LE SERPENT DE MER QUI MORD ENCORE
Cruel retournement de situation : l'article 258 du Code pénal, jadis dénoncé par Pastef comme un outil de répression, ressert aujourd'hui contre l'opposition. L'incarcération de Moustapha Diakhaté révèle l'amnésie soudaine du nouveau pouvoir

Le vieux serpent de mer qu'est l'article 258 du Code pénal, réprimant l'offense au chef de l'État, refait surface avec fracas, réveillé par l'incarcération de Moustapha Diakhaté. L'ancien patron du groupe parlementaire Benno Bokk Yakaar (2012-2017) a été placé sous mandat de dépôt hier, mercredi 11 juin, ravivant un débat juridique et politique que l'on croyait enterré. Jadis pilorié par l'opposition d'alors, en particulier par le Pastef, cet article controversé avait pourtant été sanctuarisé par le régime de Macky Sall lors de la réforme pénale de 2016. Ironie de l'histoire : ceux qui en dénonçaient l'existence à cor et à cri se retrouvent aujourd'hui à en faire l'ultime rempart. Le pouvoir actuel, autrefois intraitable contre toute forme de musellement de la parole citoyenne, semble aujourd'hui s'en accommoder.
L'affaire Moustapha Diakhaté, ancien président du groupe parlementaire de la majorité Benno Bokk Yakaar (BBY, 2012-2024), placé sous mandat de dépôt le mercredi 11 juin pour offense au chef de l'État, ravive le débat autour de cette infraction. Jugé par nombre de défenseurs des droits humains et figures proches de l'opposition comme un outil fourre-tout, contraire aux standards d'une démocratie moderne, ce délit suscite des appels de plus en plus pressants pour être purement et simplement abrogé du Code pénal sénégalais.
L'article 258 du Code pénal, qui stipule : « Toute allégation ou imputation d'un fait portant atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel il est imputé est une diffamation », a conduit à la condamnation de nombreux Sénégalais ces dernières années. Des figures politiques, activistes, journalistes et artistes se sont retrouvés devant les tribunaux pour de simples propos ou publications diffusés sur les réseaux sociaux, visant certaines personnalités publiques.
Quand Pastef marche sur les pas de l'APR et Benno
Malgré les vives critiques, la suppression de l'article 258 du Code pénal, réprimant l'offense au chef de l'État, ne semble guère figurer à l'agenda politique. Depuis l'arrivée du nouveau régime, le 24 mars dernier, aucun signe tangible de rupture n'a été observé. Des Sénégalais continuent d'être traduits devant la justice pour des propos parfois sortis de leur contexte.
Une situation d'autant plus paradoxale que nombre de figures aujourd'hui au pouvoir dénonçaient hier, avec vigueur, les abus liés à cette disposition sous Macky Sall. Mais une fois aux affaires, les mêmes semblent soudainement frappés d'amnésie.
Lors du récent dialogue national sur la réforme politique, la question a bien été posée aux quelque 700 participants. Si acteurs politiques, société civile et professionnels des médias s'accordaient sur le caractère archaïque et instrumentalisé de cet article, l'actuelle majorité a opté pour la prudence. Elle admet la nécessité de clarifications, tout en soulignant les risques pour la stabilité de l'État. Un positionnement qui n'est pas sans rappeler celui défendu en 2016 par l'ex-coalition Benno Bokk Yakaar.
Interpellés à l'époque sur le maintien de cette disposition, plusieurs responsables politiques proches de l'ancien régime avaient défendu son maintien, au nom du respect dû à la fonction présidentielle. Parmi eux, l'actuel leader de l'Alliance des forces du progrès (AFP), Mbaye Dione, déclarait :
« Le maintien de l'article 80 (art. 258 du code pénal NDLR), peut se comprendre dans la mesure où le président de la République est une institution. On ne doit pas permettre à tout citoyen de s'attaquer à cette institution sous n'importe quel prétexte. Je pense que nous sommes tous d'accord pour dire que le président est le chef de tous les Sénégalais. Nous lui devons le même respect qu'à l'institution qu'il incarne ».
Dans le même esprit, Aliou Sow, leader du MPD/Liggey, était allé encore plus loin en déclarant :
« Si cet article est abrogé, je le rétablirai si je deviens président du Sénégal. Ma position n'a pas changé depuis bien avant l'alternance de 2012. Je milite fermement pour le maintien de cet article 80 (art 258 du code pénal), relatif à l'offense au chef de l'État. Aujourd'hui, au Sénégal, la calomnie, l'injure, la médisance et la violence verbale sont devenues banales. »
L'actuel ministre de l'Énergie, Birame Souleye Diop parmi les victimes
Pour rappel, sous le régime du président Macky Sall (2012-2024), plusieurs membres de l'opposition, notamment des responsables de l'actuel parti au pouvoir, Pastef, ainsi que certains du Parti démocratique sénégalais (PDS), ont été poursuivis sur la base de ce délit entre 2012 et 2023.
Parmi ces personnalités figure l'actuel ministre de l'Énergie, Birame Souleye Diop, inculpé le 11 juillet 2023 pour actes de nature à compromettre la paix publique et offense au président de la République, à la suite de mises en garde adressées aux responsables de l'APR après l'annonce de l'ancien chef de l'État, Macky Sall, de ne pas briguer un troisième mandat. Il avait alors déclaré :
« J'avertis les prochains candidats de l'APR : évitez de manger chez lui, évitez de boire son eau. Il est capable de vous empoisonner et de dire "comme nous n'avons plus de candidats, je reviens" et de le faire à la Ouattara. Prenez garde. »
Avant lui, plusieurs responsables libéraux avaient également été visés par cette disposition entre 2012 et 2017, notamment Me Amadou Sall, condamné en février 2016 par la Chambre spéciale de la Cour d'appel de Dakar à trois mois de prison avec sursis pour « offense au chef de l'État et appel à l'insurrection », en raison de propos tenus lors d'un rassemblement politique en mars 2015.
Autre figure de l'opposition d'alors ayant été visée par ce délit d'offense au chef de l'État sous le régime de Macky Sall, Samuel Amète Sarr, ancien ministre de l'Énergie. Il avait été placé sous mandat de dépôt le 20 août 2014, à la suite d'une publication sur son compte Facebook dans laquelle il appelait la justice sénégalaise à enquêter sur un compte bancaire supposément détenu par le président Macky Sall, crédité, selon lui, d'un montant de 7 milliards de francs CFA (environ 14 millions de dollars américains).
On peut aussi citer l'actuel maire de Yeumbeul Sud, Bara Gaye. À l'époque responsable de l'Union des jeunesses travaillistes libérales (UJTL), il avait été condamné à six mois de prison ferme en décembre 2013 pour offense au chef de l'État. Lors d'un rassemblement à Mbacké, il avait dénoncé le refus de délivrer des passeports diplomatiques à certains marabouts, alors que, selon lui, « le célèbre homosexuel Babacar Ndiaye, qui ne cache pas ses orientations sexuelles », en disposait.
Au-delà des responsables politiques, ce délit a également été invoqué à l'encontre d'activistes, de journalistes et même d'artistes critiques à l'égard de l'ancien régime, parmi lesquels la chanteuse Amy Collé Dieng et l'activiste Assane Diouf.