C'EST À PARTIR DE CE QU'ILS SONT QUE LES SUBSAHARIENS SE RÉINVENTERONT
Mais ce que l’Afrique subsaharienne sera en mesure de créer ressemblera à l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Il est crucial, selon l’écrivaine camerounaise Léonora Miano, qu’elle réhabilite une conscience de soi heurtée par l’Histoire

L’Afrique subsaharienne a toutes les ressources pour s’épanouir. Mais ce qu’elle sera en mesure de créer ressemblera à l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Il est donc crucial, selon l’écrivaine camerounaise Léonora Miano, qu’elle réhabilite une conscience de soi heurtée par l’Histoire. Grand entretien extrait de L'Atlas des Afriques, un hors-série de La Vie et du Monde, disponible en kiosque ou à commander en ligne.
Vous dites appartenir à l’Afrique de « manière inconditionnelle ». Comment définiriez-vous « votre » Afrique ?
Il ne me semble pas devoir définir mon Afrique. Définir, ce serait réduire. J’examine les drames du continent, ses désirs parfois contradictoires, les passions tristes qui l’entravent encore, ses blessures non cicatrisées, sa difficulté à se libérer des forces intérieures et extérieures qui l’oppressent. Et je suis habitée par des Afriques multiples : anciennes ou actuelles, résilientes et créatives, enracinées dans leur patrimoine culturel, leurs spiritualités, leur art de vivre, conscientes des mutations qu’il leur faut apprivoiser pour se recréer.
Beaucoup d’Africains disent avoir découvert leur couleur de peau en arrivant sur une terre étrangère. Vous qui avez quitté le Cameroun à la fin de l’adolescence, est-ce que ça a été votre cas ?
Non. J’ai découvert très tôt les écrivains de la négritude et de la Harlem Renaissance, ce qui m’a permis, dès l’adolescence, d’appréhender la question raciale. Il s’agit là d’un problème politique. La couleur de la peau n’acquiert de signification qu’à partir des conquêtes européennes et des déportations transocéaniques. À partir de là, elle forge des catégories politiques impuissantes à révéler ce que nous sommes, les uns et les autres. Grandir en Afrique m’a permis de n’accorder aucune valeur identitaire à la couleur, d’être avant tout une personne. C’est le regard des autres et le fait de se construire en situation de minorité qui peut changer la donne pour les afrodescendants et contrarier la subjectivation, surtout lorsque l’on n’appartient pas à une communauté instituée.
Dans votre dernier roman, Rouge Impératrice, les lecteurs rencontrent une Afrique puissante et incarnant l’amour. Pourquoi l’Afrique est-elle rarement présentée ainsi, même dans les œuvres de fiction ?
La question devrait être posée à ceux qui n’ont pas écrit Rouge Impératrice… Pour ma part, je crois à l’universalité des expériences subsahariennes et n’éprouve aucune difficulté à décrire la réalité dans toutes ses dimensions.
Dans Rouge Impératrice, vous vous amusez à imaginer que des migrants européens se réfugient en Afrique. Est-ce une réponse à la hantise de certains Européens du « grand envahissement » des migrants africains ?
Rouge Impératrice ne répond pas aux questions que doivent se poser les Européens. Les réponses que l’on y apportera détermineront les relations entre les peuples. La crainte d’être remplacés par d’autres sur son sol parle, à mon avis, du refus d’assumer une partie de son histoire. L’Europe de l’Ouest s’est répandue à travers le monde sans y être conviée, à un point tel qu’il n’existe nulle part de région qui ne porte son empreinte, et son influence épistémologique demeure incontestable. Lorsqu’elle est combattue, c’est souvent avec des armes forgées par elle : le capitalisme, les technosciences… Vouloir s’approprier le monde, c’était se livrer à lui. C’est ce qu’il faut à présent accepter. L’aventure coloniale était une voie sans retour.
Comment expliquez-vous que les Européens aient jusqu’ici et à ce point pu monopoliser le récit historique de l’Afrique ?
Il n’échappe à personne que le continent a été colonisé et que la parole qui s’est énoncée à son sujet ne fut pas la sienne. Il est aussi évident que bien des Subsahariens ont intériorisé et relayé le discours occidental, même en prétendant faire l’inverse. Il faut à présent pratiquer une désobéissance épistémologique résolue, se placer au centre de sa propre parole. Il convient aussi de renoncer à la production de contre-discours qui ne font que renforcer la colonialité, la rendant indépassable. Les historiens subsahariens abondent, et leur travail est précieux. Cependant, ils ont souvent été formés à l’école européenne et n’interrogent pas assez les catégories qui leur furent inculquées : la notion de race, par exemple, qui n’a aucune pertinence lorsqu’il s’agit de relater l’expérience des Subsahariens précoloniaux.