LES MOURIDES FACE AU DÉFI NUMÉRIQUE
De ruraux cultivateurs d'arachide à diaspora mondiale connectée, les Mourides ont su s'adapter à chaque époque. Mais pourront-ils relever les défis du XXIe siècle ? L'historien Cheikh Anta Babou interroge l'avenir de cette confrérie dans un nouveau livre

La confrérie Mouridiyya est-elle à la croisée des chemins ? C’est la question qui taraude l’esprit du lecteur qui a feuilleté le dernier livre du professeur d’histoire Cheikh Anta Babou. L’ouvrage La Mouridiyya en marche, islam, migration et implantations a été présenté mercredi dernier au Centre de recherche ouest-fricain (Warc).
Selon l’auteur qui est spécialiste de l’étude des communautés musulmanes de l’Afrique occidentale et de la nouvelle diaspora africaine, «il y a énormément de tension dans la communauté entre ces jeunes loups qui imaginent une Mouridiyya en cyberespace». Les «jeunes loups», c’est le nom que Cheikh Anta Babou donne aux fils des premiers émigrés mourides qui sont nés hors du Sénégal. «Est-ce que ces jeunes auront le temps de s’investir dans la confrérie ? Parce que leur rapport à la Mouridiyya est différent. La conclusion du livre dit que les Mourides ont été des ruraux, ils ont migré dans les zones urbaines puis à travers l’Afrique, ensuite l’Europe et les Usa. Ils ont toujours réussi à manœuvrer pour s’adapter. Pourront-ils le faire au temps présent où les dynamiques ont complètement changé ? La rareté des choses, la xénophobie, l’islamophobie sont en train de se développer partout. Les gens sont entrain de transiter vers l’internet», a dit Cheikh Anta Babou.
L’historien constate que la confrérie de Cheikh Ahmadou Bamba devra choisir de rester en l’état ou se moderniser. «Il y a une organisation à New York qui s’appelle «Ndawu Serigne Touba». C’est composé des fils des premiers arrivants. Ils sont très critiques par rapport à leurs aînés. Ils leur reprochent leur incapacité à imaginer le Mouride du futur. Ils estiment que la Mouridiyya doit être dirigée par des gens qui parlent anglais. Ils veulent rendre la Mouridiyya attractive pour son expansion. Ces jeunes disent que vous ne pouvez pas le faire avec le leadership dont l’autorité repose sur l’ancienneté et la seignorité», a-t-il détaillé. Pour autant, le professeur d’histoire a rappelé que ce débat n’est pas une grande première dans la communauté.
D’après ses explications, dès les premières vagues de migrations, la crainte d’une perte de l’identité mouride a été agitée. Cependant, la confrérie a toujours montré sa «capacité d’adaptation». Il en veut pour preuve la traduction des écrits de Cheikh Ahmadou Bamba dans les langues étrangères. «Les Mourides ont toujours voyagé avec leur identité et leur culture. Ils essaiyent de reconfigurer l’espace là où ils sont. Après l’attaque du 11 septembre, les Mourides se sont interrogés sur la faisabilité du «Bamba day». Ils ont opté de marquer leur différence avec ces musulmans qui ont attaqué les Usa», a-t-il expliqué.
Retour sur l’expansion de la Mouridiyya
Cheikh Anta Babou, qui n’en est pas à son coup d’essai sur la Mouridiyya, a voulu comprendre «comment ces gens (les migrants) ont pu réussir à transformer l’ordinaire séculaire en extraordinaire». Il a avoué que l’idée de départ n’était pas de faire un livre sur la migration mouride, mais de raconter l’historique de cette confrérie de l’intérieur. «J’ai nourri l’idée de faire ce livre quand j’étais en 3ème année à l’Université du Michigan. C’était en 1999. J’avais une bourse de recherche pour écrire un papier sur les émigrés mourides qui vivaient aux Usa. J’ai passé une semaine à Little Sénégal. J’ai été fasciné par des gens qui sont venus aux Usa sans un sou et ne parlaient pas anglais. Ils ont réussi a s’accaparer des lieux», a-t-il déclaré.
Ainsi, il s’est rendu compte que le travail ne peut être fait sur la diaspora mouride sans suivre les pas des migrants. Il a remonté la source pour en conclure que la migration mouride est d’ordre économique. «Les gens me disaient qu’ils n’avaient plus rien à faire avec la sécheresse des années 70, donc il fallait sortir. Ce sont les Laobés qui sont les premiers à sortir. Ils étaient en France depuis les années 60 pour vendre des objets d’art. Les gens ont quitté leurs villages pour se rendre sur la côte atlantique avant de gagner Abidjan. D’autres sont allés en Angola et au Congo Kinshasa. C’est après cela qu’ils sont allés en France qui a fermé ses frontières en 1975. Les migrants sont allés en Europe du Sud. C’est vers 1980 qu’ils ont commencé à se rendre aux Usa», a-t-il résumé.
L’ouvrage explore la problématique des migrations et implantations mourides pendant un demi-siècle. L’auteur interroge une problématique émergente liée aux migrations transnationales musulmanes en se focalisant sur la Mouridiyya dont les disciples dessinent des destinations vers l’Afrique, l’Europe et les Usa. Des mutations opérées de la confrérie mouride qui glisse d’un ordre religieux basé sur des cultivateurs d’arachide à la force politique, sociale et économique qui se déplace dans l’espace urbain. Le premier chapitre se focalise sur les anciennes capitales du Sénégal et de l’Afrique occidentale française (Aof), tandis que le deuxième interroge la première génération des mouvements migratoires mourides en direction de la Côte d’Ivoire et du Gabon. Ce sont ainsi 362 pages d’histoire préfacées par le professeur Mamadou Diouf, qui analysent les processus de socialisation des lieux et non de l’espace pour en faire un territoire consacré à la religion et à l’entraide.