EN CASAMANCE, LES VICTIMES OUBLIÉES D'UN CONFLIT SANS FIN
Près de quatre décennies de crise ont fragilisé la société casamançaise et son économie. Entre déplacements forcés et départs pour le maquis, cette région agricole, autrefois surnommée le « grenier du Sénégal », manque cruellement de forces vives

Retour en deux volets sur la plus vieille guérilla du continent qui a laissé, en près de quatre décennies, de nombreuses blessures physiques et morales, et des colères intactes.
« On va tous mourir ici. » Bakary* se souvient de cette phrase chuchotée par sa mère la nuit du 7 novembre 1992. Il avait alors six ans. Allongé face contre terre dans l’obscurité de sa maison, il attendait comme toute sa famille que les coups de feu cessent au dehors. Quelques heures auparavant, des soldats de l’armée sénégalaise avaient pénétré dans son village, Sone, à quelques kilomètres au nord-ouest de Ziguinchor, la capitale de la Casamance, pour en découdre avec des rebelles du Mouvement des forces démocratiques casamançaises (MFDC). Cette nuit-là, les habitations voisines furent brûlées et saccagées. Au petit matin, une fois le calme revenu, plusieurs centaines d’habitants s’enfuirent à pied, la peur au ventre et quelques affaires sous le bras, abandonnant leurs terres et leur bétail pour rallier le village voisin de Niaguis.
Dans toute la région du sud du Sénégal, la même histoire s’est répétée au fil des ans. La rébellion qui a débuté en 1983 en Casamance est considérée comme le « conflit de basse intensité » le plus vieux d’Afrique. Les affrontements entre les combattants du MFDC et les forces de sécurité sénégalaises ont provoqué la mort de 4 000 à 5 000 personnes en près de trente-huit ans. Selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), les déplacés sont estimés entre 30 000 à 60 000 à l’intérieur de la Casamance et plus de 10 000 réfugiés sont répartis entre la Gambie et la Guinée-Bissau.
Les séquelles demeurent profondes pour les victimes collatérales – et souvent oubliées – de ce conflit sans fin. Les déplacés internes, sans attaches ni reconnaissance officielle de leur statut, ont lutté pour réussir à s’intégrer dans de nouvelles communautés. « Nos parents ont beaucoup souffert pour trouver de quoi nous nourrir », raconte Bakary. Vingt-huit ans plus tard, il vient tout juste de retourner dans son village d’origine, afin de reprendre les terres familiales.
« J’aurais préféré mourir »
A Tandine, village situé à la frontière sénégalo-gambienne, dans la zone du Sindian, Ousmane*, un père de famille, est lui rentré seul en 2004 de la Gambie où il s’était réfugié pendant deux ans. « J’ai laissé mes enfants là-bas avec leur oncle. Je voulais les ramener avec moi, mais mon frère a refusé. Il m’a même dit : si tu péris, ça sera de ta faute. » Dans son village, plusieurs ratissages de l’armée ont eu lieu entre 1998 et 2011, le vidant de la moitié de ses habitants. Depuis 2006, on dénombre 21 « villages fantômes » sur les 142 de la zone.
Depuis juin, l’Etat sénégalais organise des opérations de retour de réfugiés sécurisés par l’armée. Mais la tâche est compliquée. L’argent manque souvent pour reconstruire les maisons et certains, après des années d’exil, ont perdu leurs papiers sénégalais.
Ceux qui sont restés vivre dans la région restent tenaillés par le souvenir des atrocités du conflit. A Darsalam, à quinze kilomètres à l’ouest de Ziguinchor, Aminata Sagna se déplace difficilement à l’aide de sa canne en bois. La quinquagénaire n’a plus ni bras ni jambe gauche. C’est la première de son village à avoir sauté sur une mine antipersonnelle, le 11 juillet 1998. « J’aurais préféré mourir », lâche-t-elle, impassible. Deux ans plus tôt, son père avait disparu dans des circonstances troubles. « On est allés jusqu’en Guinée-Bissau pour le retrouver, mais on ne l’a plus jamais revu, relate-t-elle. Personne ne sait ce qu’il est devenu. » Par peur de représailles, de nombreuses familles ont préféré se taire sans chercher à comprendre ce qui leur était arrivé.