CIVILISATION ET BARBARIE
Malgré les démentis de l’histoire et la désastreuse expérience de la guerre contre « l’axe du mal » menée par les néoconservateurs américains sous la présidence Bush, la guerre entre Israël et l’Iran a remis au goût du jour cette vision manichéenne du mon

On pensait en avoir fini avec la fameuse théorie du choc des civilisations (Samuel Huntington) selon laquelle l’Occident (« civilisé ») et l’Islam (« barbare »), deux mondes figés dans leurs différences historiques, culturelles et religieuses sont voués au conflit. Malgré les démentis de l’histoire et la désastreuse expérience de la guerre contre « l’axe du mal » menée par les néoconservateurs américains sous la présidence Bush, la guerre entre Israël et l’Iran a remis au goût du jour cette vision manichéenne du monde.
Ces derniers jours, plusieurs hauts responsables israéliens ont présenté cette guerre comme un choc des civilisations, une lutte entre le bien (eux) et le mal (le régime iranien), une opposition entre « lumière » et « ténèbres ». Ainsi, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, qui avait justifié son agression contre l’Iran par la nécessité de préserver la survie d’Israël et de « protéger le monde libre », a remercié, hier, le président américain Donald Trump d’avoir pris sur lui de « chasser le mal et les ténèbres du monde » en bombardant les installations nucléaires iraniennes. Une telle lecture laisse perplexe si l’on voit ce que la « civilisation » (Israël) a fait à Gaza qui serait peuplé « d’animaux ».
Comme l’a brillamment expliqué l’historien français d’origine bulgare Tzvetan Todorov dans son ouvrage « La peur des barbares : Au-delà du choc des civilisations » (Robert Laffont, 2008, 311 p.), la peur devient un danger pour ceux qui l’éprouvent. Elle sert de justification aux comportements les plus inhumains. Au nom de la protection des femmes et des enfants (chez eux), Israël et ses soutiens occidentaux sont prêts à massacrer beaucoup d’hommes, des femmes et des enfants (chez les autres). Or, nous dit Tzvetan Todorov, la peur des barbares est ce qui risque de rendre l’Occident barbare. « Le mal que nous ferons dépassera celui que nous redoutions au départ. L’histoire nous renseigne : le remède peut être pire que le mal », écrit-il.
L’histoire nous apprend que la barbarie jaillit même du cœur des civilisations prétendument civilisées. Les exemples sont légion : les merveilles de la civilisation égyptiennes ont été bâties au prix de milliers de morts, l’épanouissement artistique et intellectuel d’Athènes au Ve siècle avant J.-C. dépendait sans doute de la présence d’esclaves dans la société grecque et la cour des Medicis de Florence, au XVe, qui a favorisé l’éclosion de la Renaissance dans les arts, n’était pas réputée pour ses tendances libérales et démocratiques.
Ce constat fait dire au philosophe allemand Walter Benjamin qu’il n’est « aucun document de civilisation qui ne soit aussi document de barbarie ». Rousseau l’avait bien perçu : « Le bien et le mal coulent de la même source ». Aucune culture n’est en elle-même barbare, aucun peuple n’est définitivement civilisé ; tous peuvent devenir l’un comme l’autre. Tel est le propre de l’espèce humaine.
Le rêve des penseurs des Lumières, c’était que la diffusion des connaissances devait rendre l’espèce humaine meilleure. « Plus la civilisation s’étendra sur la terre, dit une phrase souvent citée de Condorcet et datant de 1787, plus on verra disparaître les guerres et les conquêtes, comme l’esclavage et la misère ». On sait qu’à la lumière de l’histoire récente, cette promesse n’a jamais été tenue. Au contraire, les actes de barbarie se sont multipliés à l’époque moderne. Et ils n’ont pas été commis par des êtres incultes. Loin de là.
Pour sortir de la spirale mortifère actuelle, il est essentiel de ne pas céder le terrain aux extrémistes des deux côtés et d’instaurer un dialogue respectueux entre les cultures et les religions. L’Occident ne peut pas fermer les yeux sur ce qui se passe à Gaza et convaincre le reste du monde de la dangerosité du régime iranien. Ce double standard ne fait qu’attiser l’hostilité et le ressentiment au lieu de l’affaiblir. Quant à Israël, il ne peut en aucun cas s’ériger en défenseur du bien contre le mal en commettant lui-même un génocide et en refusant tout droit aux Palestiniens. Plus que jamais, la question palestinienne reste le nœud du problème au Proche-Orient.