LA FARCE
Quand le procureur parle, je l’imagine au garde-à-vous devant Macky. Quand les forces de l’ordre sortent, je ne ressens plus cette dignité qui pare l’uniforme. Ne sachant pas construire notre pays, ils veulent en faire un cimetière

La farce a trop duré. Elle est d’un goût amer. Ce qui se passe dans notre pays, s’il aboutit, actera notre chute dans une dictature assumée.
La méthode est sale, très sale, mais porte la même empreinte. La même intention. Celle d’un pouvoir qui brime. Intimide. Amuse la galerie. Pour n’être interpellé sur ses lacunes.
En premier lieu, il y a nos institutions. Plus que jamais dévoyées. Rabaissées à de simples machins de répression, chargées du sale boulot. Elles ne jouissent plus d’aucune confiance. C’est ce qu’il y a de plus désastreux. Quand le procureur parle, je l’imagine au garde-à-vous devant Macky Sall. Quand les forces de l’ordre sortent, je ne ressens plus cette dignité qui pare l’uniforme. Je vois seulement des ombres ravageuses, à l’assaut de la ville.
Sur leur garde, fébriles, elles esquivent les regards de colère. Essuient des mots et des crachats. Lancent des grenades. Vont de maison d’opposant à maison d’activiste. Pour défoncer des portes… Voilà à quoi sont réduites aujourd’hui nos forces de l’ordre. En rentrant à la maison, elles ne peuvent pas raconter leur journée de travail.
La terreur s’en fout de la manière. Ce qu’elle veut, c’est que tout le monde la voie. Qu’on ne pense qu’à elle. Qu’avant de parler, d’écrire, de se positionner, qu’on songe surtout au sort de l’autre. L’autre tout près, cueilli l’avant-veille. Hier. Ce matin. L’autre qui se nomme Fatima. Guy. Maïmouna. Abbas. Awa. Lath. Marième. Jean. Marie. Adama. Maïmouna. Birame. Aïda. Assane. Ramatoulaye. Clédor. L’autre qui est chacune des 47 femmes arrêtées. Chacun des nombreux autres inconnus. L’autre qui est Ndèye Khady. Et maintenant Ousmane.
Avant Ousmane, j’ai besoin de m’arrêter sur cette dame. Ndèye Khady Ndiaye, propriétaire du salon de massage, la trouble-fête. Son sort aurait été tout autre, si elle avait apporté son faux témoignage pour conforter ce qui est devenu un mensonge d’État. On ne l’aurait pas séparée de son bébé malade (âgé d’un mois) pour la « cuisiner » en garde à vue. Son effronterie lui coûte cher : elle reçoit sur son dos, chaque jour, un nouveau chef d’accusation. Elle a même fini par être poursuivie pour complicité de « viols ».
Ndèye Khady aurait menti, Ousmane serait presque foutu. Elle ne l’a pas fait, car tout le monde n’est pas indigne.
Indigne, Ousmane Sonko non plus ne l’a pas été, face à cette souillure qui en dit long sur leurs auteurs. Pour ruiner son capital-sympathie, largement fondé sur son discours d’intégrité, rien n’était plus adéquat qu’une affaire de mœurs. Étaler sa vie privée par tous les moyens. Le rendre suspect. Pas plus. Même s’il faut réduire aussi en décombres la vie d’une jeune de vingt ans.
Ce que, dans une neutralité hypocrite et sournoise, on veut ramener à une affaire privée ne l’est pas. Il n’est pas ici question de croire Adji Sarr ou Ousmane Sonko. Le dilemme est plus grave, plus imparable : aucun citoyen n’a le droit de se dérober. Nous risquons de commettre une injustice envers une victime de viols ou une injustice envers un opposant persécuté, parce que président potentiel (et qui, s’il était un jour élu, restera confronté à cette calomnie).
Devant Dieu et devant les hommes, je n’ai aucun moyen de croire Adji Sarr. Le contenu de sa plainte ; les témoignages, jusqu’ici crédibles, de ses proches affirmant l’avoir entendue parler de son coup ; les avocate, médecin et neveu du député de la majorité cités pour l’avoir escortée à l’hôpital ; les millions mentionnés pour convaincre Ndèye Khady ; les arrestations tous azimuts ; le traitement expéditif de ce dossier, qu’on essaie de remplir par d’autres accusations colportées en cours de route ; la nervosité de l’Exécutif, son déferlement dans les médias ; les réponses sans relief de sa plume à l’encre contaminée ; ses nervis placés sur la Corniche ; les menaces de son chef, fier de cacher des « dossiers sous le coude » ; et surtout, la liquidation toute récente de Khalifa Sall et Karim Wade, dans des simulacres de procès, sont autant de facteurs rendant insoutenable cette farce.
Les mains entre lesquelles se trouve notre État veulent étouffer notre peuple. À défaut de s’imposer à notre estime par la beauté du caractère, nos gouvernants croient se faire respecter par l’abus. Pour chaque goutte de sang qu’ils sont prêts à verser, ils rendront compte. Ne sachant construire notre pays, ils veulent en faire un cimetière. Des vies et des libertés.
Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye est ancien Enfant de Troupe du Prytanée Militaire de Kadiogo (Burkina Faso). Diplômé en droit de Sciences Po Paris et de Panthéon-Assas, il est l’auteur du blog Assumer l’Afrique.