LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR OU LE GESTE POÉTIQUE, PAR ABOU BAKR MOREAU
EXCLUSIF SENEPLUS - Abou Bakr Moreau produit une réflexion inédite qui éclaire la personnalité de Léopold Sédar Senghor, celle-là même qui continue de questionner à la fois la grande histoire, le monde politique et l’univers des lettres

Notre patrimoine littéraire est un espace dense de créativité et de beauté. La littérature est un art qui trouve sa place dans une époque, un contexte historique, un espace culturel, tout en révélant des vérités cachées de la réalité. La littérature est une alchimie entre esthétique et idées. C’est par la littérature que nous construisons notre récit qui s’inscrit dans la mémoire. Ainsi, la littérature africaine existe par sa singularité, son histoire et sa narration particulière. Les belles feuilles de notre littérature ont pour vocation de nous donner rendez-vous avec les créateurs du verbe et de leurs œuvres qui entrent en fusion avec nos talents et nos intelligences.
L’essai littéraire, venant du latin exagium, qui signifiait à la fois pesée exacte et, par extension, épreuve, puis examen, peut aussi signifier juger, examiner, peser. Le mot apparaissait déjà au Moyen Âge dans des locutions du type « faire l'essai » ou « mettre à l'essai ». C’est au XVIe siècle que Michel de Montaigne publie pour la première fois ses Essais, où il donne son état d’esprit, tel un autoportrait. Il expose son point de vue et sa vision du monde sur différents sujets.
En littérature, un essai est une œuvre de réflexion portant sur les sujets les plus divers et exposés par l'auteur. Contrairement à l'étude, l'essai peut être polémique ou partisan. C'est un texte littéraire qui se prête bien à la réflexion philosophique, mais aussi à d'autres domaines : essais historiques, essais scientifiques, essais politiques, etc.
L’essai se caractérise par des écrits appartenant au genre argumentatif. L’objectif pour l’auteur est de présenter directement son opinion sur un sujet particulier. Pour convaincre et exposer son analyse des faits, il partage son expérience personnelle et adopte une stratégie argumentative. Il s’agit donc d’œuvres littéraires de réflexion ne faisant pas appel à la fiction, contrairement au roman.
À la lecture des premières pages de l’essai d’Abou Bakr Moreau consacré à Léopold Sédar Senghor, on est immédiatement saisi par la pertinence du propos et par l’intelligence de la dynamique didactique que l’auteur a choisie. D’une certaine manière, on pourrait dire que l’angle retenu par Abou Bakr Moreau, pour parler de l'œuvre du président poète, est particulièrement original, voire audacieux.
Le titre de l’ouvrage lui-même, au départ, ne laisse pas vraiment entendre les conséquences de la posture poétique du premier président de la République indépendante du Sénégal lorsqu’il quitte le pouvoir en 1980. De cette ambiguïté et de cette « rupture épistémologique », Abou Bakr Moreau tire un essai brillant, étonnant et véritablement passionnant.
Pour entamer son récit, Abou Bakr Moreau part de la date du 31 décembre 1980, moment où Léopold Sédar Senghor cède les rênes du pouvoir à Abdou Diouf, son premier ministre de l’époque, dans un geste héroïque et qui confère, en quelque sorte, à l’homme sa légende.
Puis, il remonte le temps, à la lueur du cheminement poétique de Léopold Sédar Senghor. D’abord en évoquant l’engagement de Senghor en tant que poète et intellectuel engagé. Car c’est l’incarnation antérieure, voire primordiale, à celle qui viendra en 1960, au moment des Indépendances, période hautement symbolique dans sa destinée, à sa fonction de chef d’État.
À la lumière d’autres destinées, celles d’écrivains, de poètes engagés dans la politique, on mesure l’épopée historique de Léopold Sédar Senghor.
Que ce soient Alphonse de Lamartine, Victor Hugo, Charles Péguy, Paul Claudel, Saint-John Perse, Romain Gary ou encore André Malraux, hommes de lettres qui ont tous occupé des postes politiques, Léopold Sédar Senghor est le seul à avoir embrassé ces deux fonctions de cette manière si particulière.
Contemporain des Surréalistes d’André Breton ou encore de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, Léopold Sédar Senghor participe tout d’abord, avec Aimé Césaire et Léon Gontran Damas, à la création du mouvement de la Négritude, mouvement à la fois politique, artistique et culturel, en réponse à la dévastation identitaire du monde colonial. Léopold Sédar Senghor est alors un acteur à part entière du monde intellectuel parisien des années 1930.
