CES MOTS À LA MODE
EXCLUSIF SENEPLUS - Nouveau paradigme par-ci, approche holistique par-là : le jargon technocratique a colonisé le langage courant. Derrière ces grands mots qui donnent une apparence de profondeur, se cache souvent une pensée creuse.

Chaque époque a ses mots à la mode. Hier, dans les années 60 et 70, ici en Afrique, aucun homme politique, aucun technocrate ne pouvait discourir sans utiliser avec beaucoup d’emphase les expressions suivantes : développement autocentré, développement endogène, détérioration des termes de l’échange, etc. Des expressions éternellement restées des slogans sans aucune réalité ! Aujourd’hui et depuis quelques années, d’autres mots et d’autres expressions sont à la mode, en Afrique et ailleurs, et de façon beaucoup plus répétitive. Citons-en quelques-uns : les omniprésents Paradigme et Résilience, le très technique Structurant, l’étoile montante Holistique, le très mauvais anglicisme Adresser lorsqu’il est question d’aborder, de traiter, de régler une question ou un problème, etc. Très mauvais, parce qu’il n’apporte rien à la langue. Il l’appauvrit plus qu’il ne l’enrichit.
Arrêtons-nous sur Paradigme ! Aujourd’hui, rares sont les hommes politiques et les technocrates qui ne glissent dans leurs discours, de quelque nature que ce soit, les expressions telles que Nouveau paradigme, Changer de paradigme. Aujourd’hui, les citoyens ordinaires s’y sont mis. Dans le propos le plus banal, dans le registre de langue le plus courant, parfois même le plus familier, on voit parfois tomber comme un cheveu dans la soupe ces expressions.
Entendons-nous bien ! Ma préoccupation, ce ne sont pas les expressions dites « à la mode » elles-mêmes ; employées là où il faut, elles expriment clairement la pensée et l’enrichissent ; ma préoccupation, c’est plutôt leur utilisation surabondante, abusive et à mauvais escient, ce qui nuit à la clarté et à la précision du discours et des idées.
Il n’y a pas très longtemps, sans doute quelque peu agacée par l’usage pavlovien de Paradigme, une de mes connaissances m’a demandé, avec quelque malice, si ce mot est de formation récente parce qu’elle ne l’avait jamais rencontré lorsqu’elle faisait ses humanités, il y a quelques décennies ; et puis, faussement ingénu, elle s’est demandé surtout si le succès de Paradigme n’est pas dû au fait qu’il a une certaine proximité phonétique avec Paradis.
Ayant plus de lettres que moi, elle savait bien que Paradigme n’est pas un concept nouveau qui vient de nous naître et qu’il n’a rien à voir avec Paradis. Il est issu du grec Paradeigma qui signifie exemple et modèle et Platon l’utilisait déjà il y a plus de 2300 ans. D’autres philosophes l’ont utilisé après lui. Au cours des siècles, il a été d’usage dans différents savoirs, notamment en grammaire au XVIIIe siècle, en linguistique au XIXe siècle et en philosophie des sciences, en sociologie et en économie au XXe siècle. C’est Thomas Samuel Kuhn, philosophe et historien des sciences de grande renommée, qui a été à l’origine de sa dissémination dans toutes les sciences et peut-être à l’origine de son destin de mot à la mode. En effet, la définition qu’il donne de Paradigme en fait un objet utile à toutes les sciences et à tous les chercheurs. Selon lui, un paradigme scientifique est « une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un temps, fournit à la communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions[1] .» Ainsi, expliquant la pensée de Kuhn, Patrick Juignet du Centre de Recherche en Histoire des Idées de l'Université de Nice précise : « Le terme de paradigme, utilisé par Thomas Samuel Kuhn, en 1962, dans La Structure des révolutions scientifiques, ne désigne pas un modèle quelconque. Pour Kuhn, il s'agit des principes et méthodes partagés par une communauté scientifique. C'est un modèle épistémique qui fait autorité et regroupe les chercheurs pour un temps. Puis, il sera remplacé par un autre, après une révolution scientifique. Une telle révolution change profondément les manières de voir le Monde. »
Vous ne manquerez pas de constater que Paradigme dans son usage actuel est toujours soit naissant - Nouveau paradigme -, soit en train de disparaître pour laisser naître un autre – Changer de paradigme –. On ne parle jamais du paradigme en cours. Ainsi, lorsqu’on parle de paradigme, on est presque toujours dans un entre-deux, coincé entre un paradigme finissant et un autre naissant. On n’a très souvent pas besoin d’en dire plus : à quoi bon parler de ce qui se meurt ou de ce qui n’est pas encore ?
