LA BATAILLE SECRÈTE POUR LE TRÔNE DE SAINT-PIERRE
Rome est devenue le théâtre d'intenses tractations cardinalices. L'héritage de Jorge Mario Bergoglio divise. "Certains dans l'Église veulent abolir François". "Il y a ceux qui sont inquiets, ceux qui ont peur, ceux qui ne l'ont pas compris..."

(SenePlus) - La date est désormais fixée : le 7 mai prochain, 133 cardinaux électeurs se réuniront sous les fresques de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine pour désigner le successeur du pape François, décédé le 21 avril. Mais en coulisses, l'intense ballet diplomatique a déjà commencé, rapporte Le Monde dans son édition du 29 avril.
Dès l'annonce du décès du pontife argentin, les princes de l'Église ont convergé vers Rome des quatre coins du monde. Certains ont parcouru des distances considérables, à l'image de l'archevêque émérite de Wellington, John Atcherley, qui a enduré "trente heures de vol" pour rejoindre le Vatican. D'autres sont arrivés "du Timor, de Tanzanie, d'Inde, du Brésil", souligne le quotidien français.
Cette diversité géographique n'est pas anodine. Elle reflète l'un des héritages majeurs de François : un collège cardinalice "aujourd'hui plus représentatif de l'Église mondiale. Moins européenne, moins occidentale", précise Le Monde. Sur les 252 cardinaux actuels, 150 ont été nommés par le défunt pape.
Depuis le 22 avril, ces dignitaires participent aux "congrégations générales", sorte de prélude au conclave. Durant quinze jours, tous les cardinaux présents, électeurs ou non, sont invités à prendre la parole pour "réfléchir à l'avenir de l'Église catholique" et, implicitement, définir le profil de son prochain chef.
L'exercice est d'autant plus crucial que nombreux sont ceux qui découvrent les arcanes du Vatican. Si "vingt-cinq d'entre eux vivent en permanence à Rome et sont rompus aux usages et aux subtilités de la vie vaticane, la plupart, surtout parmi les nouveaux, en ignorent tout", rapporte Le Monde.
Un cardinal participant à ces réunions confie au journal qu'il lui a fallu "plusieurs jours pour identifier certains cardinaux qu'il n'avait jamais vus". Et d'ajouter : "Je suis arrivé avec l'idée que seulement une poignée de cardinaux pouvaient assumer l'immense charge de devenir pape et je me rends compte au fil des discussions qu'ils sont plus nombreux que cela."
Ces échanges, tenus dans la salle Paul VI et soumis au secret sous peine d'excommunication, sont pourtant décisifs. Car contrairement aux idées reçues, le conclave lui-même n'est pas conçu comme un espace de dialogue mais comme un moment de prière et de vote. "Toute la subtilité, pour ceux qui ont des ambitions, est de s'exprimer sans donner l'impression de se mettre en avant ou de faire campagne", note un fin connaisseur du Vatican cité par Le Monde.
C'est peu dire que l'héritage de François divise. "Certains dans l'Église veulent abolir François", affirme sans détour un cardinal au quotidien français. "Il y a ceux qui sont inquiets, ceux qui ont peur, ceux qui ne l'ont pas compris..."
Les points de friction sont nombreux, en particulier sur "les sujets de morale et de société, comme la place des femmes dans l'institution ou la bénédiction, autorisée par François, des couples homosexuels". S'y ajoutent la question de la "synodalité" – cette recherche d'une Église "plus inclusive et moins sujette au cléricalisme" – et l'accord controversé signé en 2018 avec la Chine sur la nomination des évêques.
Ces désaccords cristallisent un affrontement plus profond entre "deux conceptions de l'Église", analyse Le Monde. D'un côté, une vision "ouverte sur le monde, persuadée que l'adaptation aux changements est la seule façon de garder une Église vivante, en phase avec ses fidèles". De l'autre, une approche plus traditionnelle, "convaincue que les catholiques tiennent à la tradition et ont besoin de repères multiséculaires", estimant qu'il faut "demeurer hermétiques aux incessants mouvements du monde".
Un participant aux premiers échanges décrit au Monde une "ambiance parfois lourde" : "Certains parmi les conservateurs se sont déjà exprimés et on les sent mieux préparés et organisés. Mais les discussions sont devenues plus ouvertes quand ceux qui ne vivent pas à Rome ont commencé à affluer, car ils parlent plus librement, ils disent ce qu'ils pensent et ne sont pas dans la tactique."
Pour l'emporter, un candidat doit recueillir les deux tiers des voix, ce qui favorise les profils de compromis. Selon Le Monde, les conservateurs pourraient se rallier au cardinal Pietro Parolin, actuel Secrétaire d'État du Vatican. Sans être classé parmi les conservateurs, il "s'est distancié de François sur certains sujets, comme la Chine, et incarne une forme d'apaisement, après un pontificat qui a bousculé la curie et l'Église dans son ensemble".
Autre nom cité : le cardinal Pierbattista Pizzaballa, patriarche de Jérusalem, qui a gagné en stature par "sa gestion des rapports entre communautés depuis l'attaque terroriste du 7 octobre 2023 en Israël et la guerre qui s'est ensuivie à Gaza". Son âge – 60 ans – pourrait toutefois jouer contre lui.
Dans le camp progressiste, le cardinal maltais Mario Grech, chargé du synode voulu par François pour transformer l'Église, fait figure de favori. L'archevêque de Marseille, Jean-Marc Aveline, et l'Américain Robert Francis Prevost sont également évoqués comme "de potentielles figures de compromis", même si le Français a pour handicap de ne pas parler l'italien.
La difficulté d'anticiper l'issue du conclave tient aussi à l'inconnue que représentent de nombreux cardinaux nommés par François. Beaucoup l'ont été parce qu'ils venaient des "périphéries" ou pour leurs "qualités pastorales", et sont difficilement "classables".
Au-delà des divisions idéologiques, la personnalité du futur pape sera déterminante. François a "profondément modifié l'image de l'Église" par sa simplicité et son humilité. S'il est difficile d'imaginer un retour complet au passé, avec "un profil de pur théologien comme l'était Benoît XVI", les avis convergent vers certaines qualités essentielles.
Il faut "un pasteur et non un technocrate", répètent plusieurs cardinaux. L'un d'eux affine ce portrait-robot idéal : "Une personnalité qui comprend le monde d'aujourd'hui mais qui a des racines profondes dans son peuple ainsi qu'une foi communicative et, bien sûr, une vision géopolitique du monde."
L'Église catholique se trouve donc à un moment charnière de son histoire. Le choix qui sera fait le 7 mai prochain déterminera si elle poursuit sa lente ouverture au monde contemporain ou si elle privilégie un retour à une tradition plus affirmée. Une décision qui engagera l'avenir de ses 1,3 milliard de fidèles dans le monde.