DU SOUVERAINISME AU KEMALISME

Le Premier ministre Ousmane Sonko continue ses pérégrinations : il joue au globe-trotter. Il découvre à sa grande joie, je l’imagine, le choix judicieux du président Sall de doter notre pays d’un avion présidentiel à même de symboliser notre grandeur. Il semble qu’il suive, pas après pas, les voyages du président de la République. Après la visite de celui-ci en Chine, il s’est arrangé, lui aussi, à y aller à coups de millions de nos pauvres F Cfa. Il revient de l’Empire du Milieu avec une fascination incroyable pour le modèle chinois et son Parti communiste, lequel, comme dans toute démocratie populaire, désigne le chef de l’Etat, c’està-dire le Secrétaire général du parti. Il ne manquera pas aussi d’aller courber son échine devant le sphinx de Mao Zedong, et non celui de Deng Xiaoping, alors que ce dernier est le véritable architecte de la réussite économique spectaculaire de la Chine. Une seule province de cet atelier du monde, se réjouit notre souverainiste, peut financer notre développement. Ignore-t-il les méthodes cavalières et méprisantes avec lesquelles la Chine commerce avec ses partenaires africains ?

L’odyssée du meilleur Premier ministre de l’Histoire continue en terre ottomane. Sera-t-il un kémaliste fervent une fois de retour au pays ? En tout cas, «notre Atatürk» tropical a trimé des jours durant pour consolider les relations séculaires entre la République du Sénégal et la République de Turquie, pour la signature d’accords féconds dans plusieurs domaines stratégiques, mais aussi pour «réaffirmer, au nom de son Excellence le Président Bassirou Diomaye Faye, l’engagement du Sénégal à accorder une place privilégiée aux partenaires turcs dans la mise en œuvre de l’Agenda Sénégal 2050.» Devant le Président Erdogan, notre bonhomme a exposé, non sans être dithyrambique envers son hôte, ses ambitions donquichottesques : financer son Plan de redressement économique et social (Pres) en s’appuyant à hauteur de 90% sur la mobilisation des ressources domestiques, défenestrer certains partenaires techniques et financiers venimeux comme, supposons, le Fonds monétaire international (Fmi) et la Banque mondiale, en s’inspirant, dit-il, de l’exemple turc.

D’une manière générale, cette visite officielle du Premier ministre s’inscrit dans la même logique que celle effectuée, fin octobre 2024, par le président de la République. Plusieurs accords ont été signés par les présidents sénégalais et turc dans des domaines prioritaires tels que l’agriculture, l’industrie et la défense, avec aussi la signature d’un protocole d’accord établissant un Conseil de coopération stratégique de haut niveau entre ces deux pays «unis par des liens historiques et culturels.» Les échanges commerciaux ayant connu des bonds considérables ces dernières années, l’objectif est à 1 milliard de dollars américains.

Le Président Faye, comme son Premier ministre, avait aussi plaidé pour le renforcement de notre coopération sécuritaire, en insistant sur la menace terroriste, laquelle est désormais à un jet de pierre de nos frontières, à l’Est au juste. L’on sait que la Turquie a réussi à développer une industrie militaire florissante. Les drones militaires (surtout les drones armés Bayraktar TB2 et Akıncı) lui permettent, par exemple, d’accroître sa présence stratégique et symbolique en Afrique, notamment dans des pays comme le Mali, le Nigeria, le Burkina Faso, le Niger, la Somalie -pays où elle dispose sa seule base militaire sur le continent. Après le soft power et les infrastructures, la coopération militaire est le nouveau cheval de Troie de la Turquie en Afrique.

Notre pays, qui a exprimé son souhait de se doter d’une industrie militaire prodigieuse pour sa souveraineté, ne doit pas se contenter d’être un acheteur d’armes ; nous devons aussi insister sur le transfert de technologie pour produire, en 2050, nos propres armes. C’est cela le souverainisme.

Comme l’exige sa culture, notre Premier ministre a, en outre, visité le mausolée du père de la Turquie moderne et du kémalisme, Mustafa Kemal Atatürk. Au sortir de la Première Guerre, l’Empire ottoman, qui a régné en maître sur la Méditerranée orientale plus de 4 siècles durant, est vaincu. Les territoires longtemps occupés avaient été pris ou repris par d’autres puissances : la Russie, la France, l’Angleterre, l’Autriche et l’Italie ; d’autres avaient dû être cédés aux nations naissantes : les Grecs, les Roumains, les Bulgares, les Serbes, les Albanais, les Monténégrins ou, plus précisément, les Arabes. Dans les territoires actuels de la Syrie et du Liban, c’était la France qui avait pris la relève, mandatée à titre provisoire par la Société des nations, pour préparer ces pays à l’indépendance.

De cette défaite de l’Empire, Atatürk, officier ottoman né à Salonique (Grèce), instruit dans ses écoles, et nourri de ses Lumières, décida, au lieu de s’apitoyer sur leur sort, de fonder la Turquie sur les décombres du prestigieux héritage ottoman. Il entreprit sitôt un travail de modernisation de l’Etat naissant ; en instaurant une République fondée sur les valeurs de la laïcité et de la modernité, affranchie des pratiques barbares - valeurs jusque-là impensables dans le monde musulman, car considérées à tort ou à raison comme incompatibles avec l’Islam-, il déposséda les sultans de leur pouvoir traditionnel, et permit à la Turquie de se défaire des oripeaux du passé ottoman. L’obsession de Atatürk d’européaniser -et surtout de désarabiser- la Turquie était allée jusqu’à vouloir changer la vêture des Turcs : le fez et le turban devraient être remplacés par le chapeau à l’européenne que le révolutionnaire lui-même arborait volontiers…

Atatürk n’est pas qu’un libérateur des esprits, il est aussi un libérateur des terres. Contrairement à l’image de suppôt de l’impérialisme occidental que les nationalistes arabes (à l’exception du Président Bourguiba) lui colle, le chef de file du kémalisme, quoique fasciné par les Occidentaux, savait aussi leur tenir tête. En octobre 1921, après plusieurs victoires successives sur les armées européennes, il avait réussi, grâce à sa culture et son ouverture sur le monde, à convaincre la France de reconnaître son gouvernement, et à retirer ses troupes de son pays.

Aujourd’hui, en raison de ce que le politologue français Gilles Kepel appelle la «revanche de Dieu», l’héritage laïc et universaliste de Atatürk est plus que jamais menacé par le fondamentalisme musulman.

La culture générale est une qualité fondamentale que l’on retrouve chez tous les grands dirigeants. Le Général De Gaulle dont la vie militaire et politique était intimement liée à l’écriture et à la pensée, en est une illustration. Cela dit, les modèles et toquades de notre «président légitime» laissent présager une culture au rabais, sectaire et incapable de féconder ce que les Allemands appellent la Weltanschauung, c’est-à-dire une vision du monde.