LA MÉCANIQUE DU DÉSORDRE
Ce chaos qui court sur les routes, grimpe les façades, traverse les classes sociales et s'exprime dans les mots aussi bien que dans les actes, révèle une société où l'absence de règle s'est imposée

Entre débrouille, déni et dérives
Un pays peut-il tenir debout quand tout vacille ? Du code de la route au code administratif, des trottoirs embouteillés aux services publics ou privés désertés, un même constat s'impose : le désordre est devenu matrice, et l'informel, norme sociale. Ce chaos qui court sur les routes, grimpe les façades, traverse les classes sociales et s'exprime dans les mots aussi bien que dans les actes, révèle une société où l'absence de règle s'est imposée comme règle de fonctionnement.
Sur la route, chaque jour est une roulette russe
Un simple dépassement, filmé et diffusé en boucle sur les réseaux sociaux, révèle tout un drame national. Deux poids lourds, l'un rasé par l'autre dans une manœuvre à couper le souffle, s'accrochent, frôlant la catastrophe. Le dépassement par la droite devient ici une figure de style, le respect des distances de sécurité un luxe, et la visibilité... une option.
Cette scène n'a rien d'isolé. Elle est quotidienne. À Dakar comme en dehors, la circulation est un théâtre d'absurdités. Les motards remontent les files à contresens, les piétons se fraient un passage entre deux camions, les car-rapides s'arrêtent où bon leur semble. Les trottoirs ? Occupés par des vendeurs, des garagistes, des cantines et des déchets. Les conducteurs ? Parfois sans permis, ni assurance, et d'autres fois sans phares ni freins. Les routes ? Défoncées, laissées telles quelles après travaux, étroites, souvent sans marquage, ou mal éclairées.
La route, métaphore de la vie, devient un terrain de compétition. On ne la partage pas. On se la dispute. Résultat : en 2024, plus de 5 200 accidents recensés par la Gendarmerie, 687 morts, près de 9 000 blessés, d'après l'ANSD. Et ce ne sont là que les chiffres officiels. Dans les hôpitaux, les traumatismes crâniens, les fractures et les amputations s'accumulent. Une bonne partie de ces drames serait évitable si les règles élémentaires étaient respectées.
Le bâtiment qui tue, nouvelle figure de l'urbanisme sénégalais
Si l'on survit aux conséquences de chaque bouffée d'air pollué, et quand on n'est pas tué sur la route, on peut l'être dans son lit, ou dans sa maison. L'effondrement d'immeubles est devenu un drame récurrent. Des plafonds, des balcons s'écroulent par manque d'entretien ou de malfaçons.
Onze morts, sept blessés, des familles brisées, des vies englouties sous les gravats d'un chantier. Dimanche 25 mai 2025, dans l'après-midi, un immeuble en construction s'est écroulé dans la commune de Touba Mosquée. Le bâtiment, encore en cours d'élévation, s'est affaissé sans prévenir, emprisonnant ouvriers et passants dans un amas de béton, de sable et d'acier. Les secours, accourus dans la panique, n'ont pu que constater l'ampleur du désastre.
Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Diourbel a réagi. Il a ordonné l'ouverture d'une enquête judiciaire pour « déterminer les causes exactes » de l'accident et « établir les responsabilités éventuelles ». Les services compétents ont été mobilisés. Une démarche attendue, nécessaire, mais qui sonne comme un refrain déjà trop souvent entendu, après chaque effondrement de bâtiment dans le pays.
Le drame de Touba n'est pas un accident isolé. Il est le symptôme d'un mal plus profond. Depuis plusieurs années, l'urbanisation sénégalaise se développe au rythme des intérêts privés, sans études de sol, sans permis valides, et sans contrôle technique rigoureux. Des immeubles surgissent du sol comme des champignons, souvent sur des terrains instables, construits par des tâcherons sans qualification recrutés à la journée, avec des matériaux de mauvaise qualité.
Dans de nombreux cas, les plans ne sont ni validés ni suivis. Les fondations sont négligées, les structures affaiblies, les normes de sécurité ignorées. Et lorsque les signaux d'alerte sont émis, ils se perdent dans les dédales d'une administration soit débordée, soit complice.
Les municipalités délivrent parfois des autorisations d'occupation ou de construire sans vérification préalable. Les bureaux de contrôle, quand ils existent, sont rarement saisis, et encore plus rarement écoutés. Résultat : des bâtiments s'élèvent sur des sables mouvants, dans tous les sens du terme, jusqu'à ce que tout s'effondre — béton, familles, et illusions de sécurité.
Une administration qui fonctionne... à côté d'elle-même
Mais ce chaos ne touche pas seulement la rue ou l'habitat. Il est au cœur du fonctionnement institutionnel. Dans les services publics, l'usager affronte une autre forme de violence : la lenteur, l'arbitraire, l'absurde. Le guichet est vide, le formulaire manquant, l'agent « en déplacement ». Dans les couloirs de l'administration publique ou privée, un mal insidieux s'est installé : le laxisme. Ce relâchement généralisé, fait de renoncements successifs, mine la vie politique nationale à petit feu. Le laisser-aller, devenu réflexe, produit ses effets délétères à tous les niveaux de la société sénégalaise, transformant les institutions en coquilles vides et les citoyens en spectateurs désabusés. Le droit n'a de valeur que s'il est accompagné de "relations". Une mutation s'arrache, un dossier se débloque, une pièce s'obtient, non pas selon la loi, mais selon les réseaux.
