LE THÉÂTRE DES GOUGNAFIERS D’EN HAUT
EXCLUSIF SENEPLUS - La justice sénégalaise offre à l’histoire ce grotesque tableau d’un pays où « gougnafier » devient aussi grave que "complice de sédition". On ne juge plus la pertinence d’un propos, mais la dose d’encens qu’il répand

Il fallait oser. Oser dire ce que tant de Sénégalais, derrière leurs rideaux ou sur leurs groupes WhatsApp, murmurent chaque jour. Il fallait une dose rare de témérité ou d’exaspération pour traiter de « gougnafiers » les trois têtes de la République : le chef de l’État, le président de l’Assemblée nationale et le Premier ministre. Il fallait surtout être Moustapha Diakhaté pour oser appeler nos dirigeants par leur défaut. Crime de lèse-majesté sémantique.
Le voilà donc récompensé de son audace par une arrestation pour offense au chef de l’État. Et puisque nous sommes désormais entrés dans l’ère de la démocratie outragée, le mot devient délit, l’opinion devient agression, et le vocabulaire, un champ de mines. À ce rythme, l’Académie française fera bientôt l’objet d’un audit de sécurité nationale.
Que lui reproche-t-on exactement ? D’avoir manqué de révérence ? De n’avoir pas assez lissé sa langue dans le sens du képi ? Il a eu le malheur de dire que nos trois dirigeants suprêmes ont ignoré un protocole républicain. Là où un universitaire aurait dit « méconnaissance institutionnelle », lui a dit « gougnafiers ». Trop populaire. Trop vrai. Trop dangereux. Car dans la République protocolaire qui se dessine, on préfère un bon flatteur incompétent à un citoyen indiscipliné, mais éclairé. On ne juge plus la pertinence d’un propos, mais la dose d’encens qu’il répand. La vérité blesse ? Peu importe. Ce qui compte, c’est de sauver la face — surtout si elle est déjà maquillée de promesses non tenues.
Et puis « gougnafier » n’est ni une injure raciale, ni un appel à la haine. C’est un mot du vieux français populaire utilisé pour se quereller avec élégance, une caresse de satire, un soupir de mépris. Césaire aurait souri, Montesquieu aurait applaudi. Mais dans le Sénégal de la « post-révolution », le vent tourne à la bêtise générale.
Sur le fond, ce n’est pas « gougnafiers » qui dérange. C’est le fait que ce mot vise ceux d’en haut. Car l’irrévérence, dans cette République où le pouvoir aime se faire appeler "Excellence", est tolérée tant qu’elle reste dirigée vers les marginaux, les faibles, les opposants. Mais qu’elle touche aux têtes couronnées de la République, et elle devient sacrilège. Ce n’est donc pas une affaire de respect, mais de hiérarchie. Une hiérarchie d’intouchables, élevés au rang de saints d’État, pour qui la critique devient insulte et la satire, insoumission. Ceux-là peuvent multiplier les maladresses, les bourdes, les silences embarrassés. Mais que nous osions leur dire ce qu’un instituteur dirait à un élève : “Tu ne connais pas ta leçon” et nous voilà à la DIC. Pendant ce temps, les manipulateurs de foule, les pyromanes identitaires dorment sur leurs deux oreilles. On ne les arrête pas, on les invite à dîner.
La justice, hélas, ne sort pas grandie de cet épisode. Elle poursuit un mot comme on poursuivrait une fraude fiscale. Elle instruit l’ironie comme on instruirait une menace terroriste. À ce rythme, il faudra bientôt soumettre nos statuts Facebook à un comité de validation protocolaire. Oui, la justice sénégalaise offre à l’histoire ce grotesque tableau d’un pays où « gougnafier » devient aussi grave que "complice de sédition". Où la liberté d’expression, ce bien précieux, est dissoute dans la susceptibilité présidentielle.
Qu’est-ce donc que cette République où les mots offensent plus que les injustices ? Où les apparences valent plus que les principes ? Où l’on étouffe les voix critiques au nom d’un protocole méconnu par ceux qui le brandissent ? Il y a là un renversement fascinant. Ce ne sont plus les gouvernés qui doivent respecter la loi, mais les gouvernants qui doivent être protégés de leurs propres lacunes.
Car, au fond, de quoi parlait Moustapha Diakhaté ? D’un détail de protocole, certes. Mais aussi d’un principe qui englobe le sérieux de l’État, sa rigueur, sa connaissance de ses propres règles. Si même cela devient tabou, alors il ne reste plus qu’à rédiger une nouvelle Constitution, dans laquelle le président serait déclaré infaillible, ses gestes ininterrogeables, sa parole canonique.
En attendant, Diakhaté est en prison. Le Sénégal, lui, est en garde contre ses mots. Et nous autres, citoyens un peu trop lucides, un peu trop libres, sommes priés de réapprendre à parler. A voix basse, la main sur la bouche, et toujours en demandant pardon aux gougnafiers d’en haut qui veulent bien la liberté d’expression, mais sans l’expression de la liberté.
Barry.at15@gmail.com, un citoyen libre, non encore appréhendé pour crime linguistique.