LA JUSTICE ENTRE LÉGALITÉ ET MORALE
EXCLUSIF SENEPLUS - Quand des ex-prisonniers politiques, bénéficiaires d'une amnistie, descendent dans la rue pour réclamer justice, ils révèlent une tension fondamentale : peut-on accepter la légalité tout en réclamant la moralité ?

D’anciens détenus, bénéficiaires d’une inique loi d’amnistie, ont manifesté pour réclamer justice à des autorités arrivées au pouvoir grâce à cette même loi. Mon expérience subjective m’a toujours appris à ne pas minimiser la souffrance d’autrui, les motivations de son indignation, ni son droit de revendiquer réparation s’il estime avoir été lésé. Le droit de manifester est de toute façon une liberté fondamentale.
Mais il est intéressant d’analyser froidement ce qu’évoque cette manifestation au regard du passé et du présent, surtout parce qu’elle nous donne l’occasion de réfléchir au rapport entre justice morale et justice légale. Quand on réclame justice, qu’on le veuille ou non, on adopte une posture éminemment morale, car la justice elle-même est un idéal moral.
Il y a deux manières de la comprendre : sa dimension légale et sa dimension morale. Du point de vue légal, la justice renvoie à l’ensemble des lois et règles formulées par le pouvoir politique pour organiser la vie collective.
Du point de vue moral, elle désigne des principes éthiques censés valoir indépendamment des lois.
Le problème qui se pose est donc le suivant : le système juridique normatif peut-il incarner réellement ce qui est moralement juste ? Ou peut-il arriver que moralité et légalité entrent en conflit ?
La difficulté à répondre de manière tranchée à cette question justifie toute la complexité du problème traité. Le légal et le moral suscitent des problèmes vertigineux, surtout lorsqu’il s’agit d’une question d’une extrême sensibilité, comme celle de faire la lumière sur des crimes commis en contexte de crise politique.
Des ex-détenus, animés disent-ils par un désir de justice, jadis arrêtés puis libérés suite à l’adoption d’une loi d’amnistie à l’Assemblée nationale, estiment, du haut de leur vécu carcéral et de leur douleur liée à la perte de leurs camarades, que l’institution judiciaire traîne des pieds dans le traitement de leurs dossiers. L’expression de leur mécontentement a été autorisée, en dépit de quelques désaccords au sein de leur camp ; certains auraient préféré qu’ils continuent de supporter la marche lente mais sûre de la justice.
Le rejet de la loi interprétative n’empêche pas la possibilité de poursuites pour ces crimes, ce qui réjouit ceux qui avaient promis l’abrogation totale d’une loi d’amnistie jugée immorale, abjecte et répugnante par les opposants d’hier et dirigeants actuels. Mais qu’est-ce qui a changé pour que la morale soit reléguée au second plan ? Des libertés ont été bafouées, des vies abîmées, des jeunes torturés et tués, des dignités anéanties. Dans ce désert moral de sadisme et de cruauté d’État, une loi a été conçue pour passer l’éponge sur l’innommable.
Des leaders et des militants sont sortis de prison, ont remporté une élection présidentielle, jubilé, se sont partagé les postes et gouvernent. C’est la légalité qui a permis cette victoire des victimes, mais dans le degré zéro de la morale. Sans cette loi certes abjecte, ils seraient peut-être encore aujourd’hui derrière les barreaux. Cette loi est, à mon avis, condamnable et abominable à tout point de vue, mais il faut admettre qu’elle a permis la pacification d’un contexte de violence et l’arrêt d’une vilaine hémorragie, pour l’intérêt supérieur de la nation – et pour ceux qui ont certainement estimé qu’elle serait un parfait compromis pour éviter des ennuis futurs.
La justice au sens moral du terme a ramé à contre-courant, au prix du rétablissement d’un ordre politique apaisé, garanti par la justice légale. Aussitôt sortis de prison, les leaders et militants, devant se préparer à l’élection, n’ont pas coûte que coûte demandé à ce que justice soit rendue. Ils ont mené campagne, sillonné le pays, rencontré les électeurs et remporté le scrutin. Pendant tout ce temps, personne n’a eu le souci moral de revendiquer justice au nom de principes éthiques comme le respect de la vie, de la dignité ou de la liberté.
L’ordre moral n’est revenu à leur esprit que maintenant, alors que les leaders pour lesquels ils se sont battus détiennent les pleins pouvoirs. Le bon timing... La justice est finalement mouvante dans la perception que l’on peut en avoir. Elle dépend du contexte, du moment et des opportunités.
On consent à la justice légale pour profiter des privilèges qu’elle apporte, au détriment de la morale qui refuse tout bas compromis masqué par le droit. Puis semble-t-il, on brandit la justice morale pour prendre une revanche et assouvir un volatile désir de justice.
La véritable exigence de la justice serait d'adopter une éthique radicale : exiger une légalité absolue en abrogeant la loi d'amnistie, pour permettre un examen exhaustif des responsabilités individuelles dans les crimes et délits qui ont meurtri la nation.