GALOPER SUR LES TOMBES DE THIAROYE
Retrouvé dans une boîte à gâteaux, le journal d'un officier français témoin du massacre des tirailleurs expose sans fard la mentalité coloniale de l'époque. "Promenade à cheval... L'ambiance est très gaie", note le sous-lieutenant Jean Henry 3 jours après

(SenePlus) - Un petit carnet bleu de 94 pages, dissimulé pendant des décennies dans une boîte à gâteaux au fond d'une malle, vient de resurgir pour éclairer - ou peut-être obscurcir davantage - l'un des épisodes les plus sombres de l'histoire coloniale française. Le journal du sous-lieutenant Jean Henry, témoin direct du massacre de Thiaroye survenu le 1er décembre 1944 au Sénégal, a été versé aux archives du Service historique de la défense (SHD) le 4 mars dernier, comme le révèle Le Monde ce 1er mai 2025.
"8 h 30. Les moutons sont rassemblés, les autres essaient de résister. Une salve en l'air." C'est par ces mots froids que débute dans le journal de Jean Henry la description du massacre où des dizaines de tirailleurs africains, anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale tout juste libérés des camps allemands, ont été tués par l'armée française pour avoir réclamé leurs pensions et soldes.
Le récit se poursuit, implacable : "Les rebelles essaient de s'emparer d'une A.M [automitrailleuses]. Des meneurs excitent les autres à la rébellion. C'est le signal du baroud. Les tirailleurs du 7e et quelques artilleurs ouvrent le feu. Les autres ripostent avec des 9 mm et des 7,65, ainsi qu'une ou deux mitraillettes. Finalement la force reste aux troupes de l'ordre. Plusieurs rebelles sont sur le carreau. Les autres sont sérieusement assoupis."
Le militaire conclut sobrement : "Enfin on a pris les mesures nécessaires. [...] Bilan de la journée : 35 morts, 59 blessés", reprenant ainsi les chiffres officiels avancés par les autorités françaises à l'époque.
Ce témoignage unique, rédigé par un officier présent sur les lieux, relance le débat sur ce massacre colonial dont le bilan reste au cœur d'un contentieux mémoriel entre la France et le Sénégal. Selon plusieurs historiens français et sénégalais, le nombre réel de victimes serait bien plus élevé, atteignant près de 400 soldats tués et enterrés dans des fosses communes.
L'authenticité même du document suscite la controverse parmi les spécialistes. Pour l'historienne Armelle Mabon, ce récit serait "une pure invention" visant à "remettre le récit officiel au-devant de la scène". Elle souligne les incohérences du témoignage : "Écrire que les tirailleurs tentent de s'emparer de mitrailleuses, cela permet de justifier la répression sanglante. Or, plusieurs rapports notent qu'ils n'avaient que des poignards ou des baïonnettes."
D'autres chercheurs, comme Martin Mourre, auteur d'un ouvrage de référence sur l'événement, considèrent au contraire le document comme "tout à fait authentique", même s'il reflète "le point de vue d'un jeune officier qui n'apporte pas d'éléments décisifs pour comprendre ce qui s'est réellement passé."
Les services du ministère des Armées, qui ont authentifié le document avant son intégration aux archives, défendent également sa crédibilité : "Nous nous sommes fondés sur la concordance du vocabulaire employé, des noms cités, de l'idéologie et des lieux pour le juger crédible", indique une source au ministère citée par Le Monde.
Au-delà de la description du massacre lui-même, le journal de Jean Henry témoigne de la montée des tensions dans les semaines précédant le drame. Dès le 30 octobre 1944, un mois avant le massacre, il note : "Les tirailleurs de Rennes rouspètent. Ils n'ont pas été payés et n'ont pas eu d'avancements au contraire d'autres détachements."
Le 27 novembre, quelques jours avant le drame, l'officier rapporte : "Je change aux tirailleurs leur argent français contre des billets d'AOF [Afrique occidentale française]. L'après-midi se passe à classer la monnaie française. [...] Le soir, à titre de remerciements, les Noirs rééditent le coup de Morlaix, refusant de partir s'ils n'ont pas tous leurs droits. Manque total de logique ou rouerie. Il y a, à mon avis, des meneurs à enfermer de suite. Mais, pas d'histoires !"
Le 28 novembre, Jean Henry pressent l'affrontement : "Dans l'ensemble la révolte gronde. [...] Le général Dagnan venu pour leur parler se voit interdire la route du retour. Il ne peut partir qu'après avoir fait de nouvelles promesses. A mon avis la situation devient intolérable. On ne peut pas continuer à abdiquer."
Ce document constitue également un témoignage troublant sur la mentalité coloniale qui prévalait alors dans l'armée française. Le manque d'empathie du sous-lieutenant est frappant lorsque, trois jours seulement après avoir décrit froidement le massacre, il relate ses moments de détente : "Promenade à cheval avec Mourret. Nous allons galoper un peu dans les sables, puis on revient à travers les marigots vers Thiaroye-plage", écrit-il le 4 décembre.
Il poursuit : "Nous emmènerons jusqu'à Abidjan le reliquat des mutins. Nous passerons la journée de demain à Dakar. Je suis invité par le colonel Durand à déjeuner demain. Le soir apéritif d'adieu à Thiaroye. L'ambiance est très gaie."
Le fils de Jean Henry, Alain, à l'origine de la transmission du document aux archives, défend la sincérité du témoignage de son père : "Quand ma mère a trouvé le journal dans une boîte à gâteaux au fond d'une malle en vidant sa cave, nous avons été abasourdis. Mon père ne nous avait jamais parlé de Thiaroye. On a reconnu sa voix, son ton, son écriture."
Il conteste néanmoins la thèse des centaines de victimes : "Nous sommes mal à l'aise face à la thèse des 400 morts. Il y a ce sentiment qu'on raconte une histoire qui n'est pas la vraie. Mon père n'aurait pas gardé ce ton léger s'il avait assisté à l'exécution de tant de soldats à l'automitrailleuse."
Pour Mamadou Fall, historien sénégalais membre de la commission chargée d'étudier ce massacre, le document est "précieux" mais "ne bouleverse pas nos certitudes sur ce qui s'est passé le 1er décembre." Il ajoute : "Le bilan nous semble n'être qu'une variante de la version officielle. Je continue donc de penser que le nombre de victimes dépasse bien cette échelle minimaliste."
Les autorités sénégalaises, sous la présidence de Bassirou Diomaye Faye, ont placé la mémoire du massacre de Thiaroye au centre de leur politique mémorielle. Une commission de chercheurs, qui a également reçu une copie du journal, doit prochainement remettre un livre blanc au président sénégalais.
Ce sera finalement aux fouilles archéologiques prévues sur le site de Thiaroye qu'il reviendra peut-être de déterminer le nombre réel de victimes et de résoudre "l'une des énigmes tenaces du massacre", conclut Le Monde.