LE REVIREMENT DES 'ANTISYSTÈME'
Ndongo Samba Sylla regrette "un cadre macroéconomique légué par la colonisation" que le nouveau pouvoir perpétue. Dans ce contexte, même les plus révolutionnaires comme Madièye Mbodj reconnaissent qu'il faut "provisoirement transiger avec le FMI"

(SenePlus) - Le gouvernement dirigé par Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko se retrouve confronté à des critiques croissantes concernant sa politique économique, malgré les promesses de rupture qui ont porté le parti Pastef au pouvoir. Dans son édition de mai, Le Monde Diplomatique analyse les contradictions et difficultés auxquelles font face les nouvelles autorités.
L'économiste Ndongo Samba Sylla, connu pour ses positions critiques envers le franc CFA, exprime de sérieuses réserves quant à l'orientation économique du gouvernement. "Les dirigeants du Pastef sont des inspecteurs des impôts et domaines, cela se voit", déplore-t-il, pointant le formatage professionnel des principaux leaders du parti. Selon l'économiste, malgré leurs discours de rupture, ces derniers "réfléchissent toujours dans le cadre macroéconomique légué par la colonisation", privilégiant l'impôt et les taxes comme leviers d'action, alors que "d'autres options existent".
Plus inquiétant encore, Sylla craint un "scénario à la Syriza", en référence au parti grec de gauche qui, une fois arrivé au pouvoir en 2015, a dû abandonner ses ambitions réformatrices face aux pressions des institutions financières européennes. Les nominations de plusieurs technocrates issus des institutions financières internationales à des postes clés alimentent cette inquiétude : Cheikh Diba aux Finances, ancien du FMI et ex-directeur de la programmation budgétaire sous Macky Sall, ou encore Abdourahmane Sarr à l'Économie, également ancien du Fonds.
La réalité économique du pays invite effectivement à la prudence. Le rapport de la Cour des comptes publié en février a révélé une situation catastrophique des finances publiques, avec une dette avoisinant les 28 milliards d'euros (99,67% du PIB contre 70% annoncés par le précédent gouvernement) et un déficit budgétaire réel de 12,3% contre 4,9% officiellement déclarés. Dans ce contexte, l'agence Moody's a dégradé la note souveraine du Sénégal au rang B3, celui des "obligations considérées comme spéculatives et soumises à un risque de crédit élevé".
Face à cette situation, même les militants historiques de gauche ralliés au Pastef semblent avoir tempéré leurs ambitions révolutionnaires. M. Madièye Mbodj, vice-président du parti et ancien militant maoïste, reconnaît qu'il faut "tenir compte du rapport de forces" et "provisoirement transiger avec le FMI et la Banque mondiale". Un pragmatisme assumé qui tranche avec les discours enflammés de la campagne électorale.
Cette évolution idéologique se manifeste également dans l'organisation même du gouvernement. M. Birome Holo Ba, 37 ans, dirige désormais le Bureau opérationnel de coordination et de suivi des projets et programmes (BOCS), structure clé directement rattachée au Premier ministre. Ce cadre formé en France, qui pourrait "aussi bien travailler dans un cabinet de conseil à New York", a mis en place une structure inspirée des "delivery units" de Tony Blair, ces unités créées par l'ancien Premier ministre britannique pour imposer les réformes néolibérales aux administrations réticentes.
Entre les aspirations souverainistes et panafricaines affichées et la réalité des contraintes économiques, le Pastef navigue à vue, recherchant une voie médiane qui risque de décevoir sa base militante tout en inquiétant les observateurs économiques. L'exemple sénégalais pose ainsi avec acuité la question des marges de manœuvre réelles des mouvements politiques alternatifs face aux impératifs du système financier international.