En réalité, ceux qui font un usage immodéré de mots à la mode, souvent des mots savants à l’origine, pensent sans doute avec sincérité que l’emploi d’un grand mot leur confère une épaisseur intellectuelle et leur ouvre les portes d’une réflexion profonde, instructive et en prise sur le réel. En disant « il faut changer de paradigme », ils croient ou ils feignent de croire qu’ils ont réglé le problème ; ou à défaut d’avoir réglé le problème, ils auront la satisfaction d’avoir lancé une formule – faute d’une idée – novatrice. Bref, les expressions à la mode, lorsqu’elles paraissent savantes, peuvent donner l’impression de valoriser celui qui les utilise face à son auditoire ou ses lecteurs, même si dans la réalité elles sonnent creux parce que vides de substance. C’est le lieu de vous raconter ici une scène que j’ai vue de mes propres yeux à la télévision : il y a quelques années, j’ai entendu une haute autorité de l’État qui, s’adressant à l’intérieur du pays à un auditoire de femmes sur le thème de leur autonomisation financière, a trouvé le besoin de glisser avec gourmandise dans son discours l’expression Approche holistique. Les bras m’en sont tombés et je me suis dit : « Encore une autorité qui, avec son style ronflant, s’écoute parler plutôt que de s’adresser clairement et simplement à son auditoire ». Mais elle n’a pas osé Paradigme holistique, cela peut nous consoler.
L’un des effets les plus désagréables de l’usage surabondant de mots à la mode issus des sciences, de la philosophie ou de la technologie est l’appauvrissement de la langue et de la pensée. On voit bien qu’un seul mot, Paradigme, a pris en quelques années la place d’une dizaine de mots et a effacé toutes les nuances qu’ils portent. Ils apparaîtront peut-être demain dans les dictionnaires comme des mots vieillis. Ces mots sont : Exemple, Modèle, Schéma, Approche, Référence, Doctrine, Système de pensée, Vision du monde, Concept etc. La même chose peut être dite de Résilience, qui a aussi le vent en poupe. Présent avant-hier dans les sciences physiques et hier dans les sciences de la vie et les sciences humaines et sociales, ce mot se retrouve aujourd’hui dans tous les domaines et dans tous les niveaux de langage, parfois à bon escient, parfois à mauvais escient. En l’utilisant à tort et à travers à la place de Solidité, Résistance, Combativité, Endurance, Ténacité, Souplesse, Flexibilité, nous perdons en nuances et en richesses du champ lexical. Cette épidémie des mots à la mode n’épargne pas les économistes et les financiers qui, par exemple, usent et abusent du mot gap là où ils ont le choix entre écart, décalage, différence, déficit, impasse, insuffisance, chacun de ces mots étant plus approprié dans un contexte donné que dans un autre.
Pour finir, je rappelle les conseils d’un de mes professeurs, que j’ai toujours en mémoire : « Les grands mots ne feront jamais seuls les grandes pensées ; utilisez chaque mot, grand ou petit, parce qu’il sert précisément l’expression de votre pensée et non parce qu’il fait de l’effet ; Écrivez et parlez simple, juste et précis ! »
Mamadou Sène est auteur de « Papa, explique-moi pourquoi et comment ! L’univers, l’atmosphère, la Terre, l’eau, le temps »
[1] Thomas Samuel Kuhn, la Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, Collection Champs Sciences