L'administration, au lieu d'incarner la rigueur, devient un théâtre de passe-droits. Ce fléau se manifeste par la lenteur, l'absentéisme, la culture de l'à-peu-près. Le citoyen lambda, qui vient chercher un papier ou demander un service, affronte un mur d'indifférence et de procédures absconses. L'inefficacité n'est plus l'exception : elle est la règle tacitement acceptée. Pis encore, elle devient un terrain fertile pour la corruption. Des marchés publics sont attribués sans appel d'offres, des recrutements se font sans concours, des services sont payés en espèces et sans quittance. L'État de droit glisse vers un État d'arrangement.
Une parole publique qui éructe plus qu'elle n'éclaire
Dans ce désordre généralisé, la parole publique s'est aussi effondrée. Autrefois porteuse de projet, elle est aujourd'hui chargée d'insultes. À l'Assemblée nationale, les joutes oratoires se sont muées en pugilats verbaux. Sur les réseaux sociaux, ministres et députés rivalisent d'invectives. Le débat cède le pas à l'agression, l'idée à la menace. « On vous retrouvera », « Vous allez voir », martèlent certains, en oubliant qu'ils parlent au nom d'un État censé incarner la mesure.
Dans les médias, des chroniqueurs ou des journalistes eux-mêmes, censés analyser, adoptent le ton du clash pour exister. Le mot juste n'intéresse plus. Seul compte celui qui cogne. Résultat : une société de l'hystérie, où l'on crie avant de réfléchir, où l'insulte fait office d'opinion.
Une économie informelle qui organise la ville... et le désordre
Mais le désordre le plus visible est celui qui s'impose dans l'espace urbain. À Dakar, tout se vend, tout se fait, tout s'installe dans la rue. Cantines sur les trottoirs et encerclant les écoles, taxis-motos anarchiques, boutiques improvisées dans les garages des villas, marchés spontanés dans les carrefours, parkings de bus « horaires » spontanés. C'est la débrouille érigée en système. Plus de 90 % des actifs vivent de l'informel. Ce qui sauve des milliers de familles... mais rend la ville ingérable.
Le taxi-moto, par exemple, est devenu le roi de la mobilité. Il va partout, tout le temps, sans règles. Aucun quartier n'est inaccessible, aucun obstacle infranchissable. Mais cette liberté a un prix : accidents, embouteillages, agressions. L'État tente de réguler ? Les conducteurs protestent : les taxes sont trop lourdes, les démarches trop opaques. Et le cercle vicieux reprend.
Un désordre éducatif et générationnel
Dans ce pays en déséquilibre permanent, les jeunes grandissent dans l'informalité comme dans une évidence. L'école, affaiblie, n'impose plus le respect. Les élèves contestent, s'absentent, insultent. Dire bonjour devient rare, faire silence une prouesse. La société n'enseigne plus la rigueur, ni l'effort. Et les figures d'autorité elles-mêmes — enseignants, policiers, ministres — donnent l'exemple de la désinvolture.
Le désordre est un choix politique
Au fond, tout part de là : ce désordre ordinaire que chacun accepte, contourne ou alimente. Des routes sans règle où les klaxons remplacent le Code de la route, des immeubles qui tiennent par miracle malgré les vices cachés, une administration tentaculaire qui donne l'impression d'exister surtout pour ralentir, décourager ou taxer l'attente. C'est dans cette anarchie que germent les petites corruptions, les passe-droits, les commissions "pour faire avancer", les raccourcis devenus système.
Quand l'État vacille dans ses fonctions les plus basiques, d'autres structures prennent le relais — plus rapides, plus coûteuses, mais moins regardantes. Les circuits parallèles ne sont pas nés de la nuit : ils sont le fruit de l'usure, de l'abandon et d'une lente résignation collective. Et à force de composer avec l'irrégularité, on a fini par la normaliser. Le chaos, désormais, a ses bureaux, ses agents, ses tarifs.
Le désordre n'est pas une fatalité. Il est le résultat de décisions, de renoncements, d'indifférences accumulées. Il peut être inversé. Mais cela suppose une reprise en main globale : de la parole publique, des infrastructures, de l'éducation, de la gouvernance. Il faut réhabiliter la règle, non pour brimer, mais pour protéger. Laisser-faire, c'est renoncer. C'est condamner les plus faibles à la loi du plus fort.
Le Sénégal ne manque ni de talent ni d'énergie. Ce qu'il lui faut, c'est une boussole. Pour que les routes cessent de tuer, que les maisons cessent de s'écrouler, que les mots cessent de blesser. Et qu'enfin, la République retrouve le sens du commun.