NOS DIEUX SE SONT TUS…
Ce sont les pécheurs qui nous ont attiré les foudres divines. Si on avait construit plus de mosquées et si on avait suivi plus scrupuleusement les enseignements de nos saints, le Covid-19 passerait par-dessus nos cieux et irait se faire pendre ailleurs

Confession terrible que celle de Satan, lui-même, dans « L’Associé du Diable », un film …culte : « la vanité est décidément mon péché préféré ». Le 26 septembre 2002, lorsque survient la tragédie du Joola, elle surprend au petit matin un pays imbu de lui-même. C’était, tout juste, deux ans après la plus réussie des alternances chez les nègres, alors que les « Lions » de 2002 avaient tutoyé les dieux des stades, en coupe d’Afrique et en coupe du monde. Le Sénégal était le nombril de la planète. Le père Wade-Man-Chauve était le plus diplômé et le mieux élu des chefs d’Etat, et les « Lions » du foot se permettaient impunément d’alimenter jusqu’aux rubriques des faits divers et menus larcins à l’autre bout de la planète.
Comme le croit le Père Wade, icône absolue de notre égocentrique mégalomanie, rien n’est trop grand ni trop beau quand on est Sénégalais. Surtout pour rendre hommage et chanter la gloire des aïeux de nos vénérés guides. Pensez donc, cette terre est bénie des cieux. Trop de saints y sont ensevelis pour qu’il y arrive une tragédie. Un pays unique en Afrique, qui héberge 100 % de croyants, où les confessions vivent en parfaite harmonie.
Un pays de tolérance, qu’ils disent. C’est effectivement le mot. On se tolère, comme si une sorte d’aristocratie de la sénégalité attribue, selon le standing ou la naissance, la dignité de pur Sénégalais. En piqûre de rappel, tous les semestres, un comité de défense des valeurs ancestrales cloue au pilori les porteuses de jupes trop courtes, les organisatrices de soirées privées et les hommes qui se promènent avec des pantalons trop serrés et des sacs à main trop stylés.
« Yallah am’oul kersa ! » aurait tranché un imam lors des funérailles d’un enfant parti trop tôt, face à l’indicible douleur des parents. C’est bien pourquoi, au petit matin du 26 septembre 2002, « Le Joola » a emporté 2.000 Sénégalais dans la stupeur générale. Il s’est trouvé quelques bonimenteurs pour que l’explication à ce malheur réside dans la fureur de nos mânes célestes, nos impardonnables péchés, et les oublis répétés du respect des commandements divins.
Pour le pécheur obtus que je suis, ce naufrage était un rappel à l’ordre. Ou plutôt, un rappel du désordre. « Le Joola » était un car-rapide de 500 places. Il y avait plus de 2.000 passagers à bord. Le rafiot n’était pas techniquement au point, mais - vogue la galère ! – il fallait bien faire semblant de s’être penché sur la question du désenclavement, source de l’irrédentisme casamançais, cet indépendantisme chronique sans projet d’avenir mais qui prospère au rythme des rapines, des viols, des trafics et des meurtres.
Le naufrage du « Joola » était un dramatique avertissement contre le désordre, l’indiscipline, les raccourcis, la solution de facilité. Il n’aura jamais de responsable devant les hommes, les cadavres sont restés au fond de la mer comme l’épave. Aucune leçon n’en a été tirée. Tout est reparti comme avant, après quelques théâtrales cérémonies d’exorcisme collectif.
Si les seules prières pouvaient sauver le monde, ça se saurait…
Dix-huit ans après, nous revoilà face à notre vanité. Cette fois, ce n’est pas une affaire sénégalo-sénégalaise. Le Coronavirus nous invite au banquet de l’universelle détresse. Il faudra savoir tenir son rang. Il va falloir puiser dans ce qui fait de l’homme l’animal le plus influent de la planète. Ma …foi est inébranlable dans le savoir, le savoir-faire et le travail qui sont les formes de prière les plus achevées, les seules valables à mes yeux.
Dans peu de temps, au rythme où va ce monde infecté, en chacun de nous, se réveillera l’animal sauvage endormi par le ronron de la paisible routine et le flonflon de l’ordinaire suffisance. Quand la peur s’installe, la bête se réveille. Celle qui va désigner les coupables à châtier. Bien sûr, ce seront d’abord les Français qui nous importent le virus pour nous exterminer sans en avoir l’air, avant de nous voler notre sol et notre sous-sol comme avant 1960. Ensuite, il va falloir solder nos comptes avec les Modou-Modou, dont les transferts d’argent sont devenus des transferts de virus… Déjà qu’ils nous prenaient nos plus belles femmes et achetaient nos terres les plus fertiles en nous dispensant des cours de patriotisme de comptoir et de culture de la gagne à bon marché. Ils rappliquent, la queue entre les jambes, en catimini, avec du virus dans les valises… Ensuite, entre confessions différentes, on va se regarder de travers et commencer à répertorier les lieux saints où le virus fait des ravages pour discuter de l’efficacité des chapelets selon les chapelles.
Et puis viendra le temps des châtiments, lorsque l’hécatombe arrivera. Bien sûr que ce sont les pécheurs qui nous ont attiré les foudres divines : alcooliques, fornicateurs, mécréants… Si on avait construit plus de mosquées et si on avait suivi plus scrupuleusement les enseignements de nos saints, le Coronavirus passerait par-dessus nos cieux et irait se faire pendre ailleurs. Mais voilà, on a négligé la charia… Mbaye Pêkh aurait volontiers arrêté la mer avec ses bras si la gendarmerie le lui avait permis.
Notre histoire qu’Iba Der Thiam a tant de peine à conter, nous le démontre de manière si impitoyable : nous n’avons pas l’ADN des héros… On se rendra compte sous peu à quel point nos propres enfants sont mal éduqués, nos familles nous sont étrangères et nos amitiés si peu fiables… La tolérance, que nous avons tant glorifiée, se révélera sous son vrai jour : une haine de l’autre réprimée et dont les coutures craquent quand vient le temps du courage.
Nous n’en sommes pas encore là. Le coronavirus pour l’heure, nous rappelle à quel point nous avons adoré nos dieux, ces divinités du système LMD, lutte-mbalakh-danse, qui faisaient le spectacle pendant que les plus puissants d’entre eux, les maîtres des cultes organisaient le repentir périodique, tandis que les artistes du boniment inauguraient l’ère du progrès.
Aujourd’hui, nos dieux et leurs temples - les lieux de culte, les stades, les arènes, les dancings et les écrans géants - se sont tus.