SIBYLLE DE LA TONTINE NUMERISEE
Partir de rien et réussir ! Fatou Kiné Diop a expérimenté ce dicton avec la fondation de la tontine en ligne e-tontine.

Selon elle, en entrepreneuriat, il faut faire preuve de courage et aimer ce qu'on fait. Elle est la première femme créatrice et active invitée de la nouvelle rubrique Créa’Tives.
Son nom inonde la toile depuis 2015. Elle y incarne la... femme leader ou encore la femme battante. Les sites d'informations générales et économiques se passent son histoire, mais surtout l'innovation de taille qu'elle a mise sur pied en matière de tontine en Afrique. Pourtant, rien dans sa façon d'être ne le laisse penser. Taquine, souriante, relâchée dans son style vestimentaire, la jeune dame est de ceux qui pensent que le bonheur, c'est d'être entouré par ceux qui nous sont chers. Enfant de la banlieue dakaroise, précisément de Guédiawaye, Fatou Kiné Diop, la trentaine révolue, est partie d'un diagnostic populaire : Vu leurs maigres revenus, nombreux sont ces Sénégalais qui n'arrivent pas à équiper convenablement leur maison.
Par manque de moyens, les gens achètent du matériel d’occasion ou en mauvais état provenant d'Europe. Ils n'osent pas acheter de la qualité, parce que cela coûte cher. Raison pour laquelle j'ai créé la e-tontine qui leur permet de payer à leur rythme le matériel qu'ils achètent, explique-telle. Cet aspect de son initiative porte le nom d’e-logistique. Le concept est l'essence même de la tontine, créée par le banquier italien Lorenzo Tontine, qui a pris une tournure financière en Afrique. A cet effet, sur Internet, des réfrigérateurs, des climatiseurs, du matériel de bureautique, du matériel informatique et autres outils d'intérieur sont mis en vente, grâce à des partenaires sénégalais, sur les différentes plateformes de l'application. L'internaute intéressé passe sa commande, s'engage à verser en plusieurs tranches via un mobile money le prix d'achat. Le matériel lui est livré par la suite. Originaire de Louga et membre d'une fratrie de six enfants, Fatou Kiné affiche un optimisme qui surprend plus d'un. Ne t'es-tu jamais fait arnaquer ? Cette question revient tout le temps (rires).
Pourtant non, en presque 4 ans, je n'ai jamais eu de problèmes de paiement. Je pense que c'est une question de confiance mutuelle. Autant, toutes ces personnes s'engagent, me remettent leur argent, me font confiance sans me connaitre, sans m'avoir jamais vu, autant, moi aussi, je leur fait confiance quant au paiement intégral de leurs achats, lance-t-elle avec assurance. Cette réalité constituait, selon elle, la plus grande difficulté, car le fait de ne pas voir, ni connaitre son interlocuteur accentue le scepticisme, voire le manque de confiance.
Toutefois, Fatou Kiné Diop est convaincue que l'entrepreneuriat ne peut se faire sans une prise de risques. L’e-tontine, c'est aussi la collecte d'argent, comme le font bon nombre de ménagères sénégalaises. Sauf qu'ici, l'outil principal est l’Internet. Les participants organisés en groupes de six ou plus cotisent entre 3 000 et 35 000 F Cfa. Ainsi, chaque dix jours ou chaque mois, un tirage au sort est organisé pour connaitre les nouveaux bénéficiaires de l'argent collecté ou du matériel en vente. Et c'est à ce même rythme que se font les paiements.
Un parcours parsemé d’embûches
Si, aujourd'hui, une panoplie d'organes de presse nationaux et internationaux loue sa vision et son esprit d'entrepreneuriat, beaucoup ignorent cependant la face cachée de l'iceberg. La jeune dame a essuyé autant de déceptions que d'activités commerciales qu'elle a eu à entreprendre. Des échecs qui n'ont rien enlevé à sa détermination.
