LE VRAI COMBAT COMMENCE APRÈS LE DÉPART FRANÇAIS
Le retrait des forces françaises libère des sites militaires prestigieux dans des zones prisées de Dakar. Des fonctionnaires reconvertis en intermédiaires, des investisseurs aux promesses tapageuses et autres "seigneurs du foncier" sont déjà en embuscade

C’est une scène aussi historique que symbolique : le lundi 28 avril 2025, un convoi militaire français a quitté Dakar, amorçant ainsi le démantèlement des Éléments français au Sénégal (EFS). La France, par cette opération, tourne une page, vieille de plus de soixante ans de présence militaire continue dans le pays. Après le Mali, le Burkina Faso et le Niger, c’est au tour du Sénégal de faire tomber les derniers bastions de l’armée tricolore en Afrique de l’Ouest. Mais une autre bataille se profile déjà, plus sournoise, plus silencieuse : celle du foncier.
Le retrait progressif des Éléments français au Sénégal (EFS), amorcé en mars 2025, a entraîné la rétrocession de plusieurs sites militaires stratégiques à l'État sénégalais. Parmi ces sites figurent les quartiers Maréchal et SaintExupéry. Ces installations, comprenant des logements et des hangars, étaient inoccupées depuis l'été 2024 et ont été officiellement remises aux autorités sénégalaises le 7 mars 2025, conformément à un calendrier établi par la commission conjointe franco-sénégalaise.
Les quartiers militaires français de Maréchal et Saint-Exupéry, ainsi que d'autres infrastructures logistiques stratégiques situées à Ouakam, Bel Air ou encore Hann, vont-ils désormais tomber dans le giron de l’armée sénégalaise, ou glisser dans les mains expertes des spéculateurs ? La question n’est pas anodine. Elle est même brûlante, tant les terrains libérés excitent déjà les convoitises. Car ici, chaque mètre carré libéré n’est pas vu comme un héritage militaire à valoriser, mais comme un gisement d’or foncier.
À ce jour, aucune communication officielle n’a précisé la destination des sites libérés. Le ministère des Forces armées reste mutique. L’état-major sénégalais, lui, intégrera-t-il ces installations dans ses plans ? Pourquoi toutes ces questions ? Parce que l’histoire récente incite à la méfiance.
En 2010 déjà, à la suite de la fermeture de la base française de Ouakam, le terrain avait rapidement été réaffecté… à des promoteurs immobiliers proches du pouvoir de l’époque. Des résidences de standing y ont poussé comme des champignons, dans une zone jadis classée d’utilité publique. Aucune enquête n’a jamais permis d’identifier clairement les bénéficiaires de ces transactions. Le même scénario pourrait bien se reproduire à plus grande échelle.
L’appétit vorace des prédateurs fonciers
Le Sénégal est en proie à une fièvre foncière endémique. La prédation foncière demeure un enjeu majeur, exacerbant les tensions sociales et économiques. Malgré la loi sur le domaine national de 1964, qui visait à encadrer l'utilisation des terres, des dérives ont compromis l'accès équitable au foncier. En 2023, la Cour des Comptes avait recensé pas moins de 137 cas de litiges fonciers liés à des cessions irrégulières de terrains publics, notamment à Dakar et sur la Petite-Côte. Les zones militaires qui ont échappé au contrôle public, sont des proies faciles.
Il n’est donc pas illusoire de penser que les anciens locaux des EFS, situés dans des zones hautement valorisées attirent déjà la convoitise de groupes immobiliers bien introduits. Certains pourraient évoquer des projets de « smart city » ou de résidences diplomatiques ». Les mots sont toujours beaux, les intentions toujours opaques.
Et les « seigneurs du foncier » ? Ils opèrent loin des projecteurs, dans le silence épais des bureaux administratifs et des terrains oubliés, déguerpis ou rendus. Ils n’ont ni fusils ni cagoules. Leurs armes sont plus discrètes : tampons officiels, complicités locales, promesses vides et actes truqués. Leur terrain de chasse est immense : partout où la terre n'a pas encore de titre clair, partout où le vide juridique laisse place à toutes les prédations.
