L’ÉTAT ET LES CHEFS RELIGIEUX, SUR UNE PISTE GLISSANTE
L'instauration d'un "budget des cultes" et la surenchère gouvernementale autour des grands pèlerinages interrogent sur l'évolution d'une laïcité jadis équilibrée vers un système de dépendance mutuelle problématique

L’étranger qui n’aurait d’autres informations sur les préparatifs et le déroulement des deux plus grands rassemblements musulmans qui se déroulent dans notre pays, à des dates relativement proches, pourrait avoir l’impression qu’il s’agit essentiellement de manifestations festives, voire somptuaires, qui accaparent tous les moyens de l’Etat, comblent de bonheur les marchands du temple et servent de tribunes publicitaires aux grandes entreprises et à leurs chefs.
La plupart des reportages occultent leur volet spirituel, c’est-à-dire leur raison d’être, au profit d’une débauche de victuailles et de confiseries, d’une célébration du gaspillage, de l’étalage de bijoux et de parures et d’interminables et répétitives cérémonies protocolaires.
En revanche on parle rarement de la charge qu’ils représentent, de leur coût et des conséquences qui découlent de leur tenue. Ce qui n’est pas dérisoire car leurs initiateurs sont réputés pour leur discrétion et leur humilité. Si l’on exalte leurs retombées financières sur l’économie nationale, on se garde de dire le poids qu’ils font peser sur le budget de l’Etat, sur les moyens d’existence et la vie des ménages.
A l’heure où beaucoup de pays cherchent à réduire le nombre de leurs jours fériés, on fait peu cas du fait qu’ils débordent largement au-delà des fêtes légales, faisant vivre au ralenti le pays, son administration et son économie, dans des conditions peu respectueuses de l’environnement et de la charge carbone (ainsi les bus et trains de pèlerins roulent à vide pendant la moitié de leurs trajets). La charge qu’ils imposent à l’Etat est pratiquement sans limite et bien au-delà de celle qui découlent de ses fonctions régaliennes : assurer la sécurité, l’ordre et l’assistance médicale sur les parcours et les lieux de rassemblements, dans et autour des sites et des édifices religieux. La forte concentration des moyens publics et parapublics sur un seul espace peut même faire courir le risque de mettre en situation d’insécurité une partie du pays.
Cette assistance est devenue un tonneau des Danaïdes, une œuvre toujours recommencée, comme si rien n’avait été fait au cours de l’édition précédente, ou que ce qui avait été fait, avait été défait, que ce qui est fait est insuffisant non pas seulement parce qu’il y a plus en plus de monde, mais parce que la maintenance n’a jamais été notre fort !
Néanmoins, et pendant des décennies, un modus vivendi, certes un peu nébuleux, a été observé par les parties concernées, avec plus ou moins de bonheur. Il était fondé sur le premier article de notre Constitution qui stipule que le Sénégal est une république laïque qui respecte toutes les croyances. Cette laïcité « de reconnaissance » est plus souple que celle qui a cours en France, elle ne proclame pas expressément la stricte séparation de l’Etat et de la religion mais elle ne les confond pas non plus, elle prône leur collaboration et reconnait le rôle social des chefs des cultes. Elle garantit le soutien des pouvoirs publics aux grandes manifestations religieuses (pèlerinages, commémorations), aux activités ou institutions d’enseignement et de formation, voire à la restauration des édifices religieux… sans exiger que ces derniers soient reversés au patrimoine national…
Mais un jour un président de la République a ouvert une brèche en prenant l’initiative de dédaigner le siège d’apparat réservé à sa fonction pour s’accroupir aux pieds d’un chef religieux. La position était inconfortable pour un homme de son âge, son hôte ne lui en demandait pas tant, mais l’évènement serait passé inaperçu s’il s’était déroulé dans un cadre privé, s’il était l’expression de l’engagement personnel d’un homme de foi, un acte de dévotion à l’endroit d’une personnalité pour laquelle il éprouve du respect pour son savoir, ses qualités morales ou pour le symbole qu’elle représente. Mais ce n’était pas le cas, ce n’était pas un geste de reconnaissance individuelle ou protocolaire, c’était un évènement qui se déroulait en public, sous les ors du pouvoir et en présence des corps constitués, qui impliquait toutes les institutions de la République, et celui qui en assurait la responsabilité avait été investi par le suffrage universel et symbolisait des hommes et des femmes qui n’ont pas tous les mêmes convictions religieuses
La boite de Pandore était ouverte, et les bonnes dispositions des gouvernants obéissant toujours à des considérations électorales, la surenchère était inévitable. Elle prit la forme d’une offre immobilière, l’Etat s’engageant à doter les « familles religieuses » (sans en fixer le nombre) d’édifices de standing livrés clés en mains, destinés à accueillir leurs hôtes d’occasion et exclus du patrimoine national.
Un virage plus symbolique a été franchi il y a quelques semaines lorsqu’un autre président de la République a annoncé la création d’un « budget des cultes ». Cette décision ,qui suit la mise en place d’une direction spécifiquement chargée des questions religieuses, avait été prise sans concertation avec la Nation alors qu’elle a des implications financières et elle ouvre la porte à l’institution d’une sorte de dime ,qui n’a pas reçu l’agrément préalable des contribuables et dont on ne sait pas si elle sera répartie en fonction de leur appartenance religieuse. Par ailleurs, dans le contexte de désordre budgétaire que vit le Sénégal, de l’aveu même de ses dirigeants, ce budget dont on ne connait pas le montant, devrait de toute évidence être alimenté par cette dette dont on dénonce le poids !
Quelle sera la prochaine étape puisqu’au Sénégal on préfère souvent le « masla » à la vérité, qu’il y a encore beaucoup de non-dits dans les relations entre l’Etat et les religieux et que le flou n’est pas une règle de gouvernement ? On peut déjà observer que le caractère discrétionnaire du soutien que le pouvoir public apporte aux familles religieuses a favorisé le fractionnement des confréries et la course aux subventions, suscité des frustrations sur leurs montants, sur la prise en charge des étrangers invités aux manifestations ou sur le niveau de représentation du gouvernement.
Tout serait tellement plus simple si l’Etat, et peut-être les chefs religieux, cessaient de douter de notre foi, de notre capacité et de notre engagement à prendre en charge les contraintes liées à l’exercice de nos religions, alors qu’un grand nombre de donateurs, généreux ou plus humbles, ont toujours su répondre à l’appel des guides religieux, mettant à mal un donnant donnant pernicieux pour les deux parties. La mosquée de Djenné, le plus grand édifice de banco du monde, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, doit sa survie non au bon vouloir des gouvernants, mais aux hommes, femmes et enfants de la ville qui, jugeant que les lieux de prière sont le patrimoine insécable de ceux qui les fréquentent, se retrouvent dans la ferveur et la joie, une fois par an, pour restaurer ses murs, ses échafaudages et sa toiture et pour revigorer un savoir ancestral.
Ce qui nous rassure c’est que malgré sa générosité, souvent trop ostentatoire, le pouvoir politique n’a jamais obtenu au Sénégal, à de rares exceptions près, le soutien public et massif des chefs religieux. Mais en desserrant la pression qu’il exerce sur eux, ceux-ci seraient plus en harmonie avec leur mission en se libérant de bonnes grâces souvent discriminatoires ou inéquitables