SABARU JINNE, LES TAM-TAMS DU DIABLE OU L’EXPRESSION D’UNE LITTÉRATURE CINÉMATOGRAPHIQUE
EXCLUSIF SENEPLUS - Ni roman traditionnel, ni conte, ni théâtre, mais un peu tout cela à la fois. L'oeuvre de Pape Samba Kane révolutionne les codes narratifs avec un récit polymorphe qui mélange les genres et réinvente l'art de raconter une histoire

Notre patrimoine littéraire est un espace dense de créativité et de beauté. La littérature est un art qui trouve sa place dans une époque, un contexte historique, un espace culturel, tout en révélant des vérités cachées de la réalité. La littérature est une alchimie entre esthétique et idées. C’est par la littérature que nous construisons notre récit qui s’inscrit dans la mémoire. Ainsi, la littérature africaine existe par sa singularité, son histoire et sa narration particulière. Les belles feuilles de notre littérature ont pour vocation de nous donner rendez-vous avec les créateurs du verbe et de leurs œuvres qui entrent en fusion avec nos talents et nos intelligences.
Le roman tel qu’on le définit, comme une œuvre littéraire en prose d’une certaine longueur mêlant le réel et l’imaginaire, se différencie du conte par l’absence du merveilleux, le souci de vraisemblance et une forme plus développée, de l’autobiographie par le côté fictif qu’il présente, de la poésie par sa forme en prose et du théâtre par le fait qu’il ne soit pas destiné à être mis en scène. Pourtant, il existe des romans qui peuvent s’emparer de tous ces rythmes narratifs pour former un récit composite qui autorise une grande liberté.
C'est le cas du roman polymorphe Sabaru Jinne de Pape Samba Kane. En effet, dès le début du récit, on ne sait pas très bien à quelle configuration on a affaire. Est-ce un récit philosophique, un récit autobiographique, un récit initiatique ou des confessions intimes ? Est-ce du roman, un conte merveilleux, du théâtre ou du cinéma ? En réalité, c’est un peu tout cela à la fois.
Dès la mise en place de la structure narrative, il y a une mise en abyme car celui qui lit - après plusieurs années, les feuillets épars rangés dans une malle en bois - est le narrateur mais aussi celui qui a écrit ces fragments dispersés. Cette distanciation permet au lecteur/narrateur d’occuper l’espace séquentiel du récit, ou plutôt des récits.
Avec le recul nécessaire et une bonne dose d’humour, le narrateur met à nu les affres de la création, la dureté d’écrire, la difficulté de raconter. Autre problématique, le moment où le narrateur se pose la question de qui il est : un philosophe, un rêveur, un amuseur ou un joueur de flûtes ? Toutes ces questions qui peuvent habiter l’écrivain jusqu’à exposer le trouble.
Rêveries sur le réel : Traité de philosophie poétique d’un fou sophiste est le titre de ces lambeaux de textes abandonnés dans une malle, elle-même cachée dans la poussière du temps. Ce titre est sans doute ce qui résume le mieux le livre lui-même, tout en faisant référence à tout un patrimoine littéraire entrecroisant les influences, la poésie, le roman épique et philosophique, l’autobiographie ou encore l’indéfinissable fantastique.
Le récit c’est aussi la culture du mot, de la grande littérature qui jaillit donnant des références multiples qui forment une sorte de tourbillon pour appréhender la fonction d’écrire, de témoigner du réel ou de bâtir, par la fiction, un univers métissé qui aussi compose une histoire.
Cette polymorphie narrative est une sorte de tableau social, politique et historique du Sénégal depuis les indépendances jusqu'aux désillusions des années 1990.
Comme une ouverture symphonique, c’est une valse qui se déploie entre l'enfance, les femmes, la politique, l’écriture au coeur de toute chose, les arts, le journalisme, un maelstrom qui traverse le cerveau du narrateur, comme un vent de folie littéraire, avec une fantaisie assumée et une grande liberté.
Massata, le narrateur, vit avec sa grand-mère dans le quartier de la Médina à Dakar. Maam Panda, qui est belle comme une étoile, arrive à la fin de son existence et le désenchantement de Massata se ravive. En exhumant ses propres écrits, il raconte, une fois à la troisième personne du singulier, comme s’il était un personnage indépendant de son être et parfois en confessant au “je” ses pensées les plus profondes. Ce mouvement narratif qui alterne entre le “moi”, l’être social et la conscience offre une certaine dimension polyphonique.
L’auteur fait également ouvertement référence à une construction cinématographique, procédant par flash back et par des images vives où des personnages emblématiques se disputent la lumière : Django, un errant pauvre, Jooni-Jooni, un photographe ambulant Toubab, le singe Buuba, véritable attraction du village qui incarne le double des humains, tout comme les artistes qui entrent en scène au fur et à mesure du récit.
Mais ici les lieux sont aussi des personnages à part entière, décrivant ainsi des réalités sociales, la douceur de Saint-Louis au moment de l’enfance où Massata est choyé, la Médina de Dakar, théâtre permanent de la vie. C’est ainsi que le récit décolle, l’enfance, l’initiation, l'émancipation par l’éducation des femmes, l’école coranique puis l’école française. Revenu à Dakar chez son grand-père Mame Thierno, Massata découvre le champ d’un autre village, celui de la concession à la Médina, où la famille agrandie vit ensemble, avec les apprentis Manjaku venus de Guinée-Bissau qui travaillent à la fabrique de Mame Thierno.
Après la libération de 1968, les expériences sont multiples, les cultures se côtoient dans une espèce de bouillonnement artistique. Le roman est aussi un véritable hommage aux artistes de la culture sénégalaise de cette époque.
Puis vient le temps des excès en tout genre, la fête, l'argent, l'alcool, la drogue, le chagrin amoureux, le tourbillon du sabar, le mystère des ombres, des rituels et des croyances, comme une sorte d’art impénétrable. Et la nostalgie d’un temps disparu pointe à l’horizon. La beauté de l’enfance et la flamboyante adolescence laissent place à la difficulté existentielle et à la ronde du changement, à la mutation d’un monde enfoui, seulement gravé sur les pages éparses d’un récit en fragments.
Mais juste avant que Massata ne pense qu’à rendre les pages de son histoire à la mer, le miracle se produit et Sabaru Jinne prend vie sous ses yeux. Il est le récit qui se joue comme un spectacle où l'épaisseur des personnages se fabrique, où l'imaginaire rencontre le réel et où le culturel résonne avec le son des tam-tams. Dans un final éblouissant de vérité et de confrontation spirituelle, Massata, incarnant son propre rôle, déploie l’art de l’histoire, du conte, du merveilleux, de la parole et des rituels symboliques.
Ainsi, le roman de Pape Samba Kane s’apparente à un long plan séquence où tous les mouvements littéraires se rencontrent afin de construire un univers singulier où la stylistique du roman est déconstruite pour mieux s’approprier, avec adresse, la complexité narrative de la littérature africaine. Sabaru Jinne, un récit au titre évocateur et saillant, est un grand roman qui réinvente, avec talent, l’art démultiplié de raconter une histoire.
Amadou Elimane Kane est écrivain, poète.
Sabaru Jinne, les tam-tams du diable, roman, les éditions Feu de brousse, 2015.
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