IL FAUT REPENSER TOUT LE SYSTÈME COLLECTIVEMENT
Président du think tank Afrikajom, Alioune Tine partage avec « Le Point Afrique » les réflexions que lui inspirent les récents événements au Sénégal

La sidération en a saisi plus d'un devant les troubles que le Sénégal, présenté comme « un modèle de démocratie en Afrique », a connus il y a deux semaines. Manifestement, le pays de la Téranga a accusé le coup de conséquences des pathologies que le think tank Afrikajom Center avait énoncées dans un rapport publié en juin 2020. Elles ont comme nom « crise de l'État de droit, de la démocratie représentative et de la gouvernance ». Du haut de ses trente ans d'expérience au service des droits de l'homme, de ses responsabilités passées aussi, entre autres, comme directeur régional d'Amnesty International pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre, expert indépendant de l'ONU chargé des droits de l'homme au Mali, cofondateur de la Plateforme de protection des lanceurs d'alerte en Afrique, et enfin président de la Rencontre africaine des droits de l'homme (Raddho) et du comité sénégalais des droits de l'homme et coordinateur du mouvement M23 d'opposition à la révision constitutionnelle souhaitée par l'ex-chef d'État Abdoulaye Wade, le fondateur et président d'Afrikajom Center, Alioune Tine, avait, avec ses équipes, repéré les fragilités des systèmes politiques des pays ouest-africains. Il a accepté de partager avec Le Point Afrique ses réflexions sur ce que cela lui inspire pour le Sénégal.
Le Point Afrique : Le Sénégal vient de vivre un moment particulièrement tendu à tous points de vue. Quelle réflexion cela vous inspire-t-il sur l'état d'esprit de la population ?
Alioune Tine : La population a été très déçue et a exprimé de façon violente son ressentiment et ses angoisses par rapport à l'avenir, particulièrement la jeunesse qui a manifesté massivement avec une violence inouïe. À ma connaissance, il n'y avait jamais eu une telle violence depuis le début des indépendances dans ce pays. On a failli basculer. Pour la première fois, on a atteint le bord du précipice. On n'avait jamais vu cette forme de peur au sein de l'État et au sein de la population.
Pour une minorité de manifestants, il y avait une volonté réelle de vouloir renverser le gouvernement pour mettre un terme au règne de Macky Sall. Cela s'explique par plusieurs points. Nous n'avons jamais connu une crise politique dont la source est un problème de sexe. Ce n'est pas un hasard si le récit du complot politique a prospéré. Dans nos imaginaires, on préfère en réalité valider cette thèse, car c'est plus acceptable, plus décent pour la société. Il est aussi évident qu'il y a des arguments valides en faveur du complot, des arguments qui montrent aussi que notre démocratie électorale est malade.
Cette affaire a mis en avant la tendance des politiciens à rester au pouvoir en éliminant par la justice pénale les adversaires politiques. Cela a été le cas avec Karim Wade et Khalifa Sall auparavant. Pour les jeunes, Ousmane Sonko représente le recours idéal : il est comparé à des figures historiques prestigieuses tel que Thomas Sankara. L'effet pandémie et sa gestion ont également joué un rôle. La gouvernance du Fonds de résilience Covid par le beau-frère de Macky Sall n'a pas été claire. Il a refusé de rendre des comptes à l'Ofnac (Office national de la lutte contre la fraude et la corruption), ce qui a été perçu comme de l'arrogance. Les populations ont pu manger et avoir un peu de répit grâce aux aides distribuées par l'État lors de la première vague, mais il n'y a rien eu lors de la seconde vague. Les discours autoritaristes du ministère de l'Intérieur et ses interdictions ont lourdement pesé sur ces populations.
Quelle appréciation avancez-vous quant à la manière dont les différents acteurs (politiques, religieux, société civile) au cœur de cette crise ont joué leur partition ?
Les politiques ont été complètement dépassés. Dans la panique, ils ont fait suspendre deux télévisions privées, ce qui a entraîné les attaques par des manifestants de tout ce qui pouvait constituer un symbole d'injustice ou un symbole partisan ou proche de l'État. L'opposition n'a pas non plus contrôlé la situation, puisque des acteurs, avec une rage de tout brûler, ont émergé et ont saccagé des enseignes et des infrastructures. La violence était totale et, compte tenu de l'ampleur de la crise, le gouvernement a été obligé de donner des vacances aux jeunes.
Lors d'une réunion avec les familles religieuses, la société civile a alerté les politiques sur la situation et leur a demandé de réagir. Elles sont ainsi intervenues pour réclamer l'apaisement et le retour à la paix. C'est cette intervention qui a notamment permis la libération d'Ousmane Sonko le 8 mars. C'est grâce à la société civile et aux chefs religieux qui ont joué un rôle de médiation essentiel dans cette crise que l'on a pu éviter au Sénégal de sombrer dans l'inconnu.
Quelle est votre appréciation de la décision du M2D de surseoir à la manifestation du samedi 13 mars ?
Beaucoup de membres de la société civile sont intervenus auprès du M2D pour qu'il reporte la manifestation. Cette décision est aussi motivée car le chef de l'État devrait probablement bientôt relâcher des opposants politiques emprisonnés à la suite des échanges qui ont eu lieu avec la société civile et les marabouts. Cela dit, nous avons beaucoup plus besoin de citoyens que de talibés or, malheureusement, nous avons pu constater ces derniers jours que beaucoup se sont comportés en talibés de l'opposition. La médiation doit être privilégiée. C'était essentiel de renforcer l'accalmie pour éviter l'escalade de violence. Aujourd'hui, c'est le temps de la réflexion collective. Une des premières choses que le président devrait faire, selon moi, c'est de rencontrer l'opposition, aller vers le dialogue pour analyser les conséquences et trouver, avec tous les acteurs, les éléments de résolution de cette crise. Il faut beaucoup de leadership au président de la République pour réunir et éviter que l'on ne tombe demain dans les mêmes travers. Ces menaces détruisent l'État, or c'est de sa survie dont il est question.