En effet, entre 2007 et 2010, la fondatrice d’e-tontine s'est lancée dans l'élevage. Son premier essai a été un poulailler qui lui a valu un endettement. A l'époque, la livraison de tout son stock de poulets est tombée à l’eau. L'acheteur, bloqué par une inondation, n'a pu se rendre à Dakar. De son côté, la conservation se présentait comme un casse-tête, en raison des coupures intempestives d'électricité. J'ai dû offrir tous les poulets aux membres du quartier. J'ai perdu de l'argent, car l'intéressé ne pouvait plus me payer, puisqu'il n'y avait plus de marchandise. Mais je crois en Dieu et je me suis dit que cela devait arriver, relate-t-elle. Cet épisode ne l'a pas empêchée de reprendre l'activité, en se heurtant, cette fois, à la roublardise de plusieurs clients. Viennent ensuite la couture et la vente de friperie. Toutes ces activités ont demandé un investissement allant de 500 000 à 1 500 000 F Cfa. Mais ses efforts n’ont pas toujours donné satisfaction, jusqu'au jour où Kiné dut garder de l'argent pour un ami. Il m'a remis 20 000 F, une somme qu'il ne voulait pas dépenser. J'ai alors utilisé cet argent pour acheter des tissus que j'ai revendus. Souvent, je postais même sur Internet des produits que je n'avais pas, rien que pour susciter des commandes. Cela a marché et c'est de là que tout est parti.
A l'en croire, pour réussir dans l'entrepreneuriat, il faut commencer avec les moyens du bord et aimer ce qu'on fait. L'humilité et la générosité en bandoulière, Fatou Kiné regrette ces moments où elle s’est abstenue de profiter de sa famille. J'ai l'impression que ma vie ne m'appartient plus. Je suis tout le temps absente. Je rends grâce à Dieu d'avoir un mari compréhensif qui me soutient beaucoup, financièrement, depuis le début de cette aventure, et moralement, révèle-t-elle. Suite à ses multiples échecs, sa famille lui a tourné le dos, prétextant que rien ne lui réussit. Et face à cette situation, elle a pu compter sur son époux (mariée depuis 2014) en ayant comme modèle sa mère, une battante qui a tout donné pour subvenir aux besoins de ses enfants, après la mort de son mari, en 1995. Grâce à lui, elle a pu comprendre l'importance de la bancarisation et la traçabilité de toutes ses différentes transactions. Pour preuve, son équipe s'attèle, en ce moment, à faire l'inventaire de toutes ses activités de e-tontine depuis 2015.
Une entreprise qui grandi
Aujourd'hui, cette adepte des réseaux sociaux (Snapchat, Facebook, Instagram...) est à la tête d’un business dont le chiffre d'affaires est estimé à 50 millions de francs Cfa, en 2018. Selon elle, la curiosité intellectuelle est une force pour un entrepreneur. Il doit maitriser ces outils numériques pour pouvoir percer. Dans son réseau, les tontines de 100 000 F Cfa par dix jours sont passées à 3 millions. Si hier, elle se chargeait elle-même de la livraison de ses commandes jusqu'à des heures indues, désormais, elle compte sur une équipe de travail. En outre, Fatou Kiné a remporté plusieurs prix qui ont boosté sa notoriété et son réseau (estimé à plus de 15 000 personnes). Il s’agit du prix de Linguère digitale organisé par la Sonatel, le prix de la femme citoyenne, celui de l'ambassade de France et enfin le prix de l’entrepreneuriat numérique. Par ailleurs, en tant que membre de l'association Guédiawaye hip-hop, l'entrepreneure souhaite y investir, en vue de participer à la réinsertion de jeunes ex-prisonniers. C’est avec cette dernière qu’elle a appris le graphisme, après avoir abandonné ses études en classe de 1re.
À l'avenir, la tontine devrait proposer des prestations de services ainsi que la vente de terrains. On y travaille et notre objectif est de conquérir l'Afrique et les autres continents, ambitionne-t-elle. Kiné est aujourd'hui fière d'avoir un local et de pouvoir embaucher d'autres jeunes. Aux jeunes Sénégalais, elle conseille l'abnégation et le courage. Il n'y a plus de métiers pour homme ou pour la femme. Il faut plutôt se donner les moyens de réussir. Cependant, Fatou Kiné se désole du fait que le système, dans son fonctionnement, oublie ceux-là qui n'ont pas fait d'études ou en ont fait moins. Toutes ces personnes qui ne comprennent pas vraiment la langue de Molière. C'est notre langue nationale. Pourquoi en avoir honte. Moi, je comprends très bien le français, mais je m'exprime en wolof partout où je vais. À ceux qui m'écoutent de chercher à traduire mes propos. Quand les Occidentaux viennent chez nous, ils parlent leurs langues, faut pas l'oublier.