LA DOUBLE SANCTION DE MOODY'S FAIT RAGER LE SECTEUR PRIVÉ
Coincées entre les exigences fiscales du nouveau gouvernement Faye-Sonko et un accès au crédit qui se resserre dans un contexte de crise de la dette, les entreprises dénoncent une notation qui ignore les réalités africaines

(SenePlus) - La colère monte dans les rangs du patronat sénégalais. Depuis l'annonce le 10 octobre par l'agence Moody's d'une nouvelle dégradation de la note souveraine du pays, passée de B3 à Caa1 avec perspective négative, le secteur privé ne décolère pas. C'est la deuxième claque en huit mois pour Dakar : en février, l'agence avait déjà abaissé de deux crans la notation du Sénégal, la faisant passer de B1 à B3.
Pour justifier cette décision, Moody's évoque "l'augmentation des risques concernant la trajectoire d'endettement et des liquidités disponibles" depuis sa précédente évaluation. Une analyse vertement contestée par le ministère des Finances, qui estime dans un communiqué que cette dégradation "ne reflète ni la réalité des fondamentaux économiques du pays, ni les mesures de politique publique mises en œuvre pour consolider la stabilité budgétaire et renforcer la soutenabilité de la dette", rapporte Jeune Afrique dans son édition du 16 octobre.
Dans les milieux d'affaires, l'incompréhension laisse place à l'exaspération. "C'est de l'acharnement. L'agence a baissé la note en février après la révélation de la dette cachée. Mais maintenant, rien n'a changé fondamentalement, alors pourquoi ?" s'interroge Abdou Cissé, président des actuaires au sein de la Fédération des sociétés d'assurances de droit national africaines, cité par les journalistes Mathieu Galtier, Thaïs Brouck, Quentin Velluet et Estelle Maussion.
Pierre Goudiaby Atepa, président du Club des Investisseurs Sénégalais et ancien patron de la Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM), va plus loin en dénonçant "l'incapacité des agences internationales à comprendre les contextes et les environnements des économies africaines". Selon lui, cette décision repose "surtout sur l'interprétation biaisée de Moody's de la capacité des nouvelles autorités sénégalaises à redresser l'économie".
Le nouveau classement place désormais le Sénégal dans la catégorie C, au même niveau que le Mali – une humiliation pour un pays longtemps considéré comme un modèle de stabilité en Afrique de l'Ouest. "Il faut quitter au plus vite" cette catégorie, martèle Alla Sène Gueye, président de la Fédération nationale des industries du Sénégal, qui plaide pour un accord rapide avec le Fonds monétaire international combiné aux ressources propres du pays.
Au-delà de l'affront symbolique, cette dégradation pourrait avoir des répercussions concrètes sur l'activité économique. Si certains tempèrent l'impact immédiat – les entreprises empruntant généralement en francs CFA –, d'autres sonnent l'alarme. Omar Cissé, patron d'Intouch, prévient qu'il existe "un risque, à moyen terme, de voir les taux d'intérêt augmenter, rendant les emprunts plus difficiles".
Les effets se font déjà sentir pour certaines catégories d'opérateurs. "Pour ceux qui empruntent à l'étranger, via le crédit export notamment, les répercussions sont déjà visibles. Certains assureurs ont indiqué ces derniers jours qu'ils refusaient de couvrir les banques voulant financer des acteurs sénégalais", alerte Alla Sène Gueye. Un bailleur de fonds anonyme confirme que "les grandes entreprises, notamment celles qui lèvent de l'argent sur les marchés, seront affectées à moyen ou long terme", leur risque crédit étant "immanquablement" revu à la hausse.
Le spectre de la faillite
Les secteurs de l'énergie et du BTP, ainsi que les banques engagées dans des partenariats public-privé, figurent parmi les plus exposés à ce durcissement des conditions de financement.
Cette nouvelle difficulté survient dans un contexte déjà explosif pour le secteur privé sénégalais. Depuis l'arrivée au pouvoir du duo Bassirou Diomaye Faye - Ousmane Sonko en mars 2024, les relations entre l'exécutif et le patronat se sont tendues. Le Premier ministre a présenté en août un "plan de redressement économique et social" devant être financé à "90%" par des ressources internes – un euphémisme pour annoncer une ponction fiscale accrue sur les entreprises.
"Le secteur privé sénégalais souffre", résume crûment un bailleur de fonds. "On parle beaucoup de la dette extérieure, mais la dette intérieure, ce sont les entreprises qui sont au bord de la faillite. D'un côté, l'État ne paie pas ses factures ; de l'autre, il augmente les impôts. C'est la double peine."
Cette situation explosive devait d'ailleurs être au cœur des débats lors des Assises de l'entreprise, le rendez-vous annuel du Conseil national du patronat du Sénégal présidé par Baïdy Agne, qui se sont tenues les 16 et 17 octobre à Dakar.
Face à cette tempête, tous les regards se tournent vers Washington et le FMI. "Nous avons besoin d'un accord avec le FMI", résume sans détour Alla Sène Gueye. Un espoir ravivé par les déclarations de Kristalina Georgieva, la directrice générale du Fonds, qui a évoqué le 15 octobre, en marge des assemblées d'automne de l'institution, une "rencontre productive avec le ministre des Finances Cheikh Diba". Selon elle, les négociations sur un nouveau programme de soutien au pays sont "bien engagées" et devraient "se renforcer dans les prochaines semaines".
Cet accord apparaît d'autant plus crucial que l'affaire de la "dette cachée" continue de plomber la crédibilité financière du Sénégal. Ce scandale, révélé en septembre 2024 par le nouvel exécutif Faye-Sonko qui accuse l'administration sortante de Macky Sall d'avoir sous-évalué l'endettement réel du pays, a profondément ébranlé la confiance des investisseurs – même si l'ancien président conteste vigoureusement ces allégations.
Pour Pierre Goudiaby Atepa, la solution passe aussi par une remise en cause du système de notation lui-même. Il appelle les pays africains à "se concentrer sur l'obtention de notations financières dans leurs propres monnaies" pour les proposer aux investisseurs, tout en investissant massivement dans la formation pour augmenter les revenus fiscaux et renforcer le contrôle budgétaire. Une révolution qui semble encore lointaine alors que le Sénégal tente de sortir la tête de l'eau.