NE PLEUREZ PAS TROP POUR LE SÉNÉGAL, VOS LARMES POURRAIENT LUI PORTER MALHEUR
Les Sénégalais qui manifestent sont là pour se rappeler au souvenir d'un régime amnésique et ingrat. Mais plus important encore, ils sont également là pour rétablir le lien qui s'est rompu entre le Sénégal d'en-bas et celui d'en haut

Qu’il s’agisse d’accusations sincères dans une affaire strictement privée, d’un coup monté de toutes pièces par la dame Adji Sarr seule ou le fruit d’un vil complot politicien, les hypothèses nous mènent au même fait simple : dans un système qui fonctionne, un tribunal seul devrait être le lieu du débat contradictoire, entre demanderesse et défendeur, et de la vérité.
Si autant de citoyens ont jugé nécessaire de se rendre en premier lieu chez Ousmane Sonko et de le soutenir, c’est bien parce qu’ils ne placent aucune confiance dans une justice qui a achevé de démontrer son manque d’indépendance et son camp.
Que des hommes politiques et qu’un régime cherchent à entacher la réputation et la trajectoire d’un opposant, le fait est on ne peut plus banal. Cela s’inscrit presque dans le cours normal des choses et dans la longue tradition de manœuvres et bassesses politiques. Mais alors, les institutions doivent pouvoir jouer leur rôle ; si l’opinion peut être manipulée, la justice doit pouvoir être un rempart.
Soyons naïfs ! L’affaire Sonko-Adji Sarr, à supposer qu’elle ne fût pas à son origine politique mais strictement privée, l’eût été fatalement devenue une fois devant les juges. C’est précisément là que le bât blesse. Un tribunal qui accueille en son lieu même la politique et ne parvient pas à claquer sa porte au nez de l’opinion publique, est une institution vide, qui se dessaisit de sa mission.
Une institution ne peut jamais être qu'un pouvoir constitué, pour emprunter leur logique aux juristes. Lorsqu'elle faillit à protéger, à maintenir la stabilité, à garantir justesse et justice, les Constituants sont alors légitimes de la remettre en cause.
Il faut sans doute se méfier de l'opinion publique, de ce qu'elle est, de ce qu'elle paraît et, en tout état de cause, de sa réelle puissance. Pour autant, il ne faut pas lui nier son utilité. Et cette capacité à remettre en cause, à bouleverser et forcer le mouvement est le signe d'une vitalité et la condition même de la survie.
Que le régime ait des choses à se reprocher ou qu'il soit totalement extérieur aux faits reprochés à Ousmane Sonko, l'intelligence mineure aurait suggéré, dans le premier cas, de la prudence, un jeu plus fin, sans acharnement grossier et, dans le second cas, le silence.
Dans les deux cas, l'Etat n'a pas su faire montre du recul nécessaire que la situation exigeait. Il s'est directement jeté dans la gueule populaire, en espérant pouvoir éteindre le feu. C'est ignorer qu’un peuple sans réel espoir, dans une précarité gratuite qui frôle l’absurde, ne se mate pas. Il n’a plus grand-chose à perdre et ne possède plus que sa misère et sa dignité. Il est indécent de lui laisser la première pour lui arracher jusqu'à la seconde. Mais cela le régime l’ignore. Pour pleurer avec le peuple, il faut être capable de voir avec ses yeux.
Les Sénégalais qui manifestent sont là pour se rappeler au souvenir d'un régime amnésique et ingrat. Mais plus important encore, ils sont également là pour rétablir le lien qui s'est rompu entre le Sénégal d'en-bas et celui d'en haut. C'est leur seule façon de se faire entendre. Pour cette raison, ne pleurez pas pour le Sénégal, cela pourrait lui porter malheur. Il ne rayonne et ne se porte jamais aussi bien que lorsqu’il lutte.
L'affaire Sonko-Adji Sarr aura bien été le fait déclencheur de l'indignation populaire mais c’est mépriser les Sénégalais que de penser qu’elle se réduit à cela. Elle est l'expression d'un ras-le-bol social général. Et si, le régime actuel s'illusionne de pouvoir "réduire l'opposition à sa plus simple expression", agiter une loi écrite par une caste de privilégiés et museler la presse, qu'il s'en amuse le temps que cela lui plaira. L'espace de la politique politicienne est le seul qu'il considère et les pairs politiques sont curieusement les seuls qu'il daigne reconnaître au point de souhaiter l'anéantir. Il oublie que la seule réelle opposition reste le peuple et qu'à chaque fois que cela sera nécessaire, celui-ci cueillera, par la force et la violence, sa liberté et la bouffée d'oxygène pour se dégager des mains criminelles qui l'étranglent et de la gueule qui veut l’engloutir.
" Du yeen a warax reew mi, ño leeni fott."[1]
Ndèye Aram Dimé est Consultante en affaires publiques et politiques.
[1] Citation tirée de Karmen Geï, film de Joseph Gaï Ramaka.