LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR OU LA SONORITÉ PLURIELLE DU CHANT AFRICAIN
EXCLUSIF SENEPLUS - Chantre de la Négritude, voix des sans-voix, passeur de mémoire : l'ancien président a fait de la poésie son "activité majeure". Son œuvre colossale puise aux sources de la tradition africaine pour réinventer l'art du verbe

Notre patrimoine littéraire est un espace dense de créativité et de beauté. La littérature est un art qui trouve sa place dans une époque, un contexte historique, un espace culturel, tout en révélant des vérités cachées de la réalité. La littérature est une alchimie entre esthétique et idées. C’est par la littérature que nous construisons notre récit qui s’inscrit dans la mémoire. Ainsi, la littérature africaine existe par sa singularité, son histoire et sa narration particulière. Les belles feuilles de notre littérature ont pour vocation de nous donner rendez-vous avec les créateurs du verbe et de leurs œuvres qui entrent en fusion avec nos talents et nos intelligences.
Choisir d’écrire sur l'œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor est une gageure à relever tant la production est colossale et tant le poète a écrit sur l’art poétique.
Et la poésie c’est, selon le dictionnaire, un genre littéraire associé à la versification et soumis à des règles prosodiques particulières, variables selon les cultures et les époques, mais tendant toujours à mettre en valeur le rythme, l'harmonie et les images.[1]
C’est aussi un art du langage en vers, de ses rythmes et figures, par opposition à la prose. Et si l’on remonte à l’antiquité, et particulièrement chez les Grecs, la poésie, du grec ancien poíêsis, c’est la création, c’est l'action de faire. La poésie est souvent considérée comme le premier des genres. Pour les Grecs, la poésie était d’inspiration divine et le poète enfant des Muses. Horace a défini la poésie comme une « peinture parlante ».[2]
Ainsi, depuis des millénaires, la poésie demeure comme un art fondamental de la parole et d’une certaine vision du monde qui se fabrique à travers le langage, la sonorité, le mouvement des mots et leur puissante émotion à traduire des sensations qui vibrent par leur propre re-création.
Mais laissons parler Léopold Sédar Senghor qui donne sa définition de la poésie. La poésie est, dans notre vie, non pas le métier, mais l’activité majeure : la vie de notre vie, sans quoi celle-ci ne serait pas vie.[3]
Et Léopold Sédar Senghor invoque aussi l’appartenance cosmogonique de la poésie négro-africaine, faite de symbolisme et de rythmes, une alliance créatrice qui a tant inspiré les poètes de tout bord. La culture négro-africaine est faite d’une force naturelle de l’inspiration. La première naissance au monde est poétique, l’initiation est poétique, les images ailées et esthétiques transcendent le réel pour toucher au sublime. Ainsi, la poésie négro-africaine, comme chez les Grecs, est la genèse du vivant, sans être toutefois un art de l’imitation car elle investit le verbe pour recomposer encore et toujours une représentation augmentée du monde.
Et si l’on s’attarde un instant sur la création de Léopold Sédar Senghor, car devant l'opulence poétique on est bien obligé de choisir, on voit bien cette invention rythmique accordée aux symboles africains :
Masques ! Ô Masques !
Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir
Masques aux quatre points d’où souffle l’Esprit
Je vous salue dans le silence !
Et pas toi le dernier, Ancêtre à tête de lion.[4]
Les Masques sont ici en majuscule tout comme les Ancêtres qui sont les gardiens de la mémoire, de l’histoire et du logos. Et l’Esprit continue de respirer car la prière aux morts est le gage de l’éternité poétique, donc la continuité humaine.
Le poète se saisit ici du singularisme du chant africain pour le rendre plus vivant à nul autre pareil. La magie du verbe est immortelle et renaissante, semble dire Léopold Sédar Senghor.
L’inspiration cosmogonique est une force tellurique qui ne cesse de renaître, comme les trésors terrestres qui s’accompagnent de la symbolique féconde et nourricière.
Élé-yâye ! De nouveau je chante un noble sujet ; que m’accompagnent kôras et balafong !
Princesse, pour toi ce chant d’or, plus haut que les abois des pédants !
Tu n’es pas plante parasite sur l’abondance rameuse de ton peuple.[5]
Seule la terre porte les hommes vers les lignées qui se succèdent, en scandant les chants harmonieux des récoltes africaines qui abreuvent la faim et éduquent l’esprit par leur incroyable intelligence :
L’aigle blanc des mers, l’aigle du temps me ravit au-delà du continent.
Je me réveille je m’interroge, comme l'enfant dans les bras de Kouss que tu nommes Pan.
C'est le cri sauvage du soleil levant qui fait tressaillir la terre
Ta tête noblesse nue de la pierre, ta tête au-dessus des monts le Lion au-dessus des animaux de l’étable
Tête debout, qui me perce de ses yeux aigus.
Et je renais à la terre qui fut ma mère.[6]
Et c’est à ce sol, à l’origine de la fondation, que le poète rend hommage, sans oublier les créations initiales. Ainsi, il foule le temple de l’histoire pour s’assurer qu’il n’est plus en errance, sur ce petit angle occidental, lavé de ses contagions de civilisé.
Je marcherai par la terre nord-orientale, par l’Égypte des temples et des pyramides
Mais je vous laisse Pharaon qui m’a assis à sa droite et mon arrière-grand-père aux oreilles rouges.
Vos savants sauront prouver qu’ils étaient hyperboréens ainsi que toutes mes grandeurs ensevelies.[7]
Car le poète est aussi un passeur de vérité, celui qui sait nommer la souffrance qui coule dans les cratères de la terre assiégée par des cavaliers barbares, sans foi, sans loi, sans mémoire.
