LES HOMMES INTÈGRES ET NOUS
Les choix d'agenda du président et de son Premier ministre illustrent deux visions du Sénégal. L'une tournée vers l'économie et les partenariats internationaux, l'autre séduite par le romantisme révolutionnaire des régimes militaires ouest-africains

A chacun ses priorités ? Tandis que le président Diomaye Faye débarque à Abidjan pour assister au raout co-organisé par le Groupe Jeune Afrique et l’Ifc, branche de la Banque mondiale que pilote notre compatriote Makhtar Diop, son Premier ministre, Ousmane Sonko, quant à lui, choisit d’assister à l’inauguration du mausolée de Thomas Sankara au Burkina Faso.
Les esprits chagrins se demandent bien pourquoi le chef du gouvernement sénégalais tient tant à se faire bien voir de la junte de Ouaga. Nous autres Sénégalais qui, depuis soixante-cinq ans, organisons bon an mal an des élections, laissons la classe politique délirer à l’envi et cantonnons nos Forces de sécurité et de défense dans leurs casernes, on doit leur sembler bien bizarres.
Déjà, dès les indépendances, alors qu’il est question de fonder avec ce qui s’appelle la Haute-Volta, le Bénin, le Soudan français et le Sénégal, la Fédération du Mali, au dernier moment, nos amis voltaïques et dahoméens font volte-face, préférant un Conseil de l’entente sous la férule d’Abidjan.
Il faut dire que Maurice Yaméogo, le premier président de la Haute-Volta, est le patron de la branche voltaïque du Rassemblement démocratique africain dont Houphouët-Boigny est le manitou. Le premier président de ce qui devient en 1984 le Burkina Faso, surnommé «Monsieur Maurice», traîne une drôle de réputation…
Il passe pour un épicurien que ses fantasques épousailles en période de disette précipitent au purgatoire en 1966.
Le chef d’Etat-Major, le Général Aboubakar Sangoulé Lamizana s’installe au Palais au nom de l’Armée, qui dépose «Monsieur Maurice». Le nouveau maître du pays s’agrippe au fauteuil présidentiel voltaïque quatorze années durant, à grands renforts de tripatouillages des institutions, histoire de leur faire dire ce qu’il veut bien entendre. Petite précision tout de même : Lamizana fait ses gammes au cours supérieur Blanchot de Dakar (futur Van Vo devenu Lamine Guèye) et au Prytanée de Saint-Louis.
Son ancien ministre des Affaires étrangères, le Colonel Saye Zerbo, prend la tête d’un si joliment nommé, Comité militaire de redressement pour le progrès national, qui renverse Lamizana en 1980.
Le «redressement» ne dure pas très longtemps : deux années à tout casser. Cette fois, c’est un médecin militaire qui s’y colle, le Commandant Jean-Baptiste Ouédraogo, pour soigner un pays mal en point… Il serait désigné par un petit groupe de capitaines fortement politisés, tendance gauchisante, dont le leader charismatique, Thomas Sankara, devient le Premier ministre du nouveau gouvernement.
C’est un héros de la guerre qui oppose une première fois le Mali et la Haute Volta en 1974. Fort en thème, tranchant, sa personnalité est si forte qu’il fait de l’ombre à son patron qui ne l’est que de nom. Ses diatribes et postures sur les questions de politique internationale, surtout lorsqu’il invite à Ouagadougou le sulfureux Mouammar Kadhafi, le font limoger et placer en résidence surveillée.
C’est son inséparable compagnon, le Capitaine Blaise Compaoré, à la tête des commandos de Pô que porte une impressionnante foule, qui entre à Ouagadougou pour le sortir de ce mauvais pas et l’installer à la présidence de la République.
On prête à Houphouët-Boigny cette pique, à l’annonce de la prise de pouvoir par le Capitaine Sankara : «J’ai connu un Général comme Président de la Haute-Volta ; ensuite, ce fut un Colonel ; et puis un Commandant ; à présent, ce sont des capitaines qui sont au pouvoir. Bientôt la Haute-Volta sera dirigée par un Sergent !»
Sankara est un modeste, qui se contente de peu, est increvable, ne dort presque pas, mange encore moins et n’a pas de goût de luxe. Il roule en Renault Cinq -comprenez un tape-cul-, joue à la guitare, fait du vélo ou arbitre des matchs en week-end, quand il n’est pas à la tête d’une opération coup de poing contre l’insalubrité. Il défie les institutions de Bretton Woods, dénonce la Françafrique, dope le consommer local, d’où le port du Faso Dan Fani. En trois ans, il gagne son pari : l’autosuffisance alimentaire… Pour chaque Burkinabè - eh oui, la Haute-Volta n’existe plus !-, les deux repas par jour et les dix litres d’eau sont conquis.
Seulement voilà : l’exercice du pouvoir n’est pas affaire d’enfant de chœur. Il prend toute la place mais surtout, autour de lui, une garde prétorienne risque de le ceinturer avec un certain Vincent Sigué aux manettes. C’est ce projet qui hérisse Blaise Compaoré, lequel, jusque-là, est celui qui assure la protection de la présidence.
Leurs liens se sont distendus depuis pas mal de temps déjà, surtout après le mariage de Compaoré, le «Beau Blaise», avec une Ivoirienne dont la famille est des proches du «Bélier de Yamoussokro», Félix Houphouët-Boigny.
Le 15 octobre 1987, Sankara et ses fidèles sont en réunion à la présidence lorsque des hommes armés débarquent et les abattent les uns après les autres. Avant d’annoncer sa mort, les putschistes prétendent qu’il est démissionnaire au profit de Blaise Compaoré. Sa dépouille ainsi que celles de ses proches sont enterrées en catimini, nuitamment, par des bagnards.
Le règne de Blaise Compaoré durera… vingt-sept ans ! Bien sûr, pour se faire «réélire», il organisera de temps à autre des élections aussi transparentes qu’une purée de pois chiches. Rassurez-vous, comme dirait Dieudonné, le seuil psychologique -la barre des 100%- ne sera jamais franchi, pour pas qu’on doute.
C’est en octobre 2014 qu’un mouvement populaire, comme savent en faire les « peuples opprimés », le force à plier bagage et se replier dans son pays d’adoption, la Côte d’Ivoire, qui lui octroie d’autorité la nationalité ivoirienne. On ne sait jamais, avec les traités d’extradition, n’est-ce pas ?
Vous croyez que c’est fini ? Ben non. Il y aura plusieurs «présidents de transition» : Isaac Zida, puis Michel Kafando qui échappe, un an après, à une tentative de coup d’Etat. Et puis, enfin, alors qu’on n’y croit plus, une élection se tient en 2015, remportée par Roch Kaboré, lequel rempile cinq ans après.
Et au moment où tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes, revoilà les putschistes qui se signalent, en 2022. Paul-Henri Damiba est le président du «Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration, président de la Transition du Burkina Faso».
Ça fera long feu : la même année, en 2022, le Capitaine Ibrahim Traoré s’empare du fauteuil… Il y est encore. Les paris sont ouverts : jusqu’à quand ? C’est donc cette saga qui fait rêver nos souverainistes locaux que le verdict des urnes ne semble pas vraiment convaincre : la preuve, ça va dialoguer sérieusement dès la semaine prochaine, pour pimenter tout ça…
Revenons à nos plates sénégalaiseries. Devant la Haute cour de justice, ça va crescendo : la première s’en sort avec une caution de quelques misérables cinquante-sept millions Cfa ; le second écope d’un bracelet et d’une résidence surveillée ; pour la troisième, c’est le mandat de dépôt…
Je ne sais pas ce que doivent penser ceux qui sont dans la salle d’attente de la Haute cour. Napoléon en aurait sans doute dit que ça se corse.