Chacun son style, chacun son terrain de chasse, mais tous obéissent à la même règle tacite : aller vite, très vite, avant que les citoyens ne comprennent, avant que l’État n'actualise ses cadastres, avant que les projets de réforme foncière ne deviennent réalité.
Ils n’ont ni les mêmes parcours, ni les mêmes accents, ni les mêmes costumes. Certains roulent en berlines sombres, d'autres arrivent à moto, une mallette à la main. Mais derrière ces silhouettes disparates, un objectif commun les rassemble : conquérir la terre. Dans l’arrière-cour des affaires foncières, ces hommes si différents affichent pourtant une même avidité tranquille, méthodique, et souvent dévastatrice.
Parmi eux, on peut trouver, un fonctionnaire « reconverti » en intermédiaire influent, passé maître dans l’art de se glisser dans les labyrinthes de l’administration. Il sait ce que valent les terrains et quels titres fonciers traînent encore dans les méandres de la bureaucratie. Lui ne parle jamais fort. Il fait circuler des dossiers épais et obtient, en douce, les signatures qui comptent.
On peut aussi remarquer un "investisseur", costume ajusté et téléphone greffé à l’oreille, qui vend du rêve en multipliant les promesses de lotissements modernes, de "villes nouvelles" à prix cassés. Ce dernier arpente les territoires en friche, flairant la valeur des sols. Ses méthodes sont plus bruyantes : séminaires éclairs, petites publicités tapageuses et contrats d'engagement précipités, sous la promesse d’une part hypothétique du gâteau futur. Puis, la mutation juridique est enclenchée : un terrain collectif devient subitement "libre et à vendre", sans que les véritables propriétaires en soient vraiment informés. À l’arrivée, le terrain est fractionné, titré, et revendu à prix d’or aux promoteurs immobiliers. La spoliation n’est découverte qu’aux bruits des premiers bulldozers. Trop tard : la loi des papiers a triomphé sur celle des aïeux. C’est souvent le cas dans les régions.
Dans l’ombre, il y a aussi "le discret" homme de droit au visage fermé, garant juridique de toutes ces transactions douteuses. Son rôle est simple : donner au doute des formes légales. Actes signés à la va vite, faux héritiers présentés en toute confiance, duplicatas créés pour brouiller les pistes.
Ainsi va le ballet discret, mais implacable, de ces hommes aux visages différents mais au dessein identique. Ils avancent masqués par leurs différences, mais, dans les archives foncières, leur empreinte est désormais indélébile.
Le retrait français, réclamé de longue date par une frange panafricaniste, est présenté par les nouvelles autorités comme une victoire symbolique. Mais que vaudra cette souveraineté retrouvée si elle se transforme en braderie organisée ?
Dans d'autres pays, les précédents sont éclairants. À Abidjan, la restitution de la base française de Port-Bouët en 2015 a donné lieu à un vaste projet d’aménagement en partenariat avec l’armée ivoirienne. Mais à Bamako, après le départ de Barkhane, plusieurs anciens sites français ont été réaffectés à la hâte, avant de faire l’objet de soupçons de corruption ayant impliqué de hauts gradés.
Le Sénégal est donc à un tournant. Il peut choisir de réaffirmer la souveraineté militaire en réutilisant ces bases dans une logique stratégique, ou bien céder à la tentation du court-termisme, du béton roi, et des arrangements discrets entre amis.
La restitution de ces terrains appelle à une grande vigilance quant à leur devenir, notamment en raison des antécédents de spoliation foncière. Dans un passé récent des cas de litiges fonciers impliquant des terrains militaires ont donné lieu à des conflits.
De manière plus générale, le pays est confronté à une recrudescence des conflits fonciers, alimentés par des opérations immobilières et des projets agro-industriels qui entraînent des dépossessions, légales ou illégales, des populations.
En somme, la gestion des anciens sites militaires français constitue un enjeu majeur pour le Sénégal, tant sur le plan de la souveraineté que de la justice foncière. Il appartient désormais aux autorités de faire preuve de vigilance et de transparence pour transformer cette transition en une réussite collective. Il est essentiel que les autorités sénégalaises mettent en place des mécanismes de suivi et de contrôle pour garantir que ces terrains soient utilisés dans l'intérêt public, en évitant toute forme de spéculation ou de détournement.