorgho, le maïs, le niébé, le fonio, le sésame. Toutes les productions vivrières comme le mil, le maïs, le sorgho, le niébé doivent au moins augmenter de 15 pourcent pour que l’objectif d’indépendance alimentaire puisse devenir une réalité. Ce taux inclue le taux de croissance démographique et l’urbanisation, le taux de croissance des stocks stratégiques de sécurité et le surplus éventuel à exporter principalement dans la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECA). La production nationale d’arachide quant à elle devrait augmenter au moins de 25 pourcent pour permettre l’approvisionnement national du pays en huile d’arachide et autres sous-produits de l’arachide, satisfaire les besoins des huileries autres que la SONACOS et les exportations éventuelles. Pour le riz et le blé, le Sénégal dépense des centaines de milliards de FCFA pour leurs importations, causant ainsi des sorties importantes de devises qui auraient pu contribuer au développement du pays. Dans la perspective de la stratégie de relance économique post Covid-19, les importations de ces deux produits stratégiques devraient être mieux contrôlées en fonction du niveau d’augmentation de la production nationale. C’est la raison pour laquelle le Sénégal doit utiliser des mesures de protection qui permettront de réduire les importations de riz et de blé en cas d’accroissement significatif de la production nationale. Ces mesures peuvent être des barrières tarifaires comme les droits de douane, en accord avec les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), ou des barrières non tarifaires comme les quotas et les licences. Le ministère de l’Agriculture et de l’Equipement Rural (MAER) et le ministère du Commerce et des Petites et Moyennes Entreprises doivent collaborer davantage pour mieux planifier les importations de produits alimentaires afin d’éviter les méventes que les producteurs connaissent souvent à cause d’une présence massive de produits alimentaires importés sur le marché.
Le Sénégal doit promouvoir une vraie politique de ‘’consommons ce que nous produisons.’’ En effet, la valorisation des produits locaux et leurs consommations doivent être encouragées à cause de l’apport de ces produits en vitamines et en minéraux et leur impact sur la santé des populations. Par exemple, le mil est plus riche en protéine, en matière grasse et en fer que le riz et le blé. Les instituts de recherches et de transformation tels que l’Institut Sénégalais de Recherches Agricoles (ISRA), et l’Institut de Technologie Alimentaire (ITA) ont une très grande expérience dans la valorisation des produits locaux. Plusieurs fiches techniques ont déjà été élaborées pour promouvoir une consommation locale de masse. Il est très encourageant de constater que plusieurs produits locaux sont disponibles dans les supermarchés et dans d’autres boutiques spécialisées. Cependant, il faudra de plus en plus mettre l’accent sur la régularité dans l’approvisionnement pour le renouvellement des stocks afin d’éviter les pénuries qui peuvent freiner l’engouement des consommateurs déjà fidélisés.
Renforcer la sécurité nutritionnelle des populations
Le renforcement de la sécurité nutritionnelle des populations doit accompagner l’objectif d’indépendance alimentaire. Des études ont montré que pour chaque dollar USA investi pour améliorer la nutrition, un bénéfice au moins égal à 13 dollars USA pourrait être obtenu. C’est pourquoi il est nécessaire d’investir surtout dans la nutrition des enfants en privilégiant autant que faire se peut, l’allaitement maternel, les cantines scolaires, les sensibilisations sur la nutrition à travers les médias etc… L’Union Africaine a comme objectif d’éradiquer la malnutrition à l’horizon 2025. Il faut donc agir vite. Le dernier rapport conjoint publié par la FAO/IFAD/UNICEF/WFP/WHO[i] révèle qu’au Sénégal la malnutrition a diminué entre 2004-2006 et 2017-2019 mais le nombre de personnes affectées reste encore important. Par contre le nombre de personnes souffrant d’insécurité alimentaire a augmenté entre 2014-2016 et 2017-2019. Cette situation est très préoccupante car le gouvernement du Sénégal a consacré des moyens financiers importants pour améliorer la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations.
Transformer les produits du secteur agricole pour accroitre la valeur ajoutée et les emplois
La transformation des produits du secteur Agricole dans les zones de production pour créer plus de valeur ajoutée et des emplois surtout pour les jeunes et les femmes facilitera la consommation des produits locaux. L’industrialisation du secteur agricole permettra non seulement d’octroyer des emplois salariés aux potentiels candidats à la migration rurale-urbaine pour les fixer dans les zones rurales, mais également de réduire la taille du secteur informel qui est constitué principalement de jeunes originaires du monde rural qui n’ont aucun autre choix que de migrer dans les centres urbains pour chercher à améliorer leurs conditions de vie. La transformation des produits du secteur Agricole en respectant les normes de qualité et d’hygiène doit être une exigence dans la stratégie de relance économique post Covid-19. La recherche Agricole (agriculture, élevage, pêche et aquaculture, horticulture, foresterie et agroforesterie) et la recherche sur les technologies modernes de transformation alimentaires doivent mobiliser plus de ressources financières pour promouvoir les innovations technologiques nécessaires, libérer davantage le génie Sénégalais et accroitre la compétitivité du secteur agro-alimentaire.
