LE SILENCE ÉLOQUENT DES UNIVERSITAIRES PÉTITIONNAIRES
EXCLUSIF SENEPLUS - Depuis que le Pastef est aux affaires, nos papes de la pensée ont perdu leur capacité d’indignation devant l’autel des privilèges. Leur attitude révèle ceci : la défaite de la société sénégalaise est d’abord d’ordre intellectuel

Dans son livre de transmission Les Souvenirs viennent à ma rencontre, paru chez Pluriel en 2019, le sociologue français Edgar Morin, militant antifasciste et homme de gauche fidèle à ses valeurs, nous offre des lignes bouleversantes sur sa quête de vérité et sur les questions philosophiques et existentielles qui l’ont longtemps habité. Il relate à cœur ouvert sa vie pendant l’Occupation allemande, où le thème du courage était au centre des débats.
À la sortie de ses mémoires, le journaliste Stéphane Loignon l’a interviewé dans les colonnes du Parisien pour mieux saisir les contours du livre et les souvenirs qui peuplent ses journées, à l’aune de ses 98 ans. Quand le journaliste lui a posé la bouleversante question — « Qu’est-ce qu’être courageux aujourd’hui ?», la réponse de cette grande conscience morale et intellectuelle du siècle a embué mes yeux, tant elle était juste, magnifique et politique : « C’est maintenir l’intégrité de son esprit et la fidélité à ce que l’on croit, à ce que les gens appellent leurs valeurs. C’est résister à tout ce qui va trahir nos aspirations, nos idées. »
En lisant ces mots du vieux savant, à la fois par sa pensée fertile, malgré le poids de l’âge, et par son éthique, j’ai pensé aux universitaires sénégalais qui, naguère, rivalisaient de tribunes pour défendre l’Etat de droit « malmené » par Macky Sall.
À cette époque, nos vigies des libertés, de la démocratie substantielle, avaient le courage chevillé au corps. Leur hardiesse était chantée, même par les journalistes sans talent, par le peuple en quête de messie, et par les charlatans du « projet ». Les gens taxés de neutralité, qui lisaient parfois leur flopée de mots sur ce qui mérite d’être sacralisé, à savoir la République, croyaient naïvement que les pétitionnaires garderaient leur courage inconditionnel.
Mais depuis que le Pastef est aux affaires, et face aux arrestations arbitraires ainsi qu’aux menaces contre la liberté de la presse, les écuyers de l’Etat de droit se sont calfeutrés dans un silence éloquent, qui arrache un sourire. Ils ne signent plus de tribunes. Je comprends leur mutisme : certains d’entre eux, qui avaient le verbe et la plume acérés, sont désormais conviés à la fiesta. En un mot : ils évoluent dans les dorures du pouvoir. L’esprit de rente a pris le dessus sur eux. Ils ne prononcent plus une parole qui fâche, ni une idée qui s’écarte de ce que veut l’instigateur de l’insurrection. C’est dans cette course à la courtisanerie que j’enregistre les propos de Khadim Bamba Diagne, enseignant à l’Université de Dakar et secrétaire permanent du Comité d’orientation stratégique du pétrole et du gaz, parlant d’un collègue sud-africain qui lui a dit : « Vous avez un leader qui dépasse Nelson Mandela. » Comment un homme qui ne s’empêche jamais, dont le vocabulaire, quoique pauvre, est riche de mots déshumanisants, peut-il supplanter Madiba, qui incarne une grande conscience universelle ?
À l’aune des dérives autoritaires et des propos fascisants qui sévissent depuis plusieurs années, je me dis que ces gens nourrissaient, au fond, une aversion primaire pour Macky Sall, une aversion qu’ils drapaient dans le manteau de la démocratie, des libertés, de la République.
Qui, parmi ces grandes consciences de la dignité, a écrit, ne serait-ce qu’une phrase, pour dénoncer l’arrestation arbitraire dont est victime le chroniqueur Abdou Nguer, garçon issu des faubourgs, et pourtant parvenu à s’imposer dans l’espace médiatique grâce à son esprit fécond, sa poigne, son humour piquant et ses vérités qui fâchent, bien qu’il n’ait pas fréquenté l’école de la République ?
À l’heure où j’écris ces mots dérisoires, face à ce qui se déroule sous nos yeux, à savoir l’embastillement de citoyens dont le seul tort est de ne pas avoir approuvé la vision du maître des horloges boétien, ces recruteurs de pétitionnaires, si prompts, dans un passé récent, à internationaliser leur combat, n’ont pas élevé la voix ni couché deux lignes sur l’arrestation de Moustapha Diakhaté.
Nos phares de la réflexion, nos intellectuels organiques, qui ont pour boussole la liberté, la démocratie, la République et le sens de l’histoire — eux qui signaient des tribunes toutes les dix minutes pour dire, sans réserve, que l’offense au chef de l’Etat est une disposition désuète qu’il faut supprimer de notre arsenal juridique, même lorsque des individus sans mystique républicaine tenaient des propos orduriers en appelant à déloger le président, à le traîner dans la rue et à le torturer jusqu’à sa mise à mort, à l’image de Samuel Doe, ancien président du Liberia, se taisent aujourd’hui. Silence radio.
D’ailleurs, Moustapha Diakhaté n’a insulté personne. Il a juste dit « bon à rien », en rappelant les rituels de la République, qu’ignorent les personnes censées incarner la République jusqu’au bout des ongles. Personne ne doit être envoyé en prison pour avoir prononcé ces propos. Ni Moustapha Diakhaté, ni aucun autre.
Nos papes de la pensée ont perdu leur capacité d’indignation devant l’autel des postes et des privilèges. Leur attitude révèle ceci : la défaite de la société sénégalaise est d’abord d’ordre intellectuel. Car une élite universitaire incapable de nommer la menace fasciste est le signe d’un pays malade. La fonction sociale de l’universitaire est de produire des idées, du sens, de répondre aux questions qui émanent de la société dans ses différentes composantes. Mais peut-on attendre grand-chose d’une élite universitaire qui se love dans les bras de la jouissance et des biens matériels ?
Post-scriptum : J’apporte mon soutien à Moustapha Diakhaté et Abdou Nguer, car je crois fondamentalement à la liberté et à la dignité.