Léopold Sédar Senghor a ainsi contribué directement à la « rupture inaugurale », chère à André Breton, qui détermine la libre pensée intellectuelle face à la politique enfermée dans des carcans idéologiques. Car comme le souligne Abou Bakr Moreau, Léopold Sédar Senghor n’est pas un idéologue mais un utopiste, inspiré par la création et le faire, détaché des acquisitions matérielles pour mieux faire éclore sa vision, réalisant ainsi l’impossible, c’est-à-dire faire se rejoindre le geste poétique à l’entreprise politique. Car rapidement, Léopold Sédar Senghor est rattrapé par des rêves de grandeur qui rapprocheraient la parole à la réalisation politique. S’engageant dans la députation, il conduit petit à petit sa vocation par un exercice diplomatique qui lui permet d’engager son œuvre.
Devenu président de la République du Sénégal, il incarne alors certaines valeurs éthiques pour rendre la terre africaine libre de la période coloniale. On lui reprochera toutefois ses contradictions, face notamment aux intérêts français qu’il aura du mal à défaire, comme un attachement paradoxal.
De même, et comme s’il n’avait jamais abandonné son rêve littéraire, on mesure les décisions concrètes que Léopold Sédar Senghor a menées, lors de ses mandats, en faveur de la culture. Il a été un créateur, un couseur de vers, au sens plein du terme, comme en adéquation avec ses préoccupations profondes.
Par le renoncement suprême à l’âge de soixante-quatorze ans, Léopold Sédar Senghor s’inscrit donc dans son exégèse et met dans cet achèvement toute sa dimension poétique et littéraire. Car Léopold Sédar Senghor souhaite alors traduire ses idéaux ultimes face à la souveraineté tout en préservant son éthique.
Abou Bakr Moreau y voit tout une symbolique, inventant une posture unique dans l’histoire politique africaine, et sans doute dans l’Histoire tout court.
En effet, il n’y eut personne au monde qui incarna à la fois cette responsabilité au plus haut niveau tout en demeurant un créateur, à travers la poésie, la pensée, l’intellection, à la hauteur de l’exigence littéraire et humaine.
Et Abou Bakr Moreau triture dans tous les sens le mythe de Senghor en l’isolant à la fois des autres poètes engagés dans les affaires d’État, les consuls, les diplomates et autres députés, pour le consacrer seul à avoir occuper la fonction suprême tout en l’abandonnant de manière digne.
Il compare également ce retrait à d’autres renonciations politiques qui elles demeurent des échecs aux yeux de l’histoire et de l’opinion, le départ du Général de Gaulle en 1969 après le refus des Français par référendum ou encore l’abdication de Richard Nixon, aux États-Unis, empêtré dans le scandale du Watergate.
Le seul à qui il reconnaît une bravoure similaire est Nelson Mandela qui, en 1999, cède la place à Thabo Mbeki en Afrique du Sud, prêt à la renonciation pour laisser place à l’Histoire.
Ainsi Abou Bakr Moreau met en lumière une page de l’histoire sénégalaise, de l’histoire africaine et de la généalogie politique mondiale, de manière absolument remarquable.
Car au-delà de l’exercice du pouvoir de Léopold Sédar Senghor qui, comme tout responsable politique, a usé de la manipulation et a connu, au cours de ses mandats, des périodes sombres, l’homme de lettres a su préserver son modèle qui demeure encore au service de la réflexion contemporaine de l’histoire sénégalaise.
Abou Bakr Moreau souligne encore que Léopold Sédar Senghor a bien exercé les deux fonctions en même temps car son œuvre poétique, écrite entre 1945 et 1980, se situe dans le même temps que son action politique.
Le récit d’Abou Bakr Moreau est un récit majeur de la littérature sénégalaise et émérite dans son analyse culturelle, poétique et historique. De cette exigence littéraire, Abou Bakr Moreau produit une réflexion inédite qui éclaire la personnalité de Léopold Sédar Senghor, celle-là même qui continue de questionner à la fois la grande histoire, le monde politique et l’univers des lettres.
Amadou Elimane Kane est écrivain, poète.
Abou Bakr Moreau, Un perpétuel retour en grâce. Après un retrait exemplaire du pouvoir politique en Afrique, collection Dégg galan, éditions Lettres de Renaissances, Paris, 2018
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