Développer une meilleure politique de maitrise des ressources en eau
Une meilleure politique de maitrise des ressources en eau pour une agriculture plus compétitive et durable se pose avec acuité. Il est impératif de développer davantage l’agriculture irriguée et la petite irrigation afin de permettre une production continue de produits alimentaires et de production fourragère au lieu de se baser uniquement sur les trois mois de pluviométrie. C’est pourquoi le système d’irrigation goutte-à-goutte doit être vulgarisé davantage, ainsi que le système d’irrigation solaire ; il faut également faire le dessalement de l’eau de mer pour irriguer plus de terres. En outre, si le Sénégal mettait l’accent sur l’utilisation des eaux souterraines tout en veillant à la recharge artificielle des nappes phréatiques pour augmenter la pérennité des sources, la production alimentaire pourrait s’accroitre de manière exponentielle. Dans chaque zone le peu de pluie qui existe devrait être collectée, décantée et filtrée avant d’être réinjectée vers les nappes d’eaux souterraines. Cela ferait durer plus longtemps la disponibilité de l’eau dans les nappes phréatiques. La revitalisation des vallées fossilisées et la réhabilitation du canal du Cayor et du Baol sont de grands espoirs pour le Sénégal car elles permettront d’accroitre la production agricole nationale de manière substantielle et transformer l’agriculture familiale en entrepreneuriats agricoles capables de produire et commercialiser douze mois sur douze.
Valoriser les produits forestiers, agroforestiers et l’arboriculture fruitière
Les produits forestiers, agroforestiers et l’arboriculture fruitière octroient des emplois verts et des revenus aux populations surtout aux femmes et aux jeunes. En outre, les arbres forestiers, agroforestiers et l’arboriculture fruitière doivent être utilisés pour le reboisement et la restauration des paysages au Sénégal afin d’anticiper sur les effets négatifs des changements climatiques, le déséquilibre écologique et la pollution de l’air qui sont des menaces réelles post Covid 19. Plusieurs bénéfices peuvent être tirés du reboisement et de la restauration des paysages :
Eau potable : Le reboisement et la restauration des paysages dans les bassins versants peuvent améliorer la qualité et la quantité d’eau nécessaire pour satisfaire les besoins des populations. En outre, les arbres augmentent la capacité des sols à stocker l’eau et à alimenter les nappes souterraines, ce qui veut dire que la capacité d’infiltration des sols est supérieure dans les endroits où poussent les arbres que dans les espaces déboisés.
Avantages économiques : Les forêts reboisées et restaurées produisent du bois d’œuvre et des produits forestiers non ligneux (PFNL). On peut citer les feuilles, les graines, les noix, le miel, les fruits, les champignons, les racines, les tiges, les écorces, les lianes, les sèves, les plantes médicinales. Le commerce de ces produits octroie des emplois verts et des revenus aux femmes et aux jeunes. Le reboisement et la restauration des paysages permettent également de développer l’écotourisme.
Fournitures d’aliments : Le reboisement et la restauration des paysages permettent d’améliorer la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations à travers l’exploitation et la consommation des produits forestiers non ligneux (PFNL) et l’accroissement de la productivité agricole grâce à l’augmentation de la densité des arbres et l’amélioration de la fertilité des sols. Plusieurs arbres améliorent la fertilité des sols. Par exemple, le Kadd (Acacia albida) perd ses feuilles pendant la saison des pluies. De ce fait, mélangées aux excréments des animaux, ces feuilles se transforment en humus très utile pour les cultures. L’anacarde ou noix de cajou (Anacardium occidental) protège les sols contre toutes les formes d’érosion ; il favorise également la régénération de la fertilité des terres agricoles. Le karité (Vitellaria paradoxa) fertilise le sol et protège contre l’érosion. Le nététou ou néré (Parkia biglobosa) enrichit le sol par fixation d’azote, tandis que le neem (Azadirachta indica) restaure les mauvais sols, sert d’ornement et de brise-vent.
Services environnementaux : L’accroissement du couvert forestier résultant du reboisement et la restauration des paysages permet d’augmenter la résilience des populations aux changements climatiques, la réduction des risques de désastre, la conservation de la biodiversité, la lutte contre la désertification, l’augmentation des peuplements de faune sauvage et la séquestration de carbone.
Développer un partenariat public privé communautés (PPPC) intégrant la production Agricole, l’agro-industrie et l’écotourisme
Le Sénégal possède de vastes superficies de terres qui doivent être valorisées. Cependant les communautés riveraines doivent être associées dans les discussions, afin de prendre en charge leurs intérêts, avant toute décision d’octroi de terres à un opérateur privé national qui veut investir dans l’intégration de la production Agricole, l’agro-industrie et/ou l’écotourisme. L’Etat pourra donner un bail à long terme à l’opérateur privé qui sera reconduit de manière tacite tant que ce dernier respectera le cahier de charges. Ce modèle de partenariat public-privé-communautés (PPPC) doit être la nouvelle approche pour promouvoir une collaboration gagnant-gagnant et un développement économique durable post Covid-19. Il peut revêtir plusieurs formes :
Partenariat-Public-Privé-Communautés (PPPC1) : Les pouvoirs publics octroient des terres à un opérateur privé national (incluant les Sénégalais de la diaspora) qui développera l’agrobusiness et travaillera avec les jeunes des villages riverains en les recrutant comme des employés salariés avec tous les avantages sociaux, ce qui réduira leur migration vers les villes. L’opérateur privé se chargera de renforcer les capacités des personnes recrutées. En outre, il s’engagera à électrifier les villages impactés, les approvisionner en eau potable et appuyer la construction d’infrastructures (mosquées, églises, écoles, cases de santé etc.). L’opérateur privé mettra en place une usine de transformation des produits pour intégrer la production et la transformation afin de créer une plus grande valeur ajoutée et des emplois supplémentaires. Des technologies modernes moins polluantes seront utilisées tout en adoptant une politique de valorisation des déchets qui seront produits. Cela permettra d’avoir des gains de productivité et des économies d’échelle.
b) Partenariat-Public-Privé-Communautés (PPPC2) : collaboration entre l’agriculture familiale et l’agrobusiness. C’est le même type d’arrangement que le PPPC1 sauf qu’ici l’opérateur privé aura non seulement des employés salariés qui travailleront à plein temps dans l’agrobusiness mais pourra également signer des contrats d’achat de production avec des villageois qui cultiveront sur leurs propres terres. Ces derniers seront organisés sous forme de coopératives, encadrés et recevront de l’opérateur privé des semences et des engrais sous forme de crédit de campagne (crédit ne dépassant pas six mois) qui seront remboursés à la récolte avec garantie d’achat (par l’opérateur) de toute la production que ces producteurs voudraient vendre et qui respecte les normes de qualité et d’hygiène. Cette approche permettra de renforcer la collaboration entre l’agriculture familiale et l’agrobusiness. L’opérateur privé pourra également intégrer la production et la transformation des produits en créant une usine in situ avec les mêmes exigences que dans le PPPC1.
c) Partenariat-Public-Privé-Communautés (PPPC3) : combinaison agriculture-agroforesterie et écotourisme. Dans cet arrangement, l’Etat octroie des hectares de terres à un opérateur privé qui travaillera avec les villages riverains en combinant la production agricole, maraichère, l’aquaculture, la foresterie, l’agroforesterie, l’arboriculture fruitière. L’écotourisme pourra être intégré avec la formation d’éco gardes privés qui seront choisis dans les villages riverains et formés par la direction des Eaux et Forêts du Ministère de l’Environnement et du Développement Durable (MEDD).
La relance économique post Covid-19 du Sénégal doit s’appuyer principalement sur le secteur agricole (agriculture, élevage, pêche et aquaculture, foresterie et agroforesterie, arboriculture fruitière) avec comme objectif une augmentation de la production bien au-delà du taux de croissance démographique et l’urbanisation pour constituer des stocks stratégiques de sécurité et des quantités éventuelles à exporter afin de mieux rééquilibrer la balance commerciale du pays. Le partenariat public-privé-communautés (PPPC), sans que les relations entre les parties ne soient heurtées, doit être la nouvelle approche à opérationnaliser pour s’appuyer davantage sur le secteur privé national et mobiliser l’épargne nationale et celle des Sénégalais de la diaspora afin de financer de grands projets agro industriels. L’intégration de la production et la transformation des produits sera une stratégie gagnant-gagnant qui permettra d’accroitre les revenus des populations, d’augmenter l’indépendance alimentaire nationale et les recettes de l’Etat, d’assurer la rentabilité du financement pour les investisseurs, de renforcer la sécurité nutritionnelle des populations, d’octroyer des emplois, de réduire l’exode rural et l’émigration clandestine des jeunes.
Ousseynou Ndoye, PhD est économiste agricole et forestier, ancien Fonctionnaire de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)
[i] FAO, IFAD, UNICEF, WFP and WHO (2020). The State of food security and nutrition in the World 2020. Transforming food systems for affordable healthy diets, Rome, FAO.