MÉPHISTO LE CLIENT, LA MEUTE ENRAGÉE ET LA GRANDE DÉCHIRURE
EXCLUSIF SENEPLUS - Djolof Land est devenu le royaume du manichéisme : ceux qui sont avec le projet sont les bons ; les autres, sont des complices du système à abattre. Il n’y a plus de place pour le doute, pour le débat honnête

Dans son livre « La Ferme des animaux », George Orwell n’a peut-être jamais écrit cette phrase mot pour mot, mais elle en incarne l’esprit : « Une nation n’a pas d’ennemi plus grand que le populisme quand il se nourrit des colères, attise les divisions et détruit ce qui fait lien entre ses enfants. ». En effet, le populisme ne propose pas de cap : il offre des boucs émissaires. Il ne construit pas l’unité : il flatte les ressentiments.
A Djolof Land aujourd’hui, la déchirure est là, béante, plus large que le rift africain qui fend le continent du nord au sud. Le tissu national se désagrège sous nos yeux, rongé par les passions tristes, fracturé par une haine méthodique qui s’exerce au nom du peuple contre le peuple. La meute enragée, cette garde populiste prétorienne, ne tolère plus le débat : elle l’abat. Elle ne pense pas : elle pourchasse ceux qui pensent. Elle soutient Méphisto le Client non pour ses idées, qu’il n’a guère, mais parce qu’il incarne leur colère, leur revanche, leur droit à l’insulte et à la toute-puissance de l’arrogance.
Pourtant, Djolof Land, depuis son émancipation chaotique au soir du 20 août 1960 lorsque, dans une assemblée vidée de sa légitimité, l’indépendance fut proclamée après la rupture avec le Soudan français, avait toujours su préserver l’essentiel : le lien social, le sens du compromis, la palabre comme boussole.
Sous l’Empereur Poète, les tempêtes furent nombreuses, mais l’esprit de dialogue permit de surmonter les clivages. Pour l’histoire, Djolof Land traversa des secousses majeures : la crise politique de 1962, la sécheresse dévastatrice des années 66-73 qui ravagea les récoltes, décima le bétail, installa la famine et précipita l’endettement du pays ; les émeutes étudiantes de mai 1968 et 1973 qui révélèrent le malaise social et forcèrent une révision constitutionnelle ; etc. Et pourtant, malgré les années de plomb et les tensions, le Royaume tint bon, debout, réformant son architecture institutionnelle, enracina ses symboles et posa les fondements d’un État respecté, au prix de douloureuses épreuves que l’histoire retiendra comme les douleurs de l’enfantement national.
Puis vint Ndiol, Buurba Djolof austère mais solide, qui tint bon face à la crise Gambienne et à la guerre larvée au sud du pays, aux années de braise (1988-1989), à l’assassinat d’un juge constitutionnel, au meurtre d’agents de force de l’ordre, à la dévaluation brutale du franc CFA, autant de drames, de blessures ouvertes, mais jamais une rupture du pacte républicain. Djolof Land tenait bon, parfois vacillant, mais digne.
Ndjombor, le libéral flamboyant, traversa à son tour les épreuves : la crise économique de 2008, la rupture énergétique, les émeutes de la faim, la contestation politique de 2011 et les dérives de fin de règne.
Lamtoro a connu lui aussi ses années de braise : crise du pétrole, tensions sociales, velléités de troisième mandat et surtout l’affaire du lupanar, qui divisa le pays et fit vaciller la République pendant trois longues années. Il y eut des morts, des fractures, des silences pesants. Et pourtant, malgré les dérives et les violences, la République tint bon, portée par un ultime sursaut institutionnel et la résilience d’un peuple qui, jusqu’ici, avait toujours su éviter l’effondrement.
Sachez que Djolof Land ne survivait pas seulement grâce à l’autorité de ses institutions ou à l’habileté de ses dirigeants, mais parce qu’il disposait de ressorts sociologiques profonds, de régulateurs sociaux endogènes et d’un pacte républicain implicite scellé dans les plis de la société.
Depuis toujours, le cousinage à plaisanterie désarmait les conflits intercommunautaires ; les confréries religieuses, respectées et respectueuses, jouaient le rôle d’amortisseurs moraux ; les notables, les chefs coutumiers, les maîtres d’école et les imams formaient un corps social de médiateurs naturels. Le peuple lui-même portait en héritage un sens aigu du dialogue, une tradition de la palabre, du compromis dynamique, cette capacité à trouver une voie médiane sans céder à la violence ni à la déraison.
La nation, bien que jeune, reposait alors sur un ciment invisible mais solide : l’esprit de tolérance, la cohabitation pacifique, la recherche constante de l’équilibre. Ce tissu symbolique tenait lieu de garde-fou collectif et empêchait les dérives brutales.
Disons-le avec amertume : ce que vit Djolof Land sous Méphisto le Client n’est plus une simple crise politique : c’est un effondrement moral, une perte de repères, une guerre larvée entre citoyens. Le droit se tait, la justice vacille, l’intellectuel se terre, et la meute aboie. Le lien social n’est plus distendu : il est rompu.
Aujourd’hui, Djolof Land est devenu le royaume du manichéisme : ceux qui sont avec le projet sont les bons, les purs, les éveillés ; les autres, nécessairement, sont des traîtres, des vendus, des corrompus ou des complices du système à abattre.
Il n’y a plus de place pour la nuance, pour le doute, pour le débat honnête. La pensée critique est assimilée à la trahison, l’objection à l’ennemi. On ne discute plus : on disqualifie. On ne convainc plus : on condamne. Le pays est pris en otage par une logique binaire et brutale qui divise familles, amis, collègues, concitoyens.
Et dans ce climat délétère, le pacte républicain vacille, car il ne repose plus sur le respect mutuel ni sur la diversité des idées, mais sur l’allégeance aveugle à une cause devenue religion politique.
L’intolérance, fille gâtée de l’ignorance, est aujourd’hui la reine de l’espace public à Djolof Land. Elle trône sans vergogne sur les ruines du débat républicain, imposant son règne par l’insulte, la menace, l’anathème. L’argument a cédé la place à l’agression, la contradiction à l’excommunication. On ne cherche plus à comprendre, on veut faire taire.
Ce que Djolof Land subit aujourd’hui n’est pas un simple désordre passager : c’est une dégradation profonde du logos commun, un effondrement du langage au profit de la vocifération. Et quand la parole se corrompt, c’est la cité tout entière qui s’asphyxie.
Aujourd’hui, à Djolof Land, même les derniers remparts vacillent. Les chefs religieux, jadis sages et régulateurs sociaux respectés, n’osent plus parler, encore moins entamer une médiation, de peur d’être cloués au pilori par les 72 heures de vindicte numérique de la meute. La société civile, longtemps passerelle entre le pouvoir et l’opposition, est désormais désignée comme une basse-cour de traîtres, un repaire de « fumiers » à neutraliser.
La presse, quant à elle, est muselée, intimidée, fragmentée : ceux qui refusent de hurler avec la meute sont taxés de complicité avec le système honni, pendant qu’une nouvelle presse d’allégeance prospère à l’ombre du Projet, encensée, financée, promue pour dire ce que le pouvoir veut entendre.
Plus personne n’ose parler de cohésion sociale sans se faire accuser de mollesse, de trahison ou d’arrière-pensées. Même le mot est devenu suspect, une « fumisterie », disent-ils, un alibi des vendus.
Djolof Land est devenu le royaume de la haine, un territoire ravagé par les passions tristes, où l’on ne pense plus, où l’on s’étripe. Le pays jadis cité du dialogue, creuset d’harmonie sociale, est devenu un champ de ruines symboliques.
Il est temps que les intellectuels se réveillent, qu’ils sortent de leur torpeur confortable, qu’ils crient, qu’ils écrivent, qu’ils se dressent, non pour défendre un camp, mais pour rappeler les fondamentaux du vivre-ensemble, de la démocratie, de la vérité partagée.
Car si la parole libre continue d’être étouffée, si la pensée se terre par peur de l’injure ou du lynchage, alors l’exception djolofienne s’éteindra en silence et avec elle cette longue tradition d’un peuple debout, diversement tissé mais toujours uni dans l’épreuve. Ce n’est plus seulement une alerte. C’est un ultimatum lancé à la conscience nationale. Il est encore temps d’éviter la déchirure, d’arrêter la machine infernale avant qu’elle ne broie tout.
Car si rien ne change, alors ce que Djolof Land croyait impossible, la chute, deviendra réalité. Non pas d’un coup, mais par consentement silencieux. Et pour éviter cela, il faut que les consciences s’éveillent, que les voix libres résonnent, que la République retrouve sa parole fondatrice : celle qui unit, éclaire et élève.
Le Veilleur Ironique (hanté par le naufrage annoncé d’un peuple qui s’était cru immunisé contre la haine.)