QUAND LE TIEBOUDIÈNE AFFRONTE LE JOLLOF RICE
Dans une chronique passionnée, Mehdi Ba dénonce l'appropriation culturelle du plat national sénégalais par ses voisins ouest-africains. Une guerre gastronomique qui révèle les enjeux identitaires contemporains du continent

(SenePlus) - La gastronomie devient-elle le nouveau terrain d'affrontement du souverainisme africain ? C'est la question que soulève avec verve le journaliste Mehdi Ba dans une chronique publiée le 18 septembre 2025 dans Jeune Afrique, où il s'insurge contre l'appropriation du tieboudiène sénégalais par le "Jollof Rice" nigérian.
L'étincelle qui enflamme ce débat gastronomique vient de Lagos, où la chef nigériane Hilda Baci vient d'établir un nouveau record mondial avec "le plus grand plat de riz Jollof nigérian jamais enregistré". Son exploit impressionne par ses dimensions : "près de 9 tonnes, dont 4 de riz", nécessitant "500 cartons de tomates, 600 kg d'oignons, 168 kg de viande de chèvre" et une "marmite de 23 000 litres, probablement conçue pour nourrir une armée".
Cette performance, homologuée par le Guinness World Record, constitue pour le journaliste de Jeune Afrique une provocation de trop dans une controverse "qui, quoique culinaire, mériterait d'être arbitrée séance tenante avant qu'elle ne finisse par provoquer un conflit majeur entre parents à plaisanterie".
Face à cette appropriation, Mehdi Ba rappelle que le tieboudiène bénéficie d'une légitimité historique et juridique incontestable. "Entré glorieusement au patrimoine immatériel de l'Unesco en août 2022, au terme d'un patient travail de diplomatie gastronomique finalement couronné de succès, le ceebu jën est un produit d'appellation contrôlée dont le pédigrée est connu et le copyright, exclusif", souligne-t-il.
L'origine du plat ne souffre aucune contestation selon l'auteur : "Enfanté il y a plus d'un siècle par la Sénégalaise Penda Mbaye, une Saint-Louisienne originaire du quartier de pêcheurs Guet Ndar, dans l'ancienne capitale de l'Afrique occidentale française", le ceebu jën possède une généalogie claire et documentée.
Des différences fondamentales occultées
Le spécialiste du Sénégal s'attache à démontrer que l'assimilation entre les deux plats relève de l'imposture culinaire. "Outre que le riz utilisé n'est pas le même (riz long grain dans le Jollof Rice, riz brisé dans le ceebu jën), que leurs sauces et assaisonnements respectifs diffèrent, que les légumes qui contribuent à la saveur du mythique 'tieb' sénégalais sont quasi absents de son avatar nigérian... c'est leur essence même qui aurait dû mettre un terme, depuis fort longtemps, à cette violation caractérisée de copyright".
La différence la plus flagrante réside dans l'ingrédient principal : "là où un ceebu jën ne saurait se concevoir sans poisson, sauf à devenir un ceebu yapp (riz à la viande), le Jollof Rice vagabonde sans désemparer d'une viande à l'autre : poulet, bœuf, chèvre, mouton".
L'argumentaire trouve un soutien inattendu dans les déclarations d'un responsable nigérian. En 2017, "le ministre nigérian de l'Information et de la Culture, Alhaji Lai Mohammed, avait nonchalamment accrédité cette thèse ancienne en déclarant sur CNN que 'le meilleur Jollof Rice est cuisiné au Sénégal'". Une bourde que le ministre avait tenté de rattraper "dès le lendemain, déclarant qu'il avait compris qu'on lui demandait qui était l'inventeur du Jollof Rice".
Au-delà des aspects culinaires, Mehdi Ba dénonce une appropriation géographique fallacieuse. L'empire du Jolof, qui donne prétendument son nom au plat nigérian, était une entité purement sénégalaise : "si la seconde de ces entités sénégalaises engloba certaines parties de la Mauritanie et de la Gambie actuelles, ni l'une ni l'autre ne se confondirent avec les contrées lointaines (Liberia, Ghana, Côte d'Ivoire, Nigeria) où le 'Jollof Rice' se fera un (faux) nom bien plus tard".
Une métaphore des enjeux identitaires contemporains
Cette querelle culinaire dépasse le simple cadre gastronomique pour toucher aux questions d'identité et de souveraineté culturelle. Le chroniqueur compare cette appropriation à "un polo Lacoste contrefait à la va-vite, où le mythique crocodile aurait été remplacé par un poisson rouge", soulignant que "le riz Jollof continue donc, sans autorisation ni sanction onusienne aucune, à emprunter à l'empire défunt du Jolof sa noble épopée et au ceebu jën, son inscription en lettres d'or au patrimoine immatériel de l'humanité".
Cette chronique passionnée révèle comment la gastronomie devient un terrain d'affirmation identitaire dans une Afrique de l'Ouest en pleine recomposition géopolitique. À l'heure où "le souverainisme triomphant" gagne du terrain, de l'Alliance des États du Sahel au Pastef sénégalais, la revendication culinaire s'inscrit dans une logique plus large de réappropriation culturelle post-coloniale.
Le débat, qui pourrait prêter à sourire, illustre finalement les enjeux profonds de reconnaissance et de légitimité qui traversent le continent africain contemporain, où chaque symbole identitaire devient un marqueur de souveraineté culturelle à défendre.