Mais toutes les ruines pendant la traite européenne des nègres
Mais toutes les larmes par les trois continents, toutes les sueurs noires qui engraissèrent les champs de canne et de coton
Mais tous les hymnes chantés, toutes les mélopées déchirées par la trompette bouchée
Toutes les joies dansées oh ! toute l’exultation criée.[8]
Chantre de la Négritude avec Aimé Césaire et Léon Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor est encore la voix de ceux qui n’ont point de bouche, les frères d’Afrique, les frères d’Amérique, les frères des Antilles, ceux qui se sont tus à force d’être massacrés, mais toujours tête haute, comme sept mille nègres nouveaux, sept mille soldats sept mille paysans humbles et fiers.
Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux
Je ne laisserai pas - non ! - les louanges de mépris vous enterrer furtivement.
Vous n’êtes pas de pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France.[9]
Des luttes anti-coloniales, en passant par la seconde guerre mondiale, à la libération des États africains, le poète inscrit ses mots sur les murs pour les générations à venir, pour la postérité de l’histoire qui parfois s’écrit en marge des vérités trop crasses à dire, pour laisser parler les hommes tombés sur le terrain d’un combat devenu le leur, comme en avril 1940 :
Entre la fraîcheur extrême du Printemps et la torpeur promise de l'Été, laisse-nous savourer la douceur éphémère de vivre
Entre la fleur qui s’effeuille qui décline et les blés en bruissements ardents, respirer le regret de vivre aigre-doucement.
Avant oui avant l’odeur future des blés et les vendanges dans l’ivresse, que nous ne foulerons pas
Que nous goûtions la douceur de la terre de France[10]
Et pour échapper à ces terres noyées de sang, de part et d'autre des continents, le poète reprend le chemin avec sa canne de sagesse pour rejoindre les sonorités éthiopiques, car seul le verbe délivre du soufre du volcan. Le poème devient l’unique source du langage pour parfaire le royaume africain resté innocent de la sauvagerie et des guerres. Même si la terre originelle se souvient de tout, elle continue sa ronde de merveilles inassouvies et de beauté séculaire.
Princesse, ma Princesse ! Me reviennent déjà sous les griffes de l’Harmattan
Les nuits brèves de l'Été, fleuries d’étoiles bleues comme de libellules
Et les chemins au bord du lac de lune
Troublé à peine par les jeux des poissons, idéogrammes du silence.[11]
Et les chants peuvent reprendre, ils deviennent Chaka, un poème dramatique à plusieurs voix pour mieux entendre la mélopée plurielle de la terre africaine :
Tam-tam au loin, rythme sans voix qui fait la nuit et tous les villages au loin
Par-delà forêts et collines, par-delà le sommeil des marigots…
Et moi je suis celui-qui-accompagne, je suis le genou au flanc du tam-tam, je suis la baguette sculptée
La pirogue qui fend le fleuve, la main qui sème dans le ciel, le pied dans le ventre de la terre
Le pilon qui épouse la courbe mélodieuse. Je suis la baguette qui bat laboure le tam-tam.[12]
Alors de cette poésie musicale aux résonnances durables, aux courbes grammaticales enjambant les vers, les rimes, les allitérations plurielles, par-delà le classicisme, trouvant un rythme génésiaque, le chant africain de Léopold Sédar Senghor se déploie dans le temps, avec une prosodie inventive qui allie la parole aux paysages, aux aurores, à la fertilité de la terre et au timbre des femmes et des hommes pour toujours chanter la Négritude debout.
Comme les lamantins vont boire à la source, Léopold Sédar Senghor se repaît de la terre africaine, comme un mythe ou comme une histoire naturelle, comme l’émergence du continent de la pleine lune qui, s’il est meurtri est toujours renaissant, est celui qui musicalise l’harmonie de l’univers.
Et si l’on écoute encore un instant la promesse - prophétique on l’espère - de Léopold Sédar Senghor, il est maintenant temps de rendre la parole à tous les hommes de tous les continents, de toutes les races, de toutes les civilisations pour redonner au poíêsis sa pleine lumière pour continuer de construire nos idéaux, de créer, de faire flamboyer cette vision poétique pan-humaine qui tient compte de toutes les trajectoires.
Amadou Elimane Kane est écrivain, poète.
Oeuvre poétique, Léopold Sédar Senghor, Poésie, éditions du Seuil-Points, 1964, 1973, 1979, 1984 et 1990
[1] https://www.cnrtl.fr/definition/po%C3%A9sie
[2] https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9P3062
[3] Lettre à trois poètes de l’Hexagone, in Dialogue sur la poésie francophone, Oeuvre poétique, éditions du Seuil, Paris, 1979
[4] Prière aux masques, Chants d’ombre, in Oeuvre poétique, p.25, éditions du Seuil, Paris, 1979
[5] Que m’accompagnent kôras et balafong, ibidem, p.35
[6] Chants d’ombre, ibidem, p.42-43
[7] Que m’accompagnent kôras et balafong, ibidem, p.37
[8] Idem
[9] Poème liminaire, Hosties noires, in Oeuvre poétique, p.57, éditions du Seuil, Paris, 1979
[10] Prière des Tirailleurs Sénégalais, Hosties noires, in Oeuvre poétique, p.72, éditions du Seuil, Paris, 1979
[11] Épîtres à la Princesse, Éthiopiques, in Oeuvre poétique, p.144, éditions du Seuil, Paris, 1979
[12] Chaka, Chant I, Éthiopiques, in Oeuvre poétique, p.136, éditions du Seuil, Paris, 1979
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