LA RUPTURE QUI SE ROMPT
"L'anti-systémisme a donné lieu à une réplique du système, revêtant tout juste des couleurs différentes", dénonce Elgas. Son analyse sans concession du pouvoir sénégalais révèle l'ampleur de la désillusion après 15 mois de gouvernance Pastef

(SenePlus) - Quinze mois après leur arrivée triomphale au pouvoir, Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye traversent leurs premiers jours de turbulence. Dans une tribune publiée le 28 juillet 2025 dans Le Point Afrique, le journaliste et écrivain Elgas dresse un portrait sévère d'un duo confronté aux réalités du pouvoir.
La lune de miel est terminée. Le Premier ministre Ousmane Sonko, jadis porté par une vague populaire sans précédent, fait désormais face aux premières fissures de son exercice du pouvoir. Lors d'une récente adresse devant les membres de son parti Pastef, l'homme fort du régime a affiché un "visage dur, ton sentencieux et amer", selon l'analyse d'Elgas.
Cette intervention publique, qualifiée de "surréaliste" par l'auteur de la tribune, révèle les tensions internes qui minent le pouvoir sénégalais. Sonko s'y est livré à une charge tous azimuts contre ses opposants supposés : magistrats "insoumis", société civile "clientéliste", cadres de son propre parti accusés d'"ingratitude" et d'"embourgeoisement". Plus troublant encore, il a directement interpellé le président Bassirou Diomaye Faye, l'exhortant à intervenir "plus sévèrement" contre les détracteurs du régime.
L'effritement du soutien populaire se ressent particulièrement à Ziguinchor, fief électoral historique de Sonko où il exerçait les fonctions de maire. Cette ville du sud du pays, qui servait de "laboratoire politique" au Premier ministre, témoigne aujourd'hui d'un retournement d'opinion significatif.
"Dans cette région, base électorale forte, où il s'était réfugié lors de ses ennuis avec la justice et surtout avec Macky Sall, l'inversion perceptible du sentiment de soutien, qui semblait pourtant indéfectible, est éloquente pour mesurer les impasses du régime", observe l'auteur d'"Un Dieu et des moeurs".
Les signes de mécontentement se multiplient dans la capitale économique également. À Dakar, sur les marchés et dans les assemblées publiques, "un malaise prend forme" et les questions se font plus pressantes : "Se serait-on trompé sur Pastef ?"
Les difficultés actuelles du régime trouvent leurs racines dans l'écart grandissant entre les ambitions affichées et les réalisations concrètes. Le parti Pastef, qui avait bâti sa légitimité sur la promesse d'une rupture avec les pratiques de l'ancien régime, semble reproduire les mêmes travers qu'il dénonçait.
Les promesses de campagne à l'épreuve du réel
Les "nominations partisanes dans la pure tradition politique sénégalaise" et la "promotion de profils à contre-emploi à des postes importants" alimentent un sentiment de déjà-vu chez de nombreux Sénégalais. Plus préoccupant encore, le "primat de la compétence sur l'appartenance", présenté comme un pilier de la gouvernance Pastef, a été "le premier fracas d'une dédite", selon les termes d'Elgas.
L'une des faiblesses structurelles de Pastef réside dans sa composition hétéroclite. Le parti rassemble "son noyau dur de fonctionnaires des impôts aux tentations néopuritaines, vieux marxistes qui ont trouvé un nouveau véhicule de leur aspiration, jeunesse déshéritée, jeunes diplômés diasporiques en quête de meilleur avenir". Cette diversité, qui constituait sa force lors de la conquête du pouvoir, devient aujourd'hui source de contradictions dans l'exercice gouvernemental.
Ces tensions internes se reflètent dans les incohérences diplomatiques du régime. L'auteur du texte pointe ainsi "cette scène irréelle du président Bassirou Diomaye Faye en position d'allégeance face à Donald Trump", contrastant avec "la sortie gaillarde de Ousmane Sonko contre les mêmes USA" quelques jours auparavant.
Au-delà des contradictions politiques, c'est la dérive autoritaire du régime qui suscite les plus vives inquiétudes. La "facilité à incarcérer" des opposants et le "climat de tétanie à émettre des critiques" marquent une rupture avec les valeurs démocratiques que Pastef prétendait incarner.
"Cette galvanisation constante, sous prétexte de ne pas se couper des masses, est une recette éprouvée de démagogie", dénonce Elgas. Une critique d'autant plus sévère que "nombre de chroniqueurs [ont été] arrêtés et emprisonnés pour des délits d'opinion", révélant "les germes d'autoritarisme précoces" du nouveau pouvoir.
Les difficultés politiques du tandem Sonko-Diomaye s'accompagnent d'une dégradation préoccupante de la situation économique. Les "clignotants économiques au rouge" et la "deuxième baisse récente de la note économique du pays par les agences de notations" assombrissent les perspectives du régime.
Cette conjoncture défavorable alimente la radicalisation du parti au pouvoir, créant un cercle vicieux que décrit l'auteur : "tous les démons de Pastef, que la dynamique révolutionnaire pouvait écraser ou taire, rejaillissent sur un parti dont la radicalité constitutive ne cessera de grandir tant que la météo économique restera ennuagée".
Malgré ce bilan sévère, Elgas n'exclut pas une possibilité de redressement : "Il n'est bien sûr pas trop tard pour que Pastef rectifie le tir. Quinze mois ne suffisent pour un procès définitif". Cette rectification nécessiterait toutefois "beaucoup d'humilité, d'élégance morale, d'intelligence diplomatique, et de respect de la démocratie".
L'enjeu dépasse le simple destin politique du tandem au pouvoir. Pour le Sénégal, pays longtemps considéré comme un modèle de stabilité démocratique en Afrique de l'Ouest, l'évolution du régime Pastef constitue un test crucial. Comme le conclut l'auteur : "Au tandem d'éviter le venin et de ne pas abîmer la chance qui leur est donnée, fragile mais encore bien réelle, d'écrire une belle page de l'Histoire du pays."