LA PLACE DE L'INTELLECTUEL DANS LES PARTIS POLITIQUES
En s’accommodant de la contradiction entre ses opinions et la politique de son gouvernement, il "s’associe à la trahison des clercs qui adhèrent à un programme, pertinent certes à leurs yeux, mais se gardent d’en dénoncer les applications aberrantes"

Dans la clameur de l’actualité des derniers jours, je retiens le manifeste publié, le 23 février, par 102 universitaires pour dénoncer la « déliquescence de l’État de droit au Sénégal ». J’ignore l’appartenance politique des signataires – ils ont simplement mentionné leurs différents titres et grades universitaires – mais j’ai noté, entre autres réactions, la réplique du Réseau des universitaires républicains qui, dans un communiqué, a dénoncé la « légèreté » des signataires de ce texte. Chacun des deux camps se revendique donc de la posture de l’intellectuel. Cet épisode a, au moins, le mérite de remettre sur la table la question du rôle de celui-ci dans la société. Un vieux débat, mais toujours actuel. Déjà dans un article publié dans le « Paris-Dakar » (ancêtre du Soleil) du 13 février 1937 intitulé « Fidélité des intellectuels », le jeune Senghor analysait l’attitude des intellectuels en face des partis politiques et de la vérité. Quelle place pour l’intellectuel dans un parti politique ? N’y est-il pas à l’étroit ? Y a-t-il même sa place ? Voilà, grosso modo, les questions que soulevait le jeune Senghor, un brin plus idéaliste et soucieux de la vérité (au sens moral).
Dans ce texte peu connu (il ne figure pas dans « Libertés »), il soutenait que la place de l’intellectuel n’est pas préférablement dans un parti politique. Mais à l’extérieur, « en marge » de ceux-ci. Si un intellectuel descend dans la vallée (le champ politique), écrit Senghor, il est pris dans les conflits d’intérêts, et il ne sait plus distinguer les uns des autres ; il est « sujet à des partis-pris ». Bref, l’intellectuel qui prend le risque de descendre dans la vallée, courait en même temps celui de perdre cet esprit de discernement sans lequel il n’est pas d’intellectuel.
Dans un long commentaire qu’il consacre à cet article dans le tome 4 de « L’heur de philosopher la nuit et le jour », le philosophe Djibril Samb, en phase avec le Senghor de 1937, conclut que la place de l’intellectuel est non pas sur le creux de la vallée mais sur le faîte de la colline, c’est-à-dire « à l’écart, en marge des partis ». C’est à partir de ce poste d’observation qu’il doit envisager son rôle dans la société. Car l’action (politique) et la recherche de la vérité (la demeure de l’intellectuel, son environnement et sa nourriture intellectuelle et spirituelle) obéissent à des logiques très différentes. Et très souvent, c’est l’action qui dicte ses lois à la vérité. « Lorsque le parti convertit sa doctrine (dont la prétention est d’être fondée sur la vérité) en programme politique, il y a une corruption de la doctrine qui devient alors marginale », écrit Djibril Samb. Autrement dit, pour reprendre le vocabulaire ecclésiastique utilisé par Senghor, il se produit une sorte de « translation » du but.
Ces développements soulèvent trois questions fondamentales que nous n’avons pas la prétention d’épuiser dans cette chronique : Qu’est-ce que la vérité ? Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Celui-ci doit-il se contenter d’être un homme de réflexion, un sage détaché de tout, consacré à la poursuite et à la défense d’une vie de la raison sous ses formes les plus pures et les plus abstraites ou être un homme d’action, décidé à participer aux luttes politiques et sociales de la société à laquelle il appartient ? Dans son excellent ouvrage posthume, « Penser l’Afrique noire » (L’Harmattan Sénégal, 2019), le philosophe Alassane Ndaw souligne que le travail de l’intellectuel, qui est de produire des connaissances, de mettre en forme les idées, le met « nécessairement en contact avec le pouvoir ».
Face aux injonctions du pouvoir et de la société, dit-il, l’intellectuel a deux possibilités : l’engagement de type sartrien, jusqu’à l’aveuglement, ou adopter la position du clerc plein de détachement à l’égard de la « réalité rugueuse », n’ayant d’autre souci que d’échapper à la fureur de l’histoire, mais s’arrogeant la mission de critiquer ce qu’on n’a pas la capacité de redresser. Bref, l’intellectuel est condamné à un dilemme.
Pour l’intellectuel engagé dans l’action, nous dit Alassane Ndaw, la difficulté réside dans le fait que les choix politiques n’ont pas souvent la pureté des choix moraux. Dans un domaine (la politique) où les combats sont souvent ambigus, douteux, l’intellectuel est « condamné à rechercher le préférable, qui n’est que l’autre nom de la compromission ». En participant aveuglément, l’intellectuel se transforme en chien de garde, « il se fait complice de l’oppression ». En s’accommodant de la contradiction entre ses propres opinions et la politique menée par son gouvernement (même si celui-ci est démocratique), il « s’associe à la trahison des clercs qui adhèrent à un programme, pertinent certes à leurs yeux, mais se gardent bien d’en dénoncer les applications aberrantes et mensongères ». Autrement dit, l’intellectuel qui excuse l’injustice au nom du réalisme politique « manque à ses obligations et contribue à l’asservissement des couches les plus défavorisées. » Il ne peut, non plus, se payer le « luxe » de rester sur son piédestal, au risque d’être déconnecté de la réalité. C’est pourquoi, réaliste, Senghor proposait à l’intellectuel partisan de s’efforcer à restreindre au sein des partis politiques, « l’écart entre la doctrine et la vérité, entre la politique et la doctrine ». In fine, la vérité légitime la doctrine et celle-ci, la politique !