VIDEOQUAND LES MOTS TUENT LE DÉBAT
Insultes, invectives et arrestations arbitraires : le débat public agonise sous les coups d'une violence verbale qui gangrène l'espace politique. Diagnostic d'une démocratie empoisonnée, avec Demba Gueye et Gorgui Wade Ndoye

L'émission "Soir d'Info" a consacré ce lundi un débat approfondi aux tensions croissantes dans le discours politique sénégalais, mettant en lumière une crise qui dépasse le simple cadre partisan pour toucher aux fondements même de la démocratie.
Selon le Dr Demba Gueye, analyste politique et maître de conférence en analyse du discours à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar, les dérives verbales qui caractérisent actuellement l'espace public sénégalais ont une origine claire : "le fait des acteurs politiques de tout bord, que ce soit l'opposition mais surtout les gouvernants".
L'expert explique que le débat public souffre d'une personnalisation excessive. "Au Sénégal à longueur de journée, on va vous parler de Macky Sall, on va vous parler d'Ousmane Sonko, on va vous parler de... Autrement dit, on parle des personnes plutôt que du débat technique", déplore-t-il.
Cette approche génère un cercle vicieux : "Et lorsqu'on parle des personnes, on personnalise le débat politique. Et quand on personnalise le débat politique, il est évident que ça tourne en invective, ça tourne en insulte".
Pour le Dr Gueye, ces dérives ne sont pas fortuites. Elles constituent souvent une stratégie délibérée : "quand l'homme politique n'a pas de solution, il peut utiliser ce qu'on appelle la diversion". Les dirigeants utilisent alors la provocation "pour véritablement faire oublier la réalité économique que vivent les populations".
Cette analyse rejoint celle de Gorgui Wade Ndoye, journaliste accrédité auprès des Nations-Unies à Genève et initiateur du "Gingembre littéraire". Depuis Genève, il rappelle que "nous sénégalais nous avons vendu pour nous-même et pour le reste du monde l'idée que nous sommes le pays de la teranga", soulignant la contradiction entre cette image et la réalité actuelle du débat public.
Un point particulièrement critique soulevé lors du débat concerne la tendance des dirigeants actuels à justifier leurs propos en invoquant une supposée séparation entre leurs fonctions officielles et leurs activités partisanes. Le ministre de l'Énergie avait notamment déclaré n'être ministre que "du lundi au vendredi".
Le Dr Gueye rejette catégoriquement cette approche : "c'est un jeu de dédoublement que les autorités, les nouvelles autorités essayent de nous habituer... La politique ce n'est pas du théâtre. La politique ce n'est pas un jeu".
Il insiste sur le fait que "quand on est ministre de la République, on n'est plus un homme ordinaire ou une femme ordinaire. On a des obligations qui sont imposées".
Le débat a également abordé la question des arrestations de citoyens pour délits d'opinion. Pas moins de cinq personnes sont actuellement privées de liberté pour s'être exprimées librement : Moustapha Diallo, Bachir Fofana, Abdou Karim Gueye, Badara Gadjaga entre autres. Le Dr Gueye qualifie ces arrestations d'abusives et même de "ridicules", soulignant qu'"en tant qu'analyste du discours, j'ai des problèmes pour trouver qu'est-ce que c'est qu'une parole offensante ? Qu'est-ce que c'est qu'une dérive verbale ?"
Gorgui Wade Ndoye partage cette position : "Je suis contre qu'on mette des journalistes en prison pour des délits d'opinion... ce n'est pas le Sénégal du 21e siècle que nous voulons".
Si l'ancien président Macky Sall porte une part de responsabilité dans la situation actuelle, les invités soulignent que la responsabilité est collective. Ndoye précise : "il n'est pas le seul, l'opposition sénégalaise a surfé sur la promotion de 'Gatsa Gatsa', les médias qui ont laissé des paroles qui n'avaient pas leur place dans nos médias se prospérer ont aussi